« En effet l’illettrisme renvoie à l’échec scolaire. Etre en échec scolaire signifie qu’on a échoué à l’école, sans exclure cependant qu’on aurait pu réussir ailleurs, dans le cadre socioculturel d’où l’on est issu, et qui n’est généralement pas le pendant de l’école.
Qu’on se rappelle qu’à l’école le pré-requis primordial de la réussite est d’être prêt à développer la compétence la plus caractéristique de la pensée occidentale, celle qui consiste à abstraire des contenus d’information en les décontextualisant, afin de leur appliquer un ensemble de traitements systématiques : catégorisation et classification, saisie et mise en mémoire, opérations logiques.
L’ennui, c’est qu’à leur arrivée à l’école, les élèves qu’on entraîne vers ces activités d’abstraction n’y ont pas nécessairement été préparés dans leurs cadres familiaux et socioculturels.
Pour nombre d’entre eux, en effet, ce n’est pas ainsi que l’on procède pour faire face aux situations quotidiennes et pour résoudre les problèmes qu’elles peuvent poser.
Ainsi, au moment des repas, on ne parle pas beaucoup et, plus généralement, dans les échanges familiaux ou sociaux, on ne fait pas particulièrement attention à la façon dont on s’exprime, car l’important est avant tout le sens de ce que l’on dit et son efficacité pour atteindre les objectifs – explicites ou non – de la situation de communication.
En outre, on ne passe pas son temps à commenter ou à analyser événements et situations et, en réalité, on ne réfléchit que lorsqu’on en éprouve réellement le besoin. D’ailleurs, quand on a quelque chose à exprimer, on évite les détours linguo-cognitifs les plus coûteux : on le fait savoir d’une manière ou d’une autre et des manières, on en connaît bien d’autres que celles consistant à tout expliquer. »
Or, à l’école on privilégie notamment :
- la déduction,
- la formalisation,
- l’attention individuelle assidue et, plus généralement, la secondarisation des conduites,
- l’indépendance à l’égard du contexte,
- la relation aux choses plutôt qu’aux gens,
- l’apprentissage formel et intentionnel, plutôt que l’acquisition incidente,
- le métalinguistique et le métacognitif,
Plus généralement on se réfère :
- à des valeurs,
- à des croyances (sur la validité des préférences cognitives, sur la valeur de l’étude silencieuse, etc.),
- à une idéologie (positiviste et laïque),
- on impose des codes spécifiques (le français scolaire),
- on initie (dans les deux sens du terme) à des pratiques d’étude (procédures de raisonnement et stratégies d’apprentissage) et à des conduites individuelles et collectives valorisées, dont certaines relèvent sans conteste de la ritualité (épreuves de contrôle, de franchissement de niveau)
Ces différents référents renvoient en fait à l’essentiel des composantes utiles à la description d’une culture, toutes les formes de culture, les cultures ethniques et nationales, mais aussi les cultures régionales, religieuses, sexuelles, générationnelles, organisationnelles.
C’est donc tout naturellement que l’on peut parler d’une culture scolaire et, depuis trois bons siècles qu’a commencé la scolarisation, cette culture scolaire n’a pas manqué de marquer les esprits et de contribuer à la constitution de la culture dite standard, celle-là même qui permet aux couches aisées et moyennes de la population de coexister autour d’un certain nombre de référents culturels communs, dont l’école est le creuset et le vecteur.
Il y a, de fait, de moins en moins de solution de continuité entre les composantes culturelles de ces milieux et la culture scolaire. Lorsque les enfants issus de classes favorisées, arrivent à l’école, ils ne ressentent pas de rupture culturelle : pour l’exprimer d’une image, ils changent de piscine, ce changement de cadre, on le sait, favorisant la socialisation, mais ils continuent à évoluer dans la même eau. En réalité, pour ceux-ci, les conditions de la réussite sont posées dès la naissance.
Or, pour des raisons historiques, géographiques et socio-économiques, mais aussi parce que la variabilité est le propre de tout système symbolique – et donc de ces systèmes de systèmes symboliques que sont les cultures - et également parce que la différence est nécessaire à l’ordre, il y a – indépendamment des cultures de l’immigration – en France comme ailleurs, d’autres communautés culturelles déterminées par d’autres facteurs sociaux (familles monoparentales, traversant des difficultés économiques, venant de milieux particuliers …) qui diffèrent de la culture standard.
Lorsque ces enfants des communautés, décrites précédemment, arrivent à l’école, l’approche interculturaliste pose qu’ils sont en situation d’interculturation, c’est-à-dire dans une situation de décalage psychoculturel, perturbante et frustrante, qui les oblige à déployer un surcroît d’énergie et d’activité psychologique, afin de trouver des solutions qui leur permettent de parvenir à une situation personnelle de moins en moins problématique et stressante.
Ces enfants de tous milieux ont donc besoin d’être accompagnés, soutenus et guidés dans ce genre d’entreprise impliquant de modifier ses acquis antérieurs, et les diverses références (valeurs, croyances, représentations, attitudes collectives, normes) sur lesquelles sont ancrées les habitudes interprétatives, les schèmes d’action et de pensée : bref tout ce qui constitue la charpente identitaire de tout sujet.
Pour en savoir plus :
Pour une approche interculturelle dans la lutte contre l'illettrisme
Jean-Paul Chouard,
Chargé de mission DAREIC de l'académie de Paris, Chef de projet en ingénierie des échanges culturels