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Image : l’article que consacrait Owni en mai 2012 à la candidature de Pierre Mounier pour le parti pirate (photo Ophelia Noor).
C’est pour témoigner que Pierre Mounier (@piotrr70) était invité au séminaire de l’Institut rhône-alpin des systèmes complexes (Ixxi) sur la gouvernance politique à l’heure du numérique. Témoigner de son expérience, non pas en tant que directeur adjoint du Centre pour l’édition électronique ouverte, ni comme animateur du blog Homo-numericus, mais en tant que militant politique et candidat aux élections législatives de 2012 pour le Parti pirate (voir également un autre portrait de lui dressé par Libération à l’occasion de cette candidature). Pourtant, aujourd’hui, il n’est ni élu, ni candidat de ce parti dont il s’est éloigné (il n’en est plus membre).
Il ne représente donc personne d’autre que lui. “C’est pour cela que je vais parler à la première personne. Je suis aujourd’hui dans une situation politique qui m’interdit de dire autre chose que “je” : pas “nous” (c’est-à-dire ne parler au nom d’aucun collectif) ni “ils” (depuis aucun surplomb). Mais je souhaite apporter quelque chose dans ce débat en rendant compte de mon expérience politique. J’ai le sentiment confus qu’une des causes profondes de la crise politique est qu’il n’est pas fait droit à mon expérience politique, subjective, intime, égoïste même, dans un certain nombre de collectifs, institutions et événements politiques.”
 
Et Pierre Mounier de rappeler que cela n’a pas toujours été le cas. Si aujourd’hui, il n’assume plus que son propre étendard, c’est après en avoir porté plein d’autres. Longtemps son expérience politique a su se fondre et s’intégrer dans des ensembles plus vastes. Que s’est-il passé pour que ce ne soit plus le cas ?
“Nous avons donné le jour à la démocratie et nous l’avons assassinée !”
 
Et Pierre de faire référence à l’article de Titiou Lecoq paru sur Slate.fr en novembre 2013 : Notre mai 68 politique est devenu un grille-pain fasciste qui est venu exprimer le sentiment de désillusion de bien des internautes après les révélations d’Edward Snowden. Où sont passées les promesses politiques émancipatrices, porteuses de valeurs de liberté, d’autonomie individuelle, de liberté d’expression ?… La réalité mercantile et répressive de l’internet nous a rattrapés. Nous sommes sous le joug de la domination de plateformes centralisées aux contenus cadenassés. La multiplicité des parcours permise par le lien hypertexte a été remplacée par la domination des réseaux sociaux. L’accès universel au savoir a été détourné par les moteurs de recherche qui isolent chaque utilisateur au sein d’une bulle de filtrage…
 
Pierre Mounier a beau convoquer le discours de 1994 d’Al Gore devant l’Union internationale des télécommunications en appelant à “un nouvel âge d’or Athénien”, c’est désormais à la répression contre les manifestations populaires à Athènes en 2011 qu’il pense (cf. son billet Athènes 2.0 : epic fail). “Que s’est-il passé ? Ai-je été victime d’un complot ?” A Athènes, sur la place Syntagma, un avertissement nous rappelle : “Nous avons donné le jour à la démocratie et nous l’avons assassinée ! C’est au moins une chose pour laquelle nous avons du savoir-faire !”
“Et si le comploteur, le dominant, le bourreau, n’était nul autre que moi-même ? Ne me suis-je pas abandonné à ma propre servitude volontaire ? Et si plutôt que d’être émancipatrices, les technologies étaient l’instrument de ma propre domination, avec mon propre consentement ?” 
 
Et Mounier de faire référence au livre de Fred Turner, si souvent cité, Aux sources de l’utopie numérique, qui souligne combien l’évolution mercantile du net n’est pas une trahison des idéaux originels, mais était déjà à l’oeuvre dans les contrecultures des années 60. L’individualisme est consubstantiel à la dérégulation et à l’auto-organisation collective des pionniers. Et Pierre Mounier de faire référence également à un texte d’Habermas intitulé La science et la technique comme idéologie où Habermas explique comment la rationalité instrumentale de la technologie envahit le système social lui-même pour se constituer en idéologie et finit par asservir l’homme comme objet de cette rationalité. En 1968, pour Habermas, cette intention technocratique n’est pas réalisée… Mais n’est-ce pas à ce mouvement, au début de cette mise en oeuvre, auquel nous assistons aujourd’hui par l’intégration par les technologies numériques en réseau dans tous les secteurs de la vie sociale jusqu’au niveau de nos relations interpersonnelles ?
 
Face à une société devenue elle-même système, cyberstructure, tout système politique visant à mettre à bas ce même système semble devenu impossible du fait même des boucles de rétroaction qui le caractérise. Pour les geeks, comme l’expliquait Cory Doctorow, le mode d’action efficace consiste à contourner le problème. Mais c’est croire encore que l’absence de démocratie est un bug, pas une caractéristique.
Plus pour Pierre Mounier. “Voilà l’aporie dans laquelle je me trouve. J’ai déposé mon drapeau. Je suis rentré chez moi…”, constate, défait, le militant.
 

La communauté du numérique est une expérience politique

Le témoignage de Pierre Mounier aurait pu s’arrêter là. Et pourtant… Le voilà qui cite le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau et notamment la dédicace à la République de Genève, où Rousseau rend hommage à sa patrie et plus encore à l’expérience politique qu’il en a retirée.

Pierre Mounier, comme bien des internautes, a également une expérience de citoyenneté à partager. Son expérience du numérique au moment où il l’a découvert, comme tant d’autres, à la fin des années 90. Une expérience de “citoyenneté de proximité”, qui se fait au gré des listes de discussion, des forums, des premiers sites internet… Pour mieux comprendre le numérique, il créé Homo Numericus. Il s’intéresse aux outils, aux premiers logiciels de publication automatique… Puis, comme beaucoup d’autres, il rencontre Spip, le logiciel (Wikipédia).

Et plus qu’un logiciel, il rencontre une communauté où se mélange développeurs et utilisateurs, anciens et nouveaux, experts et newbies… Une communauté d’entraide et d’information partagée, sans organisation centralisée ou centrale, où les gens font les choses ensemble… Et cette expérience est avant tout une expérience politique, explique Pierre Mounier. “Ce n’est pas pour ses qualités techniques que ce logiciel m’a plu et que je l’ai adopté. C’est bien plutôt la qualité de la communauté humaine constituée par l’ensemble de ses utilisateurs et développeurs qui m’a séduit”.

C’est un apprentissage politique dont il fait l’expérience.

 “Contrairement à ce que l’on dit mécaniquement, l’expérience de la citoyenneté ne se vit pas dans le secret de l’isoloir – c’est une expérience anecdotique – mais bien plutôt dans la “mise en commun des paroles et des actes” selon la belle expression d’Annah Arendt, que constitue l’insertion au sein de collectifs humains”. Alors que l’expérience des collectifs des partis politiques et des associations était demeuré peu engageante, toujours décevante, celle des listes de discussion de Spip était un véritable espace public, dynamique, vivant, discutant autant de trucs et astuces pratiques que des orientations du développement logiciel ou de la régulation d’internet. C’est dans cette communauté, cette “Cyber-Genève”, accueillante, intégrante, que Pierre Mounier a fait son éducation politique, l’inverse de ce qu’on expérimente dans les espaces politiques traditionnels. C’est dans cette expérience politique de proximité qu’a été fondée ce que pourrait être, ce que devrait être la citoyenneté numérique…
 
Alors Athènes ou Genève ? Comment allons-nous pouvoir nous allier pour que ces Genève numériques ne soient pas seulement des exceptions, des communautés électives, des îlots de démocratie locale ? Comment par “monadologisation” comme le disait plus tôt Bruno Latour, allons-nous pouvoir construire quelque chose qui puisse aller au-delà et faire révolution du politique ?
 
Face aux questions de l’assistance, Pierre Mounier reste simple. Les expériences de démocratie directe, comme Athènes, demeurent un idéal régulateur, explique-t-il. Athènes est un phare constamment remobilisé pour représenter et définir l’idéal politique, même si la démocratie Athénienne ne l’était peut-être pas tant que cela. “La notion de démocratie est une notion dynamique qui a besoin d’idéal où se projeter”, rappelle-t-il. Les plateformes de vote en ligne sur le modèle du logiciel de démocratie liquide utilisé par le parti pirate soulignent l’appétence pour la démocratie directe. Pourtant, cette plateforme permet plutôt de dépasser l’opposition un peu vaine entre la démocratie représentative et la démocratie directe, en introduisant de la flexibilité dans les deux systèmes. Certes, les expérimentations montrent leurs limites et leurs difficultés, mais permettent d’explorer ce qu’il se passe entre les deux idéaux démocratiques.
 
A une question lui demandant comment pouvait désormais s’articuler le politique, l’économique et le social, Mounier conclut en soulignant combien ces trois dimensions sont en conflits, sans justement voir comment trouver une solution pour mieux les articuler, alors que le capitalisme dérégulé ne cesse de produire des effets délétères et profonds sur les deux autres. Pas sûr en effet que plus de démocratie ou de social permet de rétablir la balance…
Hubert Guillaud
Dernière modification le vendredi, 08 mars 2019
Guillaud Hubert

Hubert Guillaud, rédacteur en chef d’InternetActu.net, le média de laFondation internet nouvelle génération.