fil-educavox-color1

Telle était la question posée aux débateurs ce jeudi 15 décembre au Collège des Bernardins pour ce Digital society forum organisé par Orange en partenariat avec BFM TV.

« La vie politique se trouve transformée par l'arrivée du numérique. Aussi bien du côté de l'élu que du citoyen. 27% de Français estiment que le numérique est une révolution dans l'exercice de leur citoyenneté selon le sondage BVA / DSF réalisé à l'occasion de ce débat. Comment se créent les nouvelles dynamiques ? Les prises de décisions collectives fonctionnent-elles ? Quel rôle jouent les plateformes des CivicTech ? »

Le débat animé par Ruth Elkrief, en présence de Stéphane Richard, Président Directeur Général d’Orange et avec la participation de sept débateurs a mis en évidence certains constats fort intéressants, mais aussi des contradictions quant à la réalité de l’impact du numérique sur la démocratie.

Il peut sembler évident que le numérique, via les Smartphones et les réseaux sociaux est un amplificateur de l’intérêt et de la participation politique : c’est la thèse des acteurs économiques qui s’emploient  à défendre leur pré carré (Twitter, Orange opérateur en télécommunications, instituts de sondage, chaines d’information en continu). Cependant, il ne sera pas facile au cours du débat d’éclairer la réalité des processus qui sont à l’œuvre dans le domaine de la participation politique et/ou citoyenne (ce qui n’est pas la même chose) avec le numérique. Méfions-nous des évidences !

 

Comment le numérique change la politique 

Pour Thierry Vedel (chercheur CNRS au Cevipof), le numérique change la politique dans trois domaines : l’information, la facilitation de la discussion et du débat (celui-ci devient alors souvent très expressif, voire égocentrique) et l'action collective qui favorise les mouvements sociaux. On idéalise souvent l’attente des citoyens. Ils ne veulent pas plus d'information : ils en veulent moins et si possible en la simplifiant. Internet est aussi un divertissement de la politique : il y a une ambivalence quant à ses répercussion sur la démocratie.

Thierry Pech (Directeur général de Terra Nova) affirme que le numérique accélère la crise de la représentation en introduisant une rupture entre une partie de la population et le reste. Les classes populaires et les petites classe moyennes ne se reconnaissent plus dans la représentation politique ou même associative. Dans cette nouvelle sociologie de la participation, ne se trouvent pas les classes petite et moyenne basse. Or, ces classes peuvent faire une élection. C'est cette question politique qui se pose à la démocratie.

Comment réintégrer dans le cercle de la participation démocratique les gens qui s'en sont éloignés? Si on ne donne pas une réponse positive à cette question, nous sommes assis sur un volcan. On a pensé que l'élection résumait à elle seule la démocratie, or cela ne l'épuise pas du tout. Il y a un fort désir de participation (« liberté des anciens »), mais force est de constater que le monde de l’Internet est très affinitaire, or la démocratie est la chance de rencontrer quelqu’un qui ne pense pas comme vous sans se battre.

Gaël Sliman (Odoxa) confirme la rupture majeure qui existe entre ceux qui pensent qu’ils sont des gagnants du système globalisé (ce sont les connectés) et ceux qui se sentent exclus. Or ce sont les non-connectés qui ont voté à la primaire de la droite. En fait, un quart des français est en dehors du jeu.

Où en est-on du débat démocratique sur Internet ? Apparemment on n’est pas très avancé, puisqu’en réalité les acteurs (quelques « privilégiés » appartenant aux catégorises socioprofessionnelles favorisées, CSP+) s’y retrouveraient pour se conforter mutuellement dans leur propre opinion.

Alors, faut-il désespérer de l’impact positif du numérique dans la vie politique ? Certainement pas, si on s’attend seulement à une manière de mieux connaître et gérer les attentes des citoyens. Mais pour ce qui est de la participation citoyenne et des mouvements sociaux, c’est une autre affaire.

 

Les Civic Tech peuvent-elles proposer des alternatives crédibles pour sortir de l’impasse?

Leonore de Roquefeuil est co-fondatrice en 2012 de voxe.org[1], association qui veut permettre aux citoyens d’avoir un impact réel sur la politique de leur pays, via le numérique : ce comparateur est aujourd'hui disponible dans 19 pays.  Elle affirme qu’il faut être plus ambitieux avec ce qu'on attend de la démocratie et du numérique pour la démocratie. En effet, avec le numérique, on multiplie le potentiel d'interaction, mais cela ne veut pas dire que l’on va me répondre. Il faut faire bien plus que cela.

Axel Dauchez fondateur de make.org[2] partage sans doute ces analyses, puisque selon lui, l'espace commun se réduit dans le corporatisme et l'individualisme.

Avec le numérique, le socle commun de la société se réduit et l’impuissance politique devient structurelle. Le bulletin de vote n'a plus d'impact et on se recroqueville sur son besoin personnel et individuel. Il est évident désormais que la politique et le vote ne suffisent plus. Les forces de transformation doivent être prises en charge par tous les acteurs de la société. Le site make.org consulte un million de français par mois sur des thématiques choisies pour faire émerger les propositions des citoyens : il génère 20.000 propositions par mois. « Notre métier est de construire des bataillons d'acteurs pour les diriger vers des modalités d'actions existantes. On crée un million de citoyens engagés par mois. La survie de la démocratie est au prix du sentiment permanent de démocratie, qui est qu'on a prise sur les évènements ». Il faut donc passer des propositions citoyennes aux engagements politiques.

Vincent Pons co-fondateur de Liegey Muller Pons (« la première Startup de stratégie électorale en Europe ») a participé à la campagne d'Obama.

Grâce à un ciblage numérique, le porte à porte traditionnel a permis de dégager des indices des priorité de la campagne électorale selon la géographie politique, quartier par quartier en fonction des données disponibles (résultats d’élections, chômages, familles etc.). Cette stratégie permet de cibler les électeurs et de répondre à leurs préoccupations. On devrait donc utiliser le numérique comme une modalité qui s'ajoute aux modalités d'action traditionnelles, il ne peut remplacer le porte à porte.

On est confronté à une réelle difficulté pour passer de la multitude des opinions à des choix collectifs qui soient l’expression de l'intérêt général. "Il y a aujourd’hui plus de gens qui produisent des idées que de gens qui peuvent les écouter".

Est-on suffisamment exposé aux idées adverses et non pas enfermé dans sa propre opinion, ce qui est aggravé par les communautés créées par le numérique ? La demande d'un homme fort monte, car le pays est bloqué parce que les gens pensent qu'ils n'ont plus de poids sur les décisions : on se réfugie alors dans le corporatisme.

Il faut réactiver la démocratie représentative avec de la démocratie participative, car le populisme se nourrit du sentiment d'impuissance.

Thierry Pech regrette l’absence de projets politiques : « on a une abondance de programmes et déficit de projets. La vraie question politique est : "Est-ce que la politique peut changer quelque chose à ma vie?"

L’espace public est désormais déhiérarchisé, on entend tout et n'importe quoi, la rumeur vaut la vérité. En démocratie l'égalité est radicale dans le partage du pouvoir. Il y a aujourd’hui une profanation des lieux de pouvoir et de savoir grâce au numérique. Ce fut un premier temps : il faut passer à autre chose. Or, la démocratie ne peut venir que du pluralisme. Où est la loi Bichet[3] du monde numérique? » S’interroge Tierry Pech.

 

Une question de confiance

Pour clore provisoirement ce débat, lors des questions posées par le public, une étudiante apporte une précision importante quant à l’attitude des jeunes souvent stigmatisée vis à vis de la politique : "Ce n'est pas parce que on ne va pas voter qu'on n'est pas engagé. Et de plus, on n'a pas confiance dans le numérique."

La jeunesse française est motivée, puisque 8 jeunes sur 10 sont intéressés par la politique, et 6 sur 10 veulent faire quelque chose mais ils ne savent pas comment faire. Il est urgent de proposer d'autres voies d'action. La jeune génération n'est pas représentée dans le champ politique. Il est impératif de rétablir chez les citoyens la conscience que chacun a une responsabilité.

La question de la confiance est lourde, dans la démocratie. En effet, on la distribue avec parcimonie et la démocratie n'est pas faite pour donner sa confiance de manière permanente. Le doute est aujourd’hui redoublé par l'attitude des candidats, par l'écart qui existe entre la campagne, les promesses et la réalité.  Le doute est aussi alimenté plus fortement dans la jeunesse par la conscience qu’elle a de la capacité de manipulation et d’instrumentalisation que porte le numérique.

Le numérique serait donc la meilleure et la pire des choses pour la démocratie ! Il est urgent que les acteurs politiques entendent ce besoin de clarification et qu’ils utilisent le numérique autrement que pour peser sur les consciences, c’est à dire que, grâce au numérique - et pas seulement via les instituts de sondage qui disent souvent ce que l’on veut leur faire dire - ils ECOUTENT enfin sérieusement ce que pensent les citoyens. La démocratie et la citoyenneté sont aujourd’hui à ce prix.

Michel Perez


[1] Voxe.org (code libre) est présenté comme la boite à outils du citoyen connecté. Par ailleurs « #Hello2017 est une initiative neutre et transpartisane, portée par Voxe.org, avec le soutien de Kawaa.co à l'occasion des élections primaires, présidentielle et législatives de 2017. » En 2015, voxe.org est lauréat du Google Impact Challenge. 

[2] Make.org se présente comme “une initiative citoyenne, européenne et indépendante. Sa mission est d'offrir aux citoyens le moyen de peser sur le débat politique afin que les élus et la société civile s'engagent à transformer nos sociétés”.

[3] Loi du 2 avril 1945 qui règlemente la distribution de la presse afin d’assurer une égalité de distribution et de mise à disposition du public des différents journaux. (résumé rapide)

Cliquer ici pour regarder le débat en replay

Dernière modification le vendredi, 06 septembre 2019
Pérez Michel

Président national de l'An@é de 2017 à 2022. Inspecteur général honoraire de l’éducation nationale (spécialiste en langues vivantes). Ancien conseiller Tice du recteur de Bordeaux, auteur de nombreux articles et rapports sur les usages pédagogiques du numérique et sur la place des outils numériques dans la politique éducative.