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Publié par Alan Vonlanthen

Beaucoup pensent que la science et la communication, c’est comme une mayonnaise qui ne prend pas. Avec un pied dans les deux univers, je peux comprendre pourquoi. Et ne pas être d’accord.

(Article original publié en premier sur le blog de Big Bang Science)

Science vs Communication en 7 idées contradictoires 1

1. Raison vs Émotion

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La logique et le pragmatisme sont l’un des piliers fondamentaux de la méthode scientifique. Ce que l’on ressent en analysant des données n’a que peu d’importance ; ce qui compte, ce sont les conclusions qu’on peut en tirer, qui permettent d’affiner les prédictions et de mieux comprendre un phénomène. Les faits n’ont pas d’état d’âme et ne se préoccupent pas des vôtres. Ils sont ce qu’ils sont.

La communication, en revanche, s’adresse d’abord au cœur. On sait aujourd’hui que l’acte d’achat est avant tout émotionnel, que les messages véhiculant une émotion positive (joie) ont plus de chance d’être partagés que les autres, que sans élément de surprise le destinataire s’ennuie, et même la peur et le dégoût peuvent être efficaces dans certains cas.

Pour ma part, je pense qu’il est aisé de faire cohabiter ces approches, plutôt que de les voir comme antinomiques. C’est ce que je vais tenter d’illustrer en examinant les arguments suivants.

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2. « Mon cerveau a faim » vs « Ne me demandez pas de réfléchir »

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Les scientifiques passent beaucoup de temps à réfléchir. Nourrissant leur cerveau en continu, je suis certain qu’ils apprécieraient moyennement le titre d’un ouvrage de référence dans le monde de la communication digitale - plus spécifiquement de l’expérience utilisateur - intitulé « Don’t Make Me Think » (Ne me demandez pas de réfléchir !) 

Le titre est certes un peu provocateur, mais l’idée sur laquelle insiste l’auteur c’est qu’il ne faut complexifier inutilement ni le fond ni la forme du message : si j’ai besoin d’un mode d’emploi pour accéder à votre message, je vais tout simplement l’ignorer.

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3. Factuel vs Séduisant

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Un jour, j’ai discuté avec une astrologue. Je vous rassure, il ne s’agissait pas d’une consultation ; nous étions simplement membres de la même troupe de théâtre. Elle m’a dit « je n’ai pas toujours été astrologue. J’ai un diplôme de psychologie. Mais je n’arrivais pas à nouer les deux bouts… Je ne racontais pas aux gens ce qu’ils avaient envie d’entendre ».

Il me semble que la plupart des psychologues arrivent à payer leurs factures sans devoir se fendre de prédictions irrationnelles, mais c’est une autre question. Il est vrai que la science s’intéresse aux faits et pas à leur effet sur votre moral.

Heureusement, la communication n’implique pas nécessairement la duperie. Mais elle ne présente pas les faits brut de fonderie ; il s’agit toujours de trouver un angle.

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4. Doutes vs Confiance

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La démarche scientifique, pour l’essentiel, consiste à réfuter des choses. Aucune hypothèse n’est jamais acceptée de manière implicite. Chaque affirmation est remise en question et testée jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus être invalidée. Un-e scientifique qui identifie un défaut dans une théorie se doit de le signaler tout de suite, même s’il s’agit de la théorie de son meilleur ami. Le doute est le moteur même du processus.

Tandis que la communication est surtout une affaire de confiance. Prenez le ‘branding’, par exemple ; c’est l’art d’établir un lien de confiance entre une organisation (ses produits, services et activités) et son public en la rendant unique, comme s’il s’agissait d’une personne, voire d’un ami.


S’il est vrai que le marketing est de plus en plus basé sur des données empiriques de nos jours, historiquement, en revanche, les campagnes de publicité, de marketing, ou de ‘branding’ étaient conduites à l’instinct et n’avaient pas grand chose de rationnel. D’ailleurs la plupart de ces campagnes étaient des échecs.

Toute la chaîne de valeur des métiers de la communication est basée sur une confiance pas toujours judicieusement placée. Pas étonnant que les scientifiques soient méfiants.

Ceci dit, on ne peut pas opposer doute et confiance de manière aussi simpliste. Les communicants ont leurs doutes et la confiance est également de mise dans le monde scientifique ; les chercheurs ne doivent pas réinventer la roue à chaque génération, ils peuvent se fier aux savoirs établis par leurs prédécesseurs sans forcément les remettre en question.

Je pense que le doute et la confiance peuvent être vus comme complémentaires plutôt que comme des forces opposées.

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 5. Contre-intuitif vs naturel

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La science est l’un des principaux pourvoyeurs de savoirs aujourd’hui. Et ses méthodes sont essentiellement basées sur le doute. Bizarre, non ? Après tout, en tant qu’espèce sociale, nous avons toujours eu besoin de pouvoir nous faire confiance.
Les nourrissons font confiance à leurs parents, leur vie en dépend.
La plupart des gens ont des croyances religieuses alors qu'aucune preuve tangible n’est disponible. Notre cerveau est câblé pour croire. La confiance est le ciment social qui nous permet de bâtir des relations.

Vu sous cet angle, la science, qui force les humains à douter, est probablement la plus contre-intuitive de toutes les activités humaines.

Ce n’est pas le cas de la communication bien sûr. Ici, je ne parle pas juste de pubs TV, mais de l’essence-même de la communication : c’est ce qui rend possible la vie ensemble, ce qui nous permet de nous comprendre, de partager de l’information, de bâtir cette formidable culture humaine qui traverse les générations et fait de nous ce que nous sommes.

Au lieu de voir la science et la communication comme opposées, ne pourrait-on pas les voir comme complémentaires ?

La science, basée sur le doute, contribue à produire du savoir. La communication, basée sur la confiance, aide à partager ce savoir.

Magnifique, non ?

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6. Questions vs Réponses

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Une autre caractéristique de notre espèce est notre insatiable curiosité. Nous voulons tout comprendre. Depuis toujours, nous avons cherché à savoir d’où nous venons, de quoi est fait l’univers, pourquoi ce qui arrive arrive… Les histoires, les légendes, les religions ont comblé un vide en répondant à leur manière à ces questions obsédantes et ont su satisfaire notre curiosité pour un temps.

Au fil de notre histoire, nous avons pris l’habitude de faire confiance à des sages. Nous nous satisfaisions des explications des anciens, des sorciers, des druides, des prêtres, même si l’acceptation de leurs explications exigeait un acte de foi.

Aujourd’hui, ces vieilles figures d’autorité ont perdu de leur superbe ; nous sommes nombreux à ne plus prendre leurs croyances pour des vérités. Alors nous nous tournons vers les experts des temps modernes quand nous avons besoin de nous sentir rassurés. Dans les représentations populaires, il s’agit souvent de vieux scientifiques en blouse blanche. Les médias n’hésitent pas à se tourner vers eux avec une foi aveugle, et les marchands de dentifrice et de lessive exploitent largement ce cliché comme argument d’autorité depuis des années.

Mais ce n’est pas comme cela que la science fonctionne. Elle ne fournit aucune réponse avant d’avoir exploré la question en profondeur. Une question en entraînant une autre, la science pose beaucoup plus de questions qu’elle ne trouve de réponses.

Et les réponses qu’elle trouve ne sont jamais considérées comme des vérités intangibles : elles peuvent être remises en question et même réfutées si de nouvelles données viennent les invalider. La science est davantage une affaire de questions que de réponses.

Les rares réponses de la science prennent du temps à être produites. Mais elles sont incroyablement fécondes. Et lorsqu’elles permettent de développer des technologies, l’impact de ces dernières est phénoménal : les avions volent. Le GPS fonctionne. Des cancers sont diagnostiqués avant le premier symptôme, grâce aux efforts que les scientifiques ont consacré à explorer les questions plutôt qu’à imposer leurs croyances.

Le problème, quand on se tourne vers un expert rassurant, c’est qu’on n’est pas toujours prêt à entendre une réponse honnête qui, dans certains cas, pourrait être « je ne sais pas ». Ou « J’avais tort ».

Nous voulons juste que les experts aient réponse à tout, comme au bon vieux temps ; on a tendance à ne reconnaître l’autorité que de ceux qui semblent ne jamais se tromper, savent ce qu’ils font et où ils vont, et qui finalement, nous rassurent en nous disant ce que nous avons besoin d’entendre. Les politiciens que nous élisons sont l’exact reflet de cet état d’esprit. À quand remonte la dernière fois où vous avez entendu l’un d’entre eux dire « Je ne suis pas sûr que mon plan soit une bonne solution » ou « Pardon, je me suis trompé ». C’est pourtant le genre de choses que les scientifiques se doivent de dire tous les jours.

Alors quand on leur demande de jouer les experts omniscients, la plupart des scientifiques sont très mal à l’aise. Ils détestent qu’on les force à sur-simplifier le message. Ils n’aiment pas devoir rassurer quand, en fait, ils savent que les choses pourraient partir dans plusieurs directions. Un cas tristement célèbre a d’ailleurs failli conduire des sismologues italiens tout droit en prison pour s’être montrés rassurants et n’avoir pas « su » prévoir une catastrophe naturelle imprévisible. 
Lorsque les scientifiques essaient malgré tout de se conformer aux attentes, de se la jouer rassurants, et font des déclarations noires ou blanches, cela sonne terriblement faux. La plupart des scientifiques sont de piètres communicateurs. Pour leur défense, la communication est rarement une matière intégrée dans leur cursus.

Les professionnels de la communication, de leur côté, savent que les gens ont soif de réponses. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour leur en fournir. Rarement en se posant les bonnes questions, ceci dit… Peut-on seulement poser la bonne question quand on sait déjà quelle réponse on veut donner ? (La plupart des communicants n’ont aucune culture scientifique, comme le reste de la population, d’ailleurs…)

Nous sommes tous victimes du biais de confirmation, un biais cognitif qui tend à nous faire privilégier les réponses qui nous confortent dans nos présupposés. Il est extrêmement difficile pour un être humain normalement constitué de continuer de se poser des questions une fois que des réponses sont disponibles. C’est difficile, mais pas impossible. Pour ma part, je pense que face à une question donnée, une communication basée sur une infinité de réponses possibles plutôt qu’une seule pourrait être une piste extraordinairement intéressante à creuser.

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7. Sérieux vs divertissant

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La science est souvent perçue comme ennuyeuse et rébarbative ; on l’imagine faite par de vieux savants sérieux en blouse blanche dans leur laboratoire. Elle ne devient divertissante que lorsque la figure du « savant fou » fait son entrée en scène.

Il s’agit là de clichés, bien sûr, véhiculés via le petit ou le grand écran. En réalité, les scientifiques ne sont pas (tous) fous, barbants, vieux ou même de sexe masculin. Saviez-vous par exemple qu’au niveau mondial, 3 scientifiques sur 10 sont des femmes ?  Il y a encore une énorme marge de progression, mais ce chiffre montre que la science n’est pas qu’une affaire d’hommes. En moyenne, un diplôme de doctorat est obtenu à l’âge de 32 ans. La science n’est pas non plus qu’un truc de vieux…

La perception qu’on a du monde de la communication est tout aussi caricaturale. Beaucoup de cocaïne et des fêtes qui n’en finissent pas…

Bien sûr cela n’a qu’un très vague rapport avec la réalité. Les employés d’une agence de comm bossent toute la journée derrière un écran d’ordinateur, doivent rendre des comptes sur leur emploi du temps, se taper des réunions infernales… Comme tout le monde !

Ceci dit, au-delà du stéréotype concernant les acteurs de la communication, la discipline elle-même n’est pas toujours perçue comme très sérieuse. Et, elle ne l’est effectivement pas forcément.

La communication, c’est l’art de transmettre des messages. Ces derniers peuvent être n’importe quoi, de factuel à extraordinaire, de précis à trompeur, de divertissant à super-ennuyeux.

Là où je veux en venir, c’est qu’on nage en plein biais et préjugés quand on se raccroche à ce type de représentations. Nous ne regardons pas la réalité en face. Bien sûr qu’il existe de vieux scientifiques barbants. Certainement pas une majorité. Bien sûr certains communicants sont des hipsters creux qui se croient marrants et ne pensent qu’à faire la fête. Il est temps de venir à bout de ces stéréotypes stupides.

La science - en tant que processus - est une chose sérieuse, certes, mais elle peut néanmoins être communiquée dans la bonne humeur, comme nous l’avons maintes fois montré sur Podcast Science par exemple.

La communication est une chose sérieuse également. Capter l’attention, provoquer une émotion, laisser un souvenir, ça a l’air fun, mais je vous promets que c’est du boulot.

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 Pourquoi aucune de ces « raisons » ne me semble valable

Il me semble évident qu’aucun de ces arguments « science vs communication » ne tient la route.

La science est d’abord une méthode, une démarche qui nous permet de comprendre la réalité et qui produit du savoir. Les techniques de communication nous permettent de partager de l’information. La complémentarité entre science et communication me semble vraiment évidente.

La science est faite par des humains. Les humains communiquent. Pour le meilleur et pour le pire. Le « meilleur » requiert de la coopération : les scientifiques connaissent les faits. Les communiquants savent rendre un message clair et compréhensible.

La communication scientifique, pour rendre compte des faits de manière claire et compréhensible, ne devrait jamais être entreprise sans l’un ou l’autre, comme c’est très souvent le cas.

En conclusion

Notre modèle de civilisation dépend de technologies toujours plus complexes, que pratiquement personne ne comprend, pas même les décideurs. Nous avons poussé le seul écosystème habitable que nous connaissions dans ses derniers retranchements. Les défis auxquels notre espèce doit faire face aujourd’hui sont sans précédent. La science devrait se trouver au cœur même des processus de décision, et elle en est la grande absente !

Pratiquement personne ne comprend comment est faite la science. Il est temps pour une meilleure culture scientifique au sein du grand public.

Scientifiques et communicants doivent travailler main dans la main, trouver la combinaison idéale de raison et d’émotion, satisfaire la curiosité du public sans compliquer l’exercice avec un vocabulaire inaccessible, trouver un angle séduisant pour exposer les faits, déceler quand il faut douter et quand on peut faire confiance…
Ne pas perdre de vue que la science n’est pas une activité naturelle ou intuitive ; c’est normal que ce soit difficile à expliquer…
Poser les bonnes questions pour trouver les bonnes réponses…
Accepter qu’on peut être sérieux dans la manière de produire des connaissances et divertissant dans la manière de les communiquer.

C’est le pari impossible que parviennent pourtant à relever à merveille, dans les pays anglophones, des gens comme Jim Al-Khalili, Dr Kiki, David Attenborough, Brian Cox, Richard Dawkins, Neil de Grasse Tyson, Marcus du Sautoy, Ben Goldacre, Lucie Green, Brian Greene, Stephen Hawking, Alok Jha, Karl Kruzcelnicki, Joanne Manaster, Karen Nyberg, Bill Nye, Alice Roberts, Adam Rutherford, Simon Singh, Carl Zimmer, les regrettés Stephen Jay Gould, Oliver Sacks et Carl Sagan pour n’en citer que quelques uns, extrêmement inspirants dans leur démonstration de cette complémentarité - que j’appelle de mes vœux - est possible.

Plus près de nous, une nouvelle génération de communicateurs scientifiques ont réussi l’incroyable prouesse d’aller au-delà du simple partage d’information, en engageant carrément une véritable conversation autour de la science. Je pense notamment aux vidéastes/YouTubers comme Leo Grasset ou Bruce Benamran, aux formidables blogueurs et podcasteurs du Café des sciences, à ma joyeuse bande de fous de Podcast Science.

On peut - et on doit ! - raconter la science, l’inclure dans les conversations, montrer ce qu’on lui trouve de captivant et de fascinant, sans pour autant sacrifier les faits sur l’autel du sensationnalisme, mais juste en racontant la bonne histoire.

C’est du boulot, bonne chance !

Ah, et si vous avez besoin d’un coup de main… Vous savez où nous trouver :)

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Remerciements 

Un immense merci à Puyo pour les illustrations originales et à mes relecteurs de choc qui ont grandement contribué à élever la qualité de cet article : Ariane Beldi, Vanessa Christinet, Cédric Limousin, Karim Madjer, Johan Mazoyer, David Medernach, Jul Pourquoi, Nico Tupe, Guillaume Vendé et surtout Alex Brown et Pierre Kerner.


1  Les idées partagées dans cet article sont le résultat de mes observations et réflexions personnelles. À ma connaissance, il n’existe aucune recherche aujourd’hui qui explorerait mes affirmations, mais j’aimerais bien me tromper ; si vous en trouvez, je suis preneur ! Merci de prendre mes idées pour ce qu’elles sont, les simples opinions de quelqu’un qui a réfléchi à ces questions… Une perspective très personnelle qui, je l’espère, vous aidera à alimenter vos propres réflexions.


 À propos de l'auteur

Alan Vonlanthen

Suisse  et Britannique, nourri à la science populaire anglophone depuis 15 ans, Alan milite depuis la création de son Podcast Science pour que la science retrouve une place importante dans la culture populaire francophone.

Avant la création de l’Agence Big Bang, Alan était un professionnel de la communication digitale la journée2, et un acteur de la communication scientifique la nuit. Big Bang lui permet d’inscrire cette double compétence dans une démarche cohérente, de dormir un peu la nuit, et de vous faire bénéficier de son expertise. Alan est également le président du Café des Sciences, premier collectif de blogueurs de science en français.

Après avoir mis en place le premier Intranet du groupe Edipresse en 1999 (groupe de presse international dont les activités suisses ont été récemment reprises par Tamedia), Alan a travaillé encore quelques années pour Edipresse en tant que chef de projets web. Il a co-fondé l'agence Adaptive Studios en 2003. 4 ans plus tard, il prit la tête du pôle Conseil de Cross Agency (désormais Wide | Switzerland), puis devint Product Owner et Business Developper pour Liip avant de reprendre une carrière en freelance, puis finalement de créer ce Big Bang avec Karim.
Dernière modification le vendredi, 25 septembre 2015
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