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Internet a cette propriété, nouvelle dans l’histoire, de permettre à chaque citoyen de porter sa parole, son opinion, son simple avis à l’autre bout du monde. C’est évidemment une propriété strictement fonctionnelle qui ne garantit nullement que cette parole soit lue ou entendue. Il n’empêche ! Aucun des grands créateurs ou penseurs des siècles passés n’avait pu bénéficier, de manière immédiate, d’une telle possibilité d’audience…
Le porte-voix numérique est devenu planétaire.
C’est une chance incroyable de pouvoir vivre ces moments ! Certains vont plus loin et plaident même pour que les apprentissages fondamentaux de l’école, « lire  », « écrire » et « compter » s’augmentent de l’acquisition de la maîtrise de cette nouvelle compétence : « publier ».

Comme vous le savez, le droit à la liberté d’opinion et d’expression est un des biens les plus précieux de l’homme. Il convient de mesurer sa préciosité à l’acharnement que mettent les dirigeants et pouvoirs politiques des pays totalitaires à en priver systématiquement leurs citoyens et à réprimer l’usage qu’ils tentent parfois d’en faire. Les pays démocratiques ne sont pas en reste qui, bon gré, mal gré, oublient trop souvent d’en rappeler les fondements et l’importance fondatrice des valeurs d’une société. J’ai, dans ce très récent billet, rappelé combien défendre ce droit était à l’évidence, pour la CNIL, la dernière roue de la charrette, alors que ses missions mêmes lui commandent de le faire en toutes circonstances sur les réseaux numériques…

La volonté politique ?
La liberté d’expression, garantie par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, n’a, en France, de limites que celles prévues par la loi. Quiconque abuse de cette liberté doit en répondre devant la Justice. C’est ainsi. Certains le déplorent. D’autres pays s’accommodent d’un espace de liberté plus grand encore qui autorise parfois des outrances qui seraient réprimées chez nous. Mais le moins qu’on puisse attendre d’un homme politique, qui plus est élu du peuple et son représentant, c’est qu’il garantisse au citoyen l’exercice plein et entier de cette liberté fondamentale.
Et pourtant… 

À propos de la publication récente, sur Twitter, de messages utilisant des mots-clés ou des contenus supposément racistes ou homophobes, notre ministre des droits des femmes, porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, se laisse aller, dans cet article en ligne, à de curieuses considérations… Elle rappelle que la liberté d’expression est « une de nos valeurs les plus précieuses », qu’elle « ne peut être impunément utilisée pour déverser, aux yeux de tous et sur quelques-uns, une charge haineuse aussi violente qu’inacceptable ». Fort bien ! Le diagnostic est juste. Ce sont les solutions qu’elle propose qui sont alors une atteinte de fait à ce droit.

En effet, à plusieurs reprises, à commencer par ce titre inadmissible « Twitter doit respecter les valeurs de la République », elle exhorte ce média à « prévenir la commission de tels délits » et à « agir pour supprimer les tweets manifestement illicites et, à tout le moins, en rendre l’accès impossible ». C’est juste dommage. C’est de plus attentatoire à la liberté d’expression, en incitant un média étranger à censurer, de sa propre volonté, les contenus supposés illicites qu’il transporte et affiche. Il n’y a qu’une seule et unique solution aux transgressions supposées de ces libertés : la justice. Il existe en France des moyens simples et rapides pour qu’un juge puisse dire le droit et demander si besoin, avant autres éventuelles poursuites, le retrait de ces publications.

On est bien mal défendu.

La volonté éducative ?
L’éducation aux médias est le moment privilégié de la valorisation de la liberté d’opinion et d’expression. Exercer ce droit à l’école, c’est exercer aussi son autonomie et sa responsabilité, dans la continuité de l’acquisition, notamment, des compétences 4, 6 et 7 du socle commun. Jadis, Célestin Freinet l’avait bien compris, qui œuvrait déjà, dans son atelier imprimerie, à promouvoir la parole libre et responsable de ses élèves.

Dans notre école moderne, les professeurs documentalistes sont, de par les missions qui leur sont assignées, les plus à même de coordonner, avec leurs collègues, ce chantier de l’éducation aux médias, devenu si considérable et nécessaire à l’heure numérique.

De ce point de vue, on devrait les attendre en première ligne pour promouvoir l’expression publique et responsable des élèves. Si quelques-uns — pardonnez-moi ce masculin pour un corps d’enseignant(e)s essentiellement féminin — se lancent avec leurs élèves dans l’aventure du journal scolaire, peu encouragent leurs élèves à la diffusion publique dudit journal, lui préférant généralement une audience limitée aux familles, à la cour et à la salle des professeurs. Il n’est qu’à voir la très faible proportion de journaux scolaires ou lycéens qui profitent de la Semaine de la presse et des moyens de diffusion offerts à cette occasion pour élargir le cercle de leurs lecteurs. Encore plus rares sont les professeurs, et en particulier les documentalistes, qui se lancent avec leurs élèves dans l’aventure du journal scolaire en ligne…

J’ai fait aussi la curieuse observation que les professeurs documentalistes étaient, parmi tous les enseignants, ceux qui étaient le plus frileux pour élargir, sur leurs comptes personnels de réseaux sociaux, l’étendue de la diffusion de leur veille ou de leur production. Sans qu’il soit possible de généraliser trop, je m’en suis fait souvent la remarque… On observe cela sur Google+ où le cercle de diffusion des envois est bien souvent limité, interdisant de fait le partage au-delà et donc la diffusion publique. On observe cela encore sur Twitter où le nombre de professeurs documentalistes protégeant leur compte (c’est-à-dire limitant volontairement le nombre de leurs lecteurs qu’ils autorisent ou non à les « suivre ») est considérable, bien supérieur à celui des professeurs et des autres contributeurs, même dans le microcosme éducatif.

Pourquoi ces freins ? Pourquoi de telles protections ? J’ai posé ces questions et eu à ce sujet quelques réponses sur Twitter, la plus franche étant sans doute celle de l’un d’entre eux : « En partie parce qu’on fait un métier de paranoïaque dans un environnement hostile (je rigole, mais pas tant que ça)  ». Ce professeur documentaliste, paranoïaque donc, est aussi sans doute schizophrène, capable d’une intervention lucide en public mais souhaitant rester anonyme quand on veut le citer… 
Je plaisante et j’entends bien son propos, bien sûr. Mais je ne le comprends pas.
Je dis et répète que la promotion et la valorisation des droits fondamentaux de l’élève jeune citoyen, et notamment de ses droits à donner son avis et à librement s’exprimer, sont dans les missions principales de tous les professeurs en charge d’éducation aux médias. Pour pouvoir encourager chaque élève à porter sa parole publique à l’autre bout du monde, de manière responsable, en assumant et en signant ses écrits, si possible de son vrai nom, il faut être soi-même convaincu et, surtout, très exercé à le faire, donc compétent.

On voit bien que c’est loin d’être encore le cas.

Serge Tisseron rappelait encore récemment, dans cet article :

« L’idée de contrôler en toutes circonstances sa propre image est incompatible avec la culture des écrans. Et la possibilité d’effacer ce qu’on juge indésirable pourrait vite s’avérer créer plus de problèmes que ceux qu’on prétend résoudre. Non seulement cela risquerait d’encourager tous les excès à l’adolescence — voire au-delà ! — mais aussi de contribuer à nous cacher le caractère irréversible de chacun de nos actes. Je fais, j’efface, quelle illusion ! » 









Les professeurs documentalistes comme tous les professionnels de la veille qui brident, d’une manière ou d’une autre, leur expression publique, sont concernés.
L’illusion du droit à l’oubli, combat vain pourtant porté bien haut par la CNIL, obscurcit toute raison. C’est bien à l’expression libre et universelle qu’il faut exercer son opinion, c’est bien à la maîtrise et à l’épanouissement enthousiaste, autonome et responsable de l’expression publique qu’il faut éduquer nos élèves.
C’est bien aussi à l’élaboration d’un référentiel propre à la compétence « publier » qu’il faut s’atteler. S’exprimer librement, confronter son avis à la critique des autres, commenter, produire des contenus variés, images fixes ou animées, sons, textes de tous formats, des textos ou des tweets aux textes les plus longs… sont des compétences à l’épreuve desquelles l’école et ses maîtres doivent se frotter pour les enseigner, en renforçant à la fois les droits fondamentaux et en éclairant ces apprentissages de l’acquisition progressive de l’autonomie et de la responsabilité.
Dans ce cadre, il convient de réfléchir, à l’heure du numérique, au renforcement et à l’extension des droits des lycéens à la libre expression et de permettre aussi aux plus jeunes, écoliers et collégiens, d’accéder à une partie d’entre eux. 
Pour « porter bien haut les valeurs de la République », comme le dit Najat Vallaud-Belkacem, et rappeler toujours ces droits dont l’exercice est magnifié par la réalité de l’Internet, les freins sont, nous venons de le voir, encore trop nombreux. Les raisons en sont sans doute, du côté politique, le calcul ou l’ignorance, ce qui revient au même, et, du côté éducatif, la peur encore, toujours mauvaise conseillère, ou l’ignorance aussi parfois.
Que puis-je faire d’autre que de tenter, billet après billet, de démonter, à ma mesure, les ressorts de ces peurs nouvelles ou de ces mécanismes liberticides et de tenter de restaurer, par la raison, la confiance dans l’exercice de ces droits fondamentaux en ligne ?
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Crédit photo : jfgornet via photopin cc
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.