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Dans le New Inquiry, le sociologue Nathan Jurgenson (@nathanjurgenson) livre une critique sans concession du dernier ouvrage de la psychologue Sherry Turkle, Reclaiming Conversation. Ce n’est pas la première fois que Jurgenson remet à sa place la psychologue, dont il avait vertement critiqué le précédent ouvrage, Seuls ensemble (voir “Nous ne serons plus jamais déconnectés”).

Publié sur IntertActu : http://www.internetactu.net/2016/02/09/linjonction-a-la-deconnexion-est-elle-autre-chose-quune-critique-morale/

La société contre la technologie

Pourquoi cherche-t-on à nous faire croire que les gens qui communiquent avec des téléphones auraient oublié ce qu’est l’amitié ? De nombreux médias et spécialistes véhiculent des propos sur la toxicité de nos outils, plus attiré par la dénonciation des dépendances qu’ils développeraient que par l’apologie des opportunités qu’ils permettent ou que par la dénonciation de l’inégalité communicationnelle qu’ils renforcent. Pour les déconnexistes, les écrans détruisent l’attention, l’empathie, les relations profondes… Les allégations de Turkle sont flatteuses, estime Jurgenson. Elles nous font croire que les “déconnectés” sont les derniers humains debout dans un monde totalement déshumanisé… Mais cela suppose de croire que les écrans sont inhumains et antisociaux. Or, la littérature sur notre relation au numérique est plus complexe que cela. Pour la sociologue Jenny Davis, qui a pointé les lacunes méthodologiques du livre de Turkle, les études montrent pourtant qu’ils n’ont pas vraiment d’effets sur l’empathie, contrairement à ce qu’affirme la psychologue.

Toutes les technologies (la télévision ou l’automobile notamment) ont été accusées de développer l’isolement social. Leur imbrication dans la vie sociale est bien plus compliquée… “La technologie n’est pas une chose distincte qui pourrait être soustraite de la vie sociale”. Cette simplification oublie que la communication est toujours médiatisée par le pouvoir, les institutions, la langue, les infrastructures de communication… Prescrire, recommander une forme de communication comme étant supérieure à une autre (parler en face à face, écrire…) exige surtout de mieux décrire et analyser le contexte : qui parle à qui, comment, à quelles fins et pourquoi ? Tout au long de son livre, la psychologue fait l’hypothèse, que la conversation et la connexion doivent se faire sans écrans, refusant de voir que la communication via les écrans est bien plus humaine que machinique, même si elle est opérée par les machines. Elle oppose la société et la technologie, comme si l’un était le contraire de l’autre. Elle plaque sur son analyse un dualisme numérique un peu simpliste assurant que nos téléphones remplacent l’autre, mais qui refuse de voir que nos téléphones contiennent les autres. Elle craint que, en ligne, nous soyons tentés de nous représenter comme nous aimerions l’être, comme si cela n’était pas aussi le cas dans le monde hors ligne. “Le dualisme numérique permet à Turkle d’écrire comme si elle défendait l’humanité, la conversation et l’empathie, quand finalement elle privilégie seulement la géographie” des rapports sociaux. Chaque fois que nous utilisons les mots “IRL”, en “face à face” ou “en personne” ou “en vrai”, nous définissons la proximité par la localisation, par la géographie plutôt que par d’autres aspects de la proximité comme l’attention, l’empathie, les centres d’intérêt, l’affect… qui tous peuvent être expérimentés à distance.

Pourquoi la proximité géographique serait-elle la seule proximité authentique ?

Certes, la proximité géographique est très souvent une variable importante. Mais pourquoi devrait-elle être la seule ? Instister sur la co-présence dévalorise toutes les autres formes de proximité. Etre proche géographiquement de quelqu’un (partager une même pièce) ne signifie pas pour autant qu’on prenne activement soin de lui, qu’on l’écoute, qu’on l’apprécie ou qu’on partage des choses avec lui.

Affirmer que la proximité géographique est la seule façon qu’ont les humains pour être proches est une manière d’affirmer une suprématie morale des rapports traditionnels, physiques. Cela induit que le statu quo est la seule solution aux problèmes qu’engendre parfois le numérique. Turkle fait ainsi l’éloge de la désintoxication numérique comme mesure palliative ou prophylactique. Pourtant, la psychologue ne nous invite pas à nous débarrasser de nos téléphones et de nos médias sociaux. Elle nous demande d’utiliser nos outils avec “une plus grande intention”. “Tout au long du livre, elle demande pour cette “intention” que nous soyons plus “volontaires” et “conscients”, que l’on trouve “équilibre” et “modération” dans notre rapport à nos outils. Si cela peut sembler équilibré, cela demande que nous fassions “de notre relation avec notre connexion numérique hyper-présente dans nos vies, une préoccupation constante, sinon une obsession”. “Cela suppose de faire de nos connexions et de nos déconnexions une pratique rituelle qui doit être monitorée et confessée. Or l’attention constante et la conscience de soi qu’elle décrit comme une façon “saine” et “normale” d’utiliser nos téléphones est aussi une forme de contrôle social intériorisé”. Cette prescription suppose que notre conscience de soi serait une entité interne stable. Or, ce n’est pas vraiment le cas, rappelle Jurgenson. Notre rapport à soi est une construction, comme l’ont souligné ceux qui ont étudié l’identité. La “performance de soi”, c’est-à-dire la manière dont on se construit devant les autres, n’est pas née avec le numérique. Notre construction de notre identité, de notre rapport aux autres n’est pas statique et nécessite au contraire une confrontation permanente, fluide et mouvante, entre ce que l’on projette de soi et comment cette projection est perçue par les autres. Nous ne sommes pas en droit d’attendre de l’attention des autres juste parce qu’ils sont géographiquement proches de nous.

La question de l’autonomie, plus que celle de l’attention

Pour le sociologue, plus que de prôner une autorégulation par “l’attention” ou “l’équilibre”, nous devrions évaluer notre relation avec la connexion en terme d’autonomie. N’est-ce pas plutôt l’aliénation du travail par exemple qui rend impossible toute déconnexion ? Le privilège de la déconnexion qu’évoque Turkle, n’est-il pas le privilège de ceux qui disposent encore de formes d’autonomie et à l’extrême inverse, de ceux qui sont exclus économiquement et socialement de l’autonomie. Quand la connexion n’est pas un moyen de contrôle, elle peut transcender le rapport à la productivité. Le faux sentiment qui nous fait croire que notre santé et notre humanité sont en jeu dans notre rapport aux écrans suggère que nous sommes déjà conscients de la façon dont nous sommes connectés.

Dans une autre tribune publiée en novembre, le sociologue expliquait encore que le mouvement déconnexionniste ne vise pas tant à se retrouver soi-même qu’à étouffer le désir d’autonomie que la technologie peut inspirer.

Il y passait déjà en revue les innombrables discours sur la panique morale provoquée par “l’addiction” aux technologies, pour se demander d’où venaient ces juges autoproclamés qui viennent faire la morale à notre connexion immodérée ? Chez eux, la connexion est décrite comme quelque chose visant à nous avilir, quelque chose de contre nature. Elle est dépeinte comme un désir dangereux, un plaisir malsain, une toxine addictive… qui met en danger notre intégrité humaine elle-même. Elle décrit une tension entre le soi comme produit d’une construction individuelle et le soi comme produit d’une construction sociale. Or, nous avons du mal à admettre que nous sommes le résultat d’interactions sociales. Le discours de la déconnexion pourtant propose surtout de revenir à des interactions sociales réelles (IRL) plus que de s’en défaire.

La déconnexion est une critique morale

“L’inauthenticité” semble le nouveau problème technologique que la déconnexion propose de résoudre, réduisant par la même la complexité de l’authenticité à son degré de connexion numérique. Mais ne sommes-nous pas là face à un réductionnisme, à un solutionnisme un peu facile qui rappelle la responsabilisation néolibérale décrite par la chercheuse Laura Portwood-Stacer visant à transformer les problèmes sociaux en problèmes personnels auxquels le marché saura toujours apporter des solutions ?

Certes, les médias sociaux changent les “performances identitaires”, rendant les processus plus explicites : nous sommes désormais conscients d’être un objet aux yeux des autres ; mais cela ne devrait pas pour autant nous aveugler sur le fait que le théâtre identitaire ne date pas de Facebook et ne se termine pas quand on éteint son téléphone… Le journaliste Paul Miller qui avait fait l’expérience d’une déconnexion durant un an avait d’ailleurs reconnu que l’abstinence numérique ne rendait pas plus réel. Reste que “plus nous soutenons que la connexion numérique menace le soi, plus le concept de soi s’impose”.

Mais d’où vient et que veut dire cette obsession de “l’authenticité” ? D’où vient ce désir de délimiter le “normal”, le “sain” ? Les propos prônant l’austérité numérique passent par la pathologisation des comportements. La connexion est en passe de devenir une maladie, un problème de santé publique. Sur son blog, le chercheur en histoire visuelle, André Gunthert, était revenu sur l’histoire de la psychiatrisation des faits sociaux, soulignant le succès de l’explication simpliste et de la condamnation morale du narcissisme de notre rapport aux écrans. A l’image de la dénonciation morale des selfies, le narcissisme de notre rapport au réseau cristallise tous les méfaits de la société contemporaine. En l’absence de toute description positive des pratiques connectées, nous sommes coincés devant l’écran qui semble faire écran à nos échanges les plus élémentaires, explique encore André Gunthert dans un autre billet. “Le smartphone est devenu l’emblème de l’absorbement, de la solitude et du refus de communiquer – sacré paradoxe pour un objet connecté.” Le portable est entré dans nos vies et reconfigure les codes sociaux, comme à leur époque la voiture ou la télévision. Pour le spécialiste de l’analyse des images, l’image des personnes absorbées par leur smartphone, déconnectées de la réalité est un symbole, une caricature, que la posture déconnexionniste dénonce en bloc. Elles façonnent une “image sociale”, une représentation abstraite des rapports sociaux, que l’anthropologue Stefana Broadbent avait aussi très bien décryptée.

Ostracisée comme l’a été la folie, la délinquance ou la sexualité – comme l’a montré Foucault – la connexion et son remède, la déconnexion, sont en passe de devenir le nouveau concept pour organiser le contrôle et la régulation des nouveaux désirs et plaisirs sociaux. Or, le smartphone est une machine, une machine de stimulation qui produit désirs et plaisirs qui viennent toujours perturber le statu quo. La vertu d’austérité que porte la déconnexion nous ramène à ce qui est dit “humain”, “réel”, “sain”, “normal”. Les déconnexionnistes établissent une nouvelle gamme de tabous comme un moyen d’établir de nouvelles distinctions sociales. “Le vrai narcissisme des médias sociaux ne porte pas sur l’amour de soi, mais plutôt sur notre préoccupation collective à la réglementation de ces rituels de connectivité”. La déconnexion est comme un officier de police qu’on télécharge dans nos têtes pour nous rendre toujours conscients de notre relation personnelle à nos désirs.

Pour Jurgenson, les appareils numériques ne doivent pas nous dispenser de poser des questions morales quant à leur utilisation. Mais les discours des déconnexionnistes demeurent de mauvaise foi en s’intéressant plus aux différences insignifiantes de quand et comment on regarde l’écran plutôt qu’aux dilemmes moraux de savoir ce qu’on fait avec les écrans… et aux dilemmes politiques de savoir ce que les entreprises qui opèrent les services que nous utilisons nous laissent faire avec les écrans.

Hubert Guillaud

Dernière modification le lundi, 14 mars 2016
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Hubert Guillaud, rédacteur en chef d’InternetActu.net, le média de laFondation internet nouvelle génération.