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La succession de pratiques appelées innovantes, nouvelles, amène à penser que ces pratiques, lorsqu’elles rentrent dans « le rang médiatique de l’oubli », sont passées dans la vie courante des enseignants. La succession des enquêtes sur les pratiques du numérique dans l’enseignement montre que, dans ce domaine il n’en est rien. Les pratiques dites innovantes ne se généralisent que très peu, voire pas du tout. Les Freinet, Cousinet et autres Montessori ont eu beau nous montrer des chemins différents, ils sont toujours restés en marge de l’institution scolaire dans sa globalité. Or les pratiques ordinaires sont d’abord les pratiques largement majoritaires. Installées dans le paysage depuis longtemps, elles font figure d’évidence pour chacun.

Qu’est-ce donc qui résiste ? Désigner un coupable serait faire fausse route : ni les enseignants, ni l’institution, ni la société, ni les familles, n’ont de responsabilité spécifique.

Avec le numérique et son développement dans la société, on peut se questionner, car le contexte est totalement différent d’autres situations antérieures. Ce qui change c’est que les acteurs de l’éducation, tous les acteurs, ont développé des pratiques ordinaires du numérique dans leur vie courante.

Qu’observons-nous ? C’est que les enseignants, en premier lieu, utilisent de plus en plus la vidéo projection en classe, surtout lorsque les installations sont fixes et dans toutes les salles, ce qui est de plus en plus souvent le cas dans le second degré et est en train d’advenir dans des écoles primaires de plus en plus nombreuses.

Que constate-t-on? Que les téléphones portables arrivent de plus en plus tôt dans les cartables des enfants (à partir du CM1 désormais semble-t-il). Que les tablettes qui sont de plus en plus souvent dans les foyers tendent à se multiplier à l’école primaire, même si c’est au prix de variations importantes et de démarches complexes.

Que voit-on ? De plus en plus d’enseignants utilisent et font utiliser le smartphone par les élèves pendant les cours. Mais peu d’établissement disposent pour l’instant de matériel individuel mis à disposition pour les élèves. Ils préfèrent utiliser le matériel disponible et fonctionnel ici et là, au moment où on en a besoin à portée de main.

Quelles pratiques, quels usages ? Mais de révolution pédagogique, point. Les pratiques ordinaires restent donc proches des prescriptions frileuses d’une institution qui semble échaudée, parfois, par la peur de l’initiative des équipes, préférant promouvoir des individualités remarquables tout en laissant de côté les pratiques ordinaires, comme si elles étaient rassurantes pour tous. A la recherche des acteurs de ces pratiques ordinaires, on s’aperçoit vite que chacun de nous en est porteur. Derrières les arbres de l’essai se cachent la forêt de la routine.

Et pourtant les changements se font, comme on l’observe au quotidien. Mais pas là où les discours médiatiques portent leur regard. Pas là où les vendeurs désignent ce qu’il faudrait faire de leurs appareillages. Elles se font dans la « zone proximale de développement » (Vygotsky) de chacun de nous. La construction de l’aisance pédagogique de l’enseignant ne se fait pas à coup d’injonctions de généralisation ou de médiatisation des bonnes pratiques. Elle se fait dans le sentiment d’assurance personnelle, de sentiment d’auto-efficacité (Bandura) d’estime de soi et de résilience (Cyrulnik). Elle se fait aussi dans la confiance réciproque de l’acte éducatif, confiance entre tous les acteurs de l’éducation (et pas, là encore, l’un ou l’autre).

En matière de numérique l’absence de cadre clair et durable a été depuis trente années préjudiciable. Cela a laissé le monde scolaire en marginalité d’un phénomène social et a encouragé les attitudes allant dans le sens de la défiance ou de l’attentisme. Les différentes politiques menées ont été toujours en deçà des discours qui ne se sont jamais traduites dans les faits à la hauteur de ce qui était annoncé. Ainsi, où sont passés les ordinateurs portables qu’un ministre voulait distribuer à tous les nouveaux enseignants en 1998. Où seront les 800 000 tablettes ou ordinateur portable qui devraient équiper chaque niveau du collège quand les orientations politiques changeront, comme on déjà pu le voir avec certaines collectivité territoriales…

En ne permettant pas aux pratiques ordinaires de s’implanter, chacun de nous est coupable à son niveau. En préférant le clinquant de l’innovation, on a, au contraire généré de la méfiance, du refus voir de l’incompréhension. Chacun pourra se dire qu’il n’y peut rien, mais cela ne fera que renforcer l’incompréhension. Au niveau de chaque établissement, il est important de permettre que les usages du numériques deviennent ordinaires. La banalité des usages du numérique eu  laboratoire que Jean Didier Vincent appelait de ses voeux dans une interview que nous avions faites à Hourtin en 2004 n’a pas eu d’écho. On pensera ce qu’on veut du B2i, mais il se basait justement sur la dimension ordinaire et tentait de les imposer dans le paysage. Combattu de l’intérieur, comme de l’extérieur, il n’a pas trouvé sa place et le simulacre de légalisation porté par le premier socle commun n’a servi à rien. Car en 2006, le B2i est entré dans la loi, mais pas dans les classes et les établissements, à hauteur de ses ambitions ordinaires.

Quand, en tant que chercheur, je m’intéresse à l’appropriation, j’observe aussi bien ce qui fonctionne que ce passage à l’ordinaire. Or ce passage est encore loin devant nous. Il ne suffit pas d’équipement, mais bien de véritable vision d’éducation à incarner dans des politiques qui s’inscrivent dans la durée et non pas dans l’effet d’annonce. Or les dernières nouvelles venues des politiques ne laissent pas envisager cette évolution.

A suivre et à débattre
BD
PS pour ceux (ou celui)qui pensent que je me répète, qu’ils me montrent leurs propres manières de faire….

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Bruno Devauchelle

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Dernière modification le vendredi, 25 mars 2016
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.