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Les choses sont ainsi faites qu’on est parfois amené, par les hasards d’une annonce publique puis d’une discussion, à dire ce que l’on pense de tel ou tel sujet, sur lequel on ne s’était pas encore fait d’avis argumenté. Il s’agissait ce jour-là du manuel scolaire. Mon interlocuteur montrait un franc enthousiasme à vouloir le réinventer et lui donner un nouvel élan. De mon côté, je me suis contenté d’exprimer mon doute, mon très fort doute. Pour tout vous dire, je croyais l’affaire réglée tant, depuis des années, l’édition scolaire semblait embourbée entre deux ornières : la difficulté à trouver avec le numérique un nouveau modèle économique et sa paresse congénitale à innover.

Prendre le virage du numérique

Cette incapacité à passer du manuel scolaire classique à sa version numérique a d’abord touché les éditeurs, publics ou privés. Replié sur des modèles de conception et de gestion des droits des auteurs d’un autre âge, le monde de l’édition s’est peu à peu construit un argumentaire sans failles pour expliquer l’inexplicable, l’absence d’une offre numérique de qualité : les écoles et les établissements seraient mal équipés, les environnements numériques de travail ne seraient pas prêts et, surtout, les professeurs n’en voudraient pas du tout !

Bien entendu, tout le monde est un peu responsable, au motif que c’était mieux avant, que jamais rien ne pourra remplacer le merveilleux Lagarde et Michard, non plus que tous les autres manuels que les décideurs de l’État et des collectivités, qui décident des achats, ou les parents qui les espèrent secrètement dans le cartable de leurs enfants, les ont transportés eux-mêmes il y a trente ou quarante ans.

La réalité est toute différente : les éditeurs ont longuement tenté d’imposer des machins numériques — les premiers exemplaires, la simple numérisation des exemplaires papier, ne pouvant décemment être appelés des manuels scolaires — incluant des ressources non granulaires bardées de verrous en tous genres et non interopérables. Même si la réalité du paysage est maintenant un peu différente, mais seulement un peu, les tergiversations des marchands ont fait perdre une bonne dizaine d’années à l’école numérique.

Il n’y a pas que ça. Julien Delmas, sur son blogue, il y a trois ans, notait les prix prohibitifs pratiqués pour l’achat de ces manuels ainsi que la durée trop restreinte et donc abusive des licences.

Enfin, il s’agissait pour les éditeurs de continuer à amasser la manne gigantesque provenant de la vente des manuels faits de bon papier. L’État s’est ainsi engagé, cette année, les programmes scolaires changeant — oh ! si peu… —, à apporter un concours financier de 300 millions d’euros, sur deux ans, pour changer les manuels du collège, sans qu’il soit donné nulle part d’impulsion pour passer au numérique, sans qu’il soit précisé non plus comment seront changés les manuels des écoles du premier degré, sans doute à la (sur)charge des communes, qui n’y sont nullement contraintes, ou ceux des lycées.

Un objet bientôt désuet

GaffiotOn se demande bien à quoi tout cela sert.

Pourtant, chacun en a conscience, le manuel scolaire fut un instrument de l’industrialisation de l’école et de sa massification, un lien fort aussi entre l’école et la famille. Chacun se souvient avec émotion, en des temps où les ressources didactiques et pédagogiques étaient rares, des Gaffiot ou autres Bescherelle si lourds dans les cartables. Pour ma part, tout le temps où j’ai exercé le noble métier de professeur, je ne m’en suis jamais servi avec les élèves. Ces derniers possédaient un exemplaire qui m’était imposé par les choix des établissements mais qu’ils gardaient chez eux. Je fournissais à mes élèves, en classe, des documents ronéotypés ou, plus tard, imprimés ou polycopiés, de ma composition qui rassemblaient des ressources issues de tous côtés, des manuels bien sûr, des encyclopédies, d’autres livres, les bonnes idées que nous échangions avec les collègues, les réalisations issues de collectes et d’observations personnelles.

Presque partout dans mon entourage, des professeurs de disciplines différentes, on pratiquait ainsi et on pratique encore ainsi. Peut-être mon échantillonnage familial et amical n’est-il pas un panel satisfaisant mais, de manière générale, le manuel scolaire ne faisait pas et ne fait toujours pas partie de l’attirail usuel et ordinaire du pédagogue.

Il existe très peu d’enquêtes à ce sujet, comme si enquêter serait prendre le risque de faire la preuve aujourd’hui de l’immense gâchis d’argent public. Il existe pourtant un rapport de l’Inspection générale en 2012, qui fait « l’hypothèse que le manuel scolaire va rester un outil indispensable, quel que soit son support et quelles que soient ses adaptations futures ».  Pourtant, cette enquête ne fournit aucune indication sur les pratiques pédagogiques réelles, se contentant de relayer les critiques et la méfiance générales quant aux contenus. Elle note pourtant un paysage très contrasté où les ressources pédagogiques, dont les manuels, manquent beaucoup, notamment dans le premier degré.

En fait, et pour terminer sur ce sujet, on n’utilise pas les manuels de la même manière dans toutes les disciplines, ni de manière égale selon les niveaux d’enseignement. Ainsi, il semblerait qu’on sorte les manuels plus volontiers au premier degré — ils restent en classe — qu’au collège ou au lycée. Ainsi, il semblerait aussi qu’on s’en serve aussi plus volontiers en sciences humaines que dans les autres disciplines. Ils peuvent être consultés abondamment en classe et ne pas servir à la maison ou alors, inversement, certains enseignants préfèrent qu’ils restent à la maison pour servir de référence documentaire ou de recueil d’exercices, par exemple. Enfin, il semblerait que les jeunes professeurs, plus que les plus âgés, cherchent dans le manuel un cadre rassurant qui structure leur enseignement.

De fait, le manuel scolaire tombe progressivement en désuétude, même si les écoles et établissements continuent, par habitude, à en faire l’achat en nombre.

Un corpus cohérent de ressources didactisées et validées ?

C’est ainsi que, traditionnellement, les éditeurs décrivent le manuel scolaire.

De manière très évidente, à l’heure du numérique, l’infobésité est une règle qui ne se dément pas et le rôle du professeur est moins de fournir aux élèves un corpus de ressources fiables et validées, ce qu’est exactement le manuel scolaire, que de les aider à faire un tri raisonné d’informationsmultiples et diverses qui leur parviennent dans tous les apprentissages informels. Les enjeux del’éducation à l’information sont là tant la désintermédiation est générale, qui conduit parfois à la désinformation.

De la même manière que le professeur devient une source d’information parmi d’autres, le manuel scolaire n’est aussi alors qu’une source d’information parmi beaucoup d’autres. Lui donner une place privilégiée revient à enfermer l’enseignement entre des limites très illusoires qui seront vite franchies. Au-delà, l’accompagnement des élèves par des professeurs et, notamment, des professeurs documentalistes, est alors absolument nécessaire. La validation des ressources par de supposés experts autoproclamés est alors une grande illusion que j’avais déjà signalée dans un billet déjà ancien (1) :

« L’inspection générale et, avec elle, la majorité des inspecteurs, n’ont toujours pas tout compris à cette grande mutation qui, plutôt que d’en faire des tamponneurs validateurs, les contraindra à devenir, de manière transversale, de fins curateurs appréciés des ressources de la discipline. »

C’était vrai en 2012, ça l’est plus encore aujourd’hui où cette noble corporation continue às’autoriser à valider de manière verticale le travail de « groupes d’experts » qu’elle a nommés. Ce serait risible si ça n’était pas parfois utile à ceux qui en ont besoin, c’est-à-dire pas grand monde.

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Par ailleurs, aujourd’hui encore, les professeurs ont-ils besoin de la cohérence de ressources didactisées ? Sans doute mais ont-ils besoin d’un manuel pour cela ? Certes non. Je signalais dans le billet en référence (1) la multitude de microcosmes en ligne, disciplinaires ou non, sur lesquels s’échangeaient et s’échangent encore aujourd’hui des progressions, des séquences, des ressources libres, les bonnes idées, les recettes, les trucs de pédagogues, la veille nécessaire. De manière générale, les cadres sont exclus de ces microcosmes-là, le plus souvent parce qu’ils ne condescendent pas à les fréquenter.

Le manuel ne peut plus servir de béquille au professeur inexpérimenté en manque de repères. Ce dernier ne mettra pas longtemps à comprendre que les microcosmes en question, des listes de diffusion, des forums, des sites web de référence, des rencontres lors de colloques… mettent en marche l’intelligence collective sur laquelle s’appuyer.

Une boîte à outils pour le professeur et chaque élève

Un bon manuel scolaire est donc un manuel vide.

Vide mais pas inopérant.

Un bon manuel scolaire devrait pouvoir recueillir du texte, des textes, pour les saisir, les mettre en page, les formater, les annoter, légender, compter les occurrences. C’est bien le moins.

Un bon manuel scolaire devrait pouvoir recueillir des données, aussi massives soient-elles, les analyser, les ordonner, les trier selon des algorithmes simples à écrire et en faire une représentation infographique sous toutes formes.

Un bon manuel scolaire devrait pouvoir recevoir et trier les flux d’information, d’où qu’elle vienne, proposer des processus de vérification, de croisement et de validation, de partage.

Un bon manuel scolaire devrait pouvoir recevoir des images, permettre de les retoucher et de les légender, les rendre actives, proposer de les animer… Un bon manuel scolaire devrait pouvoir intégrer des animations et des vidéos issues des plateformes usuelles.

Un bon manuel scolaire devrait pouvoir disposer d’outils d’aide à la scénarisation des cours, à la conception de séquences, de progressions, de formulation des objectifs en relation avec les programmes et le socle commun de connaissances, de compétences et de culture.

Un tel manuel scolaire pourrait aisément permettre l’échange et le partage de ses riches contenus pour permettre leur modification et leur enrichissement.

Un tel manuel scolaire pourrait permettre l’évaluation par les pairs et le maître du travail effectué.

Un tel manuel scolaire serait construit en deux versions, une pour le maître et une pour les élèves, la deuxième étant plus simple et surtout personnalisable. Il serait posé sur le web, l’espace sécurisé de l’environnement numérique de travail, s’il existe, ou serait disponible sous forme d’application dans les smartphones et tablettes.

Ce serait quelque chose comme ça, mon manuel scolaire numérique idéal.

Michel Guillou @michelguillou

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  1. http://www.culture-numerique.fr/?p=555

Tableau par Sandro Botticelli — La naissance de Venus, Domaine public et image par Félix Gaffiot (numérisée par Gérard Jeanneau.) [Public domain], via Wikimedia Commons

Article publié ici : http://www.culture-numerique.fr/?p=5380
 

Dernière modification le lundi, 28 novembre 2016
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.