En observant les rayonnages des fournitures scolaires dans les supermarchés à chaque rentrée (ritualisée à l’envi par les grands médias qui en ont fait l’un de leurs "marronniers"), on pourrait croire que la culture matérielle de l’École ne change pas ou peu malgré les bouleversements technologiques en cours et que la plupart des objets qui équipent le travail individuel de l’élève sont quasiment immuables.
1. Objets, outils et instruments scolaires
Face au tableau, support de l’écriture du maître, même lorsqu’il devient numérique comme c’est le cas depuis quelques années [1], de quels objets l’élève dispose-t-il ? Essentiellement de supports et d’outils de lecture et d’écriture : le livre qui matérialise, conserve, transmet et symbolise le savoir ; le cahier ou le classeur, dont la fonction est d’être le support de l’écriture de l’élève, au point d’en être le reflet (souvent cruel dans sa fixité) et le témoin de sa progression annuelle ; enfin toute la palette des stylos, crayons et règles pour écrire et tracer.
En eux, qu’ils soient désignés comme "outils" ou "instruments de travail", repose un ensemble de gestes, de savoir-faire, voire de démarches méthodologiques ou didactiques : traçage de la figure géométrique, dessin du croquis géographique ou du schéma en sciences et vie de la Terre, sans omettre la dictée ou la dissertation fortement liées aux conditions matérielles de leur réalisation dans les règles "canoniques" héritées du XIXe siècle.
2. Numérique et renouvellement des processus
Si l’on continue à utiliser très largement ces objets et à transmettre ces gestes, on en oublierait trop rapidement qu’ils n’ont jamais été en eux-mêmes une finalité et quel’instrumentation de l’École (aussi bien des individus que des espaces) n’a jamais eu vocation à rester figée, comme les technologies elles-mêmes qui y ont toujours été présentes (et parmi elles le livre, le tableau, le stylo, le cahier, etc.).
L’utilisation du numérique pour enseigner, apprendre et se former, désormais de plus en plus clairement prescrite par les pouvoirs publics, ne constitue donc pas en soi une première entrée des "technologies" dans l’espace scolaire, mais elle rappelle que toute technologie est porteuse de démarches et de choix intellectuels et qu’elle a un impact sur la façon dont les savoirs sont produits et transmis. Si l’intention pédagogiqueprime toujours, quel que soit l’objet ou le support utilisé, aucun instrument n’est neutre.
Or les technologies numériques (et le phénomène de convergence numérique) renouvellent manifestement en profondeur les processus de création, de traitement, de conservation, d’organisation, de transmission et de partage du savoir, au point d’instaurer une nouvelle instrumentation du travail intellectuel et une nouvelle culture de l’écrit.
3. Numérique, médiation scolaire et littératie
Malgré plusieurs initiatives fortes aux niveaux national et local et malgré les objectifs ambitieux inscrits dans les textes officiels et les référentiels [3], observons que notre École n’a pas encore complètement intégré cette mutation des technologies pour lire, écrire, enseigner et apprendre, ni cette nécessité pourtant impérieuse de professionnaliser l’intégration de ces instruments numériques (matériels et services) qui structurent déjà les environnements de travail dans quasiment l’ensemble des secteurs du monde professionnel.
Le numérique (réduit au pire à l"écran" en tant que tel) est en effet le plus souvent pointé - dans les médias dominants (les mêmes qui ritualisent la vente des fournitures de rentrée) ou dans certains discours "experts" - comme facteur de dangers, de risques et d’addiction. Or aujourd’hui le vrai danger n’est pas le numérique en lui-même, ni ce qui y circule (puisqu’il s’agit du nouvel espace public, à traiter comme tel). Il réside surtout dans l’immersion numérique des élèves [2] sans l’indispensable médiation scolaire (éducative pour la transmission des valeurs, pédagogique et didactique pour la transmission des savoirs et l’apprentissage), qui seule prend le temps nécessaire, met à distance, donne du sens et responsabilise.
Ce travail d’intégration professionnelle et de médiation critique dans un monde déjà numérique ne peut être effectif que si l’École réinvente sa culture matérielle selon au moins deux principes, l’un relatif aux objets, l’autre à l’espace-temps scolaire :
1. Une instrumentation repensée des savoirs et des activités pédagogiques, les postes informatiques (individuels et collectifs, partagés ou personnels, fixes ou nomades) pouvant être utilisés dans les trois champs de l’action (écriture, production, organisation), de la perception (visualisation, écoute) et de la communication (transmission, interlocution, publication). Cette nouvelle instrumentation étant en grande partie réinventée par la communauté scientifique des humanités numériques [4], un dialogue entre celle-ci et les pédagogues de l’enseignement primaire et secondaire n’en est que plussouhaitable.
2. Une nouvelle conception du temps et des espaces, consacrés prioritairement aux apprentissages dans leurs dimensions sociales et actives au sein cet "écosystème d’apprentissage coopératif" que François Taddeiappelle très justement de ses vœux.
2. Une nouvelle conception du temps et des espaces, consacrés prioritairement aux apprentissages dans leurs dimensions sociales et actives au sein cet "écosystème d’apprentissage coopératif" que François Taddeiappelle très justement de ses vœux.
Au fond, le plus regrettable dans cette faible intégration du numérique dans l’instrumentation scolaire est qu’elle ne donne pas encore aux élèves les moyens detravailler régulièrement et durablement sur des compétences qui sont déjà essentielles pour évoluer dans le monde contemporain. La première d’entre elles est sans doute de savoir organiser et structurer ses données, informations et documents dans un espace personnel d’apprentissage (d’où la pratique du portfolio, voire du carnet de recherche, qu’il s’agit désormais de diffuser).
Réduire cette question à celle de "l’informatique à l’École" serait cependant une approche limitative : à côté d’une culture de l’information, d’une éducation aux médias et d’une culture numérique appliquée aux grands champs disciplinaires, laculture informatique, certes nécessaire, est loin de résumer à elle-seule cettenouvelle littératie sans laquelle l’introduction de nouveaux objets techniques serait dénuée de sens.
Pour répondre à la question posée par le titre, la question des fournitures scolaires, loin d’être anodine ou anecdotique, est finalement symptomatique d’une préjudiciable mise à l’écart des technologies du lire-écrire qui façonnent déjà le monde contemporain. L’entrée de la culture numérique à l’École sera donc d’autant plus affirmée qu’elle ira de pair avec une réflexion de fond sur sa culture matérielle.
Notes
[1] "En moyenne, le nombre de TBI/TNI [tableau blanc/numérique interactif] s’élève seulement à 0,3 pour 100 élèves dans le second degré même si près 80% des lycées et près de 60% des collèges en disposent d’au moins un. Les écoles élémentaires sont 23% à en disposer d’au moins un (essentiellement des écoles du plan ENR ), ce qui fait seulement 1 TBI/TNI pour 500 écoliers."
Source : Document du Ministère de l’Éducation nationale (Eduscol) -Concertation sur la refondation de l’école de la République - Le numérique à l’école : éléments de comparaison internationale (2012)
[2] L’utilisation du numérique, du smartphone et des réseaux sociaux est désormais un phénomène de masse chez les jeunes, même si elle est socialement différenciée - ce qui ne fait d’ailleurs qu’accentuer l’urgence éducative.
"9 adolescents sur 10 utilisent des applications mobiles pour profiter, entre autres services, de la communication sociale et des loisirs en ligne (réseaux sociaux, musique & radio, messagerie instantanée, jeux en ligne, vidéos, achats en ligne, téléphonie mais aussi informations pratiques et scolaires), tandis que les 7/12 ans privilégient le divertissement (jeux en ligne, vidéos, musique & radio)."
Source : Etude IPSOS 2014, citée par le Ministère de l’Éducation nationale (Eduscol)
http://eduscol.education.fr/numerique/textes/rapports/societe-numerique/culture-numerique/2014/ipsos
[3] Parmi les compétences communes à tous les professeurs et personnels d’éducation, figure celle de savoir "intégrer les éléments de la culture numérique nécessaires à l’exercice de son métier :
- Tirer le meilleur parti des outils, des ressources et des usages numériques, en particulier pour permettre l’individualisation des apprentissages et développer les apprentissages collaboratifs.
- Aider les élèves à s’approprier les outils et les usages numériques de manière critique et créative.
- Participer à l’éducation des élèves à un usage responsable d’internet.
- Utiliser efficacement les technologies pour échanger et se former."
Source : Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation (2013)
[4] Le chercheur Aurélien Berra définit les humanités numériques comme un "forum interdisciplinaire, interprofessionnel réunissant des individus autour de l’usage des technologies numériques en une communauté de pratique et de réflexion".
D’après Aurélien Berra, Connaître aujourd’hui. L’épistémologie problématique des humanités numériques (26/05/14)
Ressources
- Sur la notion d’instrumentation voir les travaux d’Eric Bruillard, notamment :
Citation relevée dans cet article : « Sur le plan éducatif, réduire l’informatique à un outil c’est la cantonner dans des activités de production limitées sans remettre en cause les processus même de production ou les connaissances qui y sont attachées et la finalité même de ces productions. »
- Sur la notion de littératie, voir ma sélection sur Pearltrees :
- Sur le concept d’"écosystème d’apprentissage coopératif" : interview deFrançois Taddei (avril 2013)
- La réflexion sur les objets techniques et la culture technologique passe par l’œuvre de Gilbert Simondon :
Site d’information sur l’œuvre et les publications de Gilbert Simondon
Article publié également dans le carnet de recherche Numérique et éducation :http://education.hypotheses.org/75
Crédit image : Leçon de lecture àChelsea (Londres) en 1912 « Chelsea, England, Spelling Lesson, 1912 » par Not given — The New York Times photo archive - Source : Wikimedia Commons
Dernière modification le lundi, 09 novembre 2015