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Sur une certaine faillite éducative
Le regard critique que l’actualité nous oblige à porter sur l’école gagnerait fortement à s’inscrire dans une perspective historique. 

Les maux sont en effet connus, ressassés jusqu’au découragement par des voix multiples et confirmés par des évaluations diverses : décrochages en nombre d’élèves sans qualification, iniquité du système qui reproduit outrageusement les situations familiales, baisse globale du niveau et « dérèglement » du climat scolaire.

Ces éléments, graves et conséquents, disent tous la faillite d’une institution qui a fondamentalement échoué à satisfaire l’objectif initial d’un service public éducatif garant d’intégration sociale et d’égalité des chances.

Le constat est amer : le fameux élitisme républicain s’est largement fourvoyé, ses moyens et ses fins se sont perdues dans les brumes d’une modernité incapable de gérer conjointement massification des publics et exigences scolaires pour tous, démocratisation et efficacité éducative.

Un tournant historique a ainsi été manqué, à partir de 1975, avec l’avènement du collège unique et son prolongement chevènementiste – le slogan « 80% d’une classe d’âge au niveau du bac ». Les publics scolaires ont bien été massifiés, on conduit effectivement davantage d’élèves jusqu’au niveau terminal du secondaire. Mais la dimension qualitative de l’objectif s’est bel et bien perdue en pertes et profits. Il est désormais évident, avec dix fois plus de mentions au bac qu’il y a trente ans, avec la hausse croissante des résultats à l’examen, que les exigences ne sont plus les mêmes. On « accompagne » bien davantage d’élèves, mais sur des voies qui ne se sont pas élargies à la mesure de leurs effectifs, pour des perspectives et des débouchés moindres et aux exigences inchangées. Il y a donc, dans cette situation politiquement orchestrée, une forme de jeu de dupe. Et les enquêtes internationales ne font finalement que confirmer l’intuition de tous concernant une évolution faussement positive. Oui, il y a bien de plus en plus de bacheliers, avec proportionnellement davantage encore de mentions. Mais le niveau global de nos élèves, leurs compétences en mathématiques et en français, ne cessent pour autant de baisser dans PISA.

Girondins contre Jacobins

Iniquité et inefficacité sont donc les deux maux fondamentaux de notre système. Et l’on doit, face à cette situation, en appréhender les causes profondes. C’est alors l’Histoire ou, plus exactement, la culture dominante – ce que d’aucuns appelleraient une tradition… - de notre institution scolaire qu’il convient d’analyser.

Deux moments semblent alors se détacher de notre passé « moderne » – c’est-à-dire depuis le XVIIIème siècle et la révolution – pour expliquer notre actualité. Les premiers fondements de ce qui deviendra l’école républicaine se trouvent jetés, comme l’ensemble de notre institution, au cœur des évènements révolutionnaires. Et c’est dans la lutte fratricide entre Montagnards – plus précisément les Jacobins – et Girondins que sont posées les premières bases de l’administration publique. Le sang des Girondins, versé par leurs frères conventionnels, inaugura en effet le régime de la terreur qui devait emporter par la suite toutes les têtes pensantes et agissantes de l’esprit révolutionnaire.

Cet épisode sanglant de notre histoire est, dans sa violence même comme dans la chronologique des massacres, édifiant autant que signifiant. La faute majeure des Girondins, leur vice distinctif, réside principalement dans la représentation qu’ils se sont fait de l’organisation administrative et, à travers elle, de l’idée républicaine. Pour eux, toutes les parties du territoire étaient également porteuses de l’ordre nouveau, toutes devaient nécessairement - sous peine de retomber dans l’ordre ancien – intégrer de droit l’espace décisionnel et politique.

L’Ancien Régime était centralisateur, il avait accompli jusqu’à la perfection la concentration des pouvoirs en un point unique du territoire national. La révolution devait modifier cette logique organisationnelle, vivifier la France en irrigant ses régions et ses populations. C’est ce qui fait dire à Quinet[1] que : « les Girondins furent les âmes les plus hautes de la révolution. (…) Comparez l’esprit des Girondins à l’esprit qui s’est établi en France, vous ne trouverez entre les deux mondes aucun rapport. Ce sont deux races d’hommes différents».

Ce qui s’est passé le 31 mai 1793 a marqué notre histoire d’une manière sans doute sous-estimée par beaucoup. La tragédie commence à l’Hôtel de ville de Paris, investi durant la nuit par des représentants de section – un certain Pache en tête – qui « cassent » le conseil général. Dans la journée qui suit, près de cent mille homme assiègent la Convention et demandent la tête des Girondins. Celle de leurs principaux chefs leur sera donnée avec zèle par l’unanimité des autres représentants, Robespierre et Jacobins en tête – seul Danton, en privé, exprimera son désespoir à ne pas avoir pu les sauver.

Cet évènement, inaugural de ce carnage à venir qu’a été la terreur, est alors riche de symboles autant que de conséquences : c’est la commune de Paris qui s’insurgea contre l’idée d’un pouvoir partagé, contre les revendications exprimées de 50 provinces qui voulaient faire entendre leur voix dans l’espace républicain à construire. Le centralisme, désormais et à partir de cette nativité de sang, continuera à régner - et ce pour longtemps. Les voix de Condorcet, de madame Roland, de Vergnaud, de Barbaroux, de Rabaut Saint-Etienne et de leurs amis se sont dès cet instant définitivement tues. Elles n’eurent pas de successeurs politiques. L’idéal républicain qu’ils exprimèrent fut une fulgurance de notre histoire, sans réelle postérité – comme s’il se fût agit d’une incongruité, d’une anomalie intellectuelle rapidement corrigée dans une période révolutionnaire incapable de dire non au moyen-âge administratif, inapte à inventer authentiquement une autre organisation politique.

Le legs napoléonien

Lorsque la dictature napoléonienne succéda aux massacres de la terreur et y mit un terme définitif, le nouvel ordre centralisé put légalement s’organiser. Telle fut, au-delà de ses conquêtes, la tâche immense de l’Empereur.

Et notre actuel système éducatif en est, avec notre code civil, l’une des émanations les plus directes. Il n’a, pour l’essentiel de son architecture et pour sa conception globale, pas changé depuis. Les lois du 1er mai 1802 et du 10 mai 1806, instituant l’université impériale et ses 45 lycées, établirent pour longtemps les bases d’un système éducatif marqué par un principe fondateur : celui de l’élitisme républicain. Conformément à ses propres origines, Napoléon était attaché à l’idéal d’une promotion par le mérite, indépendamment de la naissance et du déterminisme familial. Et l’école nouvelle devait conduire tout élève doué vers la plus haute excellence et la plus grande réussite. Tel est le fondement de l’architecture scolaire bâtie dans ce cadre : avec comme point d’orgue l’école polytechnique.

Le tournant de la massification

L’histoire profonde de notre système éducatif est donc marquée par deux éléments fondamentaux : le centralisme administratif et l’élitisme républicain. Lorsque dans les années soixante-dix s’impose l’exigence de la massification des publics, ce double héritage empêche de prendre les mesures nécessaires. Le système n’a pu alors concilier ce nouvel objectif, celui d’une formation de tous les élèves, avec ses bases culturelles et administratives. Car comment, fondamentalement, mettre en adéquation une structure éducative – enseignement en tête – faite pour distinguer et sélectionner les meilleurs avec l’exigence d’accompagner tous les publics : y compris les moins « doués ».

Pour répondre à un tel objectif, il eût fallu « décentraliser » les pratiques éducatives, adapter les approches aux besoins spécifiques des élèves, permettre aux établissements et aux équipes de moduler leurs démarches… Une action éducative totalement centralisée, des procédures standardisées supposées s’accomplir sur tout le territoire de la même manière, suivant la lettre des mêmes circulaires et se contentant « d’administrer » une pédagogie univoque ne peut aboutir, pour une école « de masse », qu’aux résultats que nous constatons aujourd’hui. Car une telle conception du service public éducatif, appliquée à la diversité des contextes scolaires, induit mécaniquement de l’iniquité et de l’inefficacité.

L’Ecole à l’école de l’Histoire

Les causes de nos difficultés actuelles sont donc bien profondes, historiques et culturelles. Elles mettent en cause d’une manière particulièrement prégnante nos conceptions les plus anciennes de l’action publique. Ce que la terreur révolutionnaire n’a pas voulu toucher, ce qu’elle a frappé d’abord, ce qui a déchainé même toutes les fureurs et la folie d’une révolution inaboutie, est désormais devant nos yeux. La mort de Condorcet est à cet égard hautement symbolique. Le grand penseur de la révolution a écrit ses Progrès de l’esprit humain sous le couteau des jacobins. A la fin de son travail d’écriture, estimant que son œuvre était achevée, il sortit de sa cachette de la rue Servandoni pour être rapidement arrêté. Emprisonné, il ne laissa à ses bourreaux que la peine d’enterrer son cadavre. Cette mémoire, cette fin nous invitent à repenser, comme lui et ses amis politiques, une autre conception de l’ordre républicain.

En matière éducative, il importe avant tout de donner du sens à l’initiative locale, à l’intelligence des praticiens de terrain, aux aspirations diverses des élèves et de leurs enseignants. Si l’action éducative doit être universelle et unique sur tout le territoire, cette unicité doit laisser cependant une part à l’autonomie locale : des établissements scolaires comme des équipes éducatives.

La meilleure manière de penser aujourd’hui une telle articulation a encore une fois été admirablement conçue et anticipée par les Girondins à travers la distinction qu’ils ont élaborée entre instruction publique et éducation nationale. Rabaut Saint-Etienne écrit à ce sujet en 1792 : « il faut distinguer l’instruction de l’éducation nationale. L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit, l’éducation doit former le cœur ; la première doit donner les lumières, et la seconde les vertus ; la première fera le lustre de la société, la seconde en fera la consistance et la force »[2]. Si l’éducation nationale doit donc impérieusement porter en elle cette exigence radicale d’universalité, être partout en France administrée de la même manière et selon des modalités strictes d’application, l’instruction publique exige quant à elle des marges d’adaptation. Telle est finalement, plus de deux siècles après un avènement républicain imparfaitement abouti, la condition moderne de son « lustre » comme de son efficacité.


[1] E. Quinet, La révolution. Belin.

[2] Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, Projet d’éducation nationale (décembre 1792),

Dernière modification le jeudi, 05 mars 2015
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.