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Le développement des projets de toutes sortes autour des tablettes numériques est révélateur d’une fascination collective. 
 
L’observation plus fine des possibilités techniques (matérielles et logicielles) et des activités réellement menées avec ces tablettes dans des contextes éducatifs (scolaires ou non) montre qu’un écart important existe entre plusieurs éléments. Entre les discours et les réalités. Entre les pratiques et les nouveautés. On ne redira jamais assez combien les technologies ou les dispositifs technologiques suscitent autant « d’irrationalité » à chaque nouveauté (tablette, classe inversée mooc en sont les derniers avatars) qui apparaît sur le marché. On ne redira jamais assez que dans le domaine de l’éducation, l’environnement est certes important, mais il n’est que de plus faible importance, en soi, en regard de l’action des sujets sur et avec cet environnement. Ainsi introduire des objets numériques dans un espace éducatif est vain si l’on ne prend pas en compte les sujets qui y sont « exposés ». Rappelons aussi les critères fondamentaux qui permettent d’évaluer le lien entre sujet et environnement : accessibilité, utilisabilité, utilité, acceptabilité.
 
En échangeant avec des élus locaux on entend parfois dire : «  il y a quatre ans, on a été sollicité pour mettre des TBI dans tous les établissements scolaires. Maintenant, les mêmes arguments servent pour mettre des tablettes dans les classes ». Il ajoute « et si l’on refait l’histoire récente du domaine, on a une succession ou plutôt une répétition de ces demandes ».
 
A lire les argumentaires des promoteurs de ces technologies, on retrouve les mêmes manières de présenter les choses : séduction de la modernité, séduction de l’efficacité pédagogique, séduction de la motivation des jeunes, séduction de la facilité d’utilisation etc…. Pour accompagner la démarche de vente, les entreprises engagent des « ambassadeurs ». Ce sont des enseignants, souvent passionnés de technologies numériques, qui vont être chargés d’accompagner l’acte de vente et surtout de le crédibiliser. Cette crédibilisation se fait de deux manières : séduction des responsables décideurs des achats en présentant le versant des usages potentiels (je le fais donc ça marche) ; séduction des équipes en présentant le versant enseignement (je le fais donc vous pouvez le faire).
 
Ayant assisté, aussi bien dans ces grandes fêtes numériques (educatice, printemps du numérique et autres salons) que dans des établissements acheteurs, à ces présentations on est rapidement devant un modèle argumentaire qui relève d’abord du registre de l’affirmation. La force de conviction est le premier argument et elle trouve, en face, un accueil qui mérite qu’on s’y arrête. D’abord on regarde. Ensuite on se sent ringard. Puis on découvre ce qu’est le modèle à imiter. Enfin on renonce à s’opposer à la décision d’achat en se disant qu’on verra bien. Et quelques mois, années plus tard, on ne fait pas de bilan : les ambassadeurs sont repartis dans leurs niches, les équipements sont toujours là. Et pourtant les usages restent bien en deçà de ce qui avait été énoncé lors des séances initiales. La plupart des enseignants sont d’une étonnante passivité positive face à des marchands dynamiques. De plus un vernis de réflexion, une conférence par exemple, vient parfois alimenter leur réflexion pour que cette passivité ne se transforme pas en refus. La stratégie en trois parties est en place : matériel, ambassadeur, justificateur.
 
La plupart des enseignants et des éducateurs sentent bien que leur écart avec la modernité technologique les dessert. Les vendeurs en jouent appuyant là sur un registre très intime des personnes : le déclassement par rapport à la société, l’estime de soi qui baisserait. Ils rassurent en s’appuyant sur l’idée de facilitation technique permis par la machine (qui est vendue). Les enseignants ambassadeurs prennent en charge la justification pédagogique et servent de médiateurs : on pense quand même à la pédagogie. Les conférenciers justificateurs élèvent le débat et restaurent l’estime de soi des enseignants en les mettant en position surplombante par rapport au problème posé par ces machines : au moins on a réfléchi au sens.
 
Une fois cette séquence initiale passée, restent les usages réels. Si la première angoisse de l’élu (et du décideur) est que « ça marche  », sa deuxième angoisse est que « ce soit utilisé ». L’imaginaire d’utilisation est embelli par tous les promoteurs du numérique en éducation. Les réalités sont bien éloignées de cela. D’autres freins apparaissent la plupart du temps lorsqu’on donne la parole aux enseignants après ces premières séquences : le premier de ces freins est celui de la sécurisation des usages, le deuxième est le respect de la loi, et en particulier la protection des droits (auteur, image…) des enseignants, le troisième frein concerne les élèves et l’inquiétude qu’ont les enseignants pour eux (leurs usages, leur manière de faire, voire le copiage).
Quand on dépasse ces deux premiers temps, on entre dans les pratiques ordinaires. Pour les promoteurs, les décideurs, cette phase-là est bien lointaine et largement oubliée, pour la plupart d’entre eux. Les usages ordinaires n’intéressent que très peu : ils ne sont pas spectaculaires, et surtout ils ne sont plus nouveaux. Car c’est cette fascination du nouveau qui tire ce mécanisme. Ce nouveau qui fait confondre innovation et invention, mettant le second de côté, est un autre étendard de la fascination qui traverse l’univers éducatif envahi par le numérique. Porté par les médias, relayé pas les politiques (en mal de reconnaissance électoral i.e. service de tous) et aussi par les décideurs (soucieux de traces de modernité), le nouveau, qui devrait être temporaire, est en fait le mode dominant de développement du numérique dans l’éducation. Malheureusement ce qui est ordinaire n’intéresse que peu de monde, sauf quand il est tellement en décalage avec les images idéales qu’on ne peut plus l’ignorer. Or c’est justement ce qui se passe avec les usages sociaux du numérique : ils sont désormais ordinaires…. sauf à l’école.
A suivre et à débattre
 
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Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.