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Peut-on affirmer que la communication est meilleure, plus accomplie ou plus intense dans le cas d'un homme d'affaires de Singapour ou de Hong Kong qui a un téléphone cellulaire collé sur chaque oreille ou dans un village rural d'Afrique noire de tradition orale? J'opterai à coup sûr pour reconnaître une communication  plus active, plus complète, socialement ou humainement plus accomplie dans le cas d'un Africain. À tout le moins, il suffira que la question se pose, pour que l'inflation de technologies de communications qui est apparue dans les pays riches ne constitue pas une évidence de meilleure communication.

Information et communication interpersonnelle.

La communication instrumentée par les technologies actuelles est extrêmement puissante techniquement, beaucoup plus que le tam tam africain ou les signaux de fumée des indiens d'Amérique. Mais ce qu'elle gagne en distance, elle le perd peut-être en proximité psychologique. On a souvent parlé de la solitude des habitants des grandes villes de 5, 10 ou 20 millions d'habitants, où l'on peut souffrir et mourir dans l'indifférence générale, et à deux mètres de la porte de son voisin de palier, voire dans le métro au milieu de la foule indifférente et peureuse. De quelle communication parlons-nous alors, en comparaison de la solidarité des habitants d'un petit village rural? L'exemple de l'abandon des personnes âgées, de leur solitude dans les grandes villes est souvent cité en opposition à l'attention qui leur est donnée dans un village africain.

Il semble que ce soit la même loi qui s'applique en général pour évaluer la solidarité sociale et la communication. Plus il y a de personnes rassemblées, plus le sentiment de solitude individuelle risque de grandir. Et plus on a de technologies de communication à distance, plus la communication de proximité psychologique risque de diminuer. Ce n'est évidemment qu'une loi très générale, qui compte mille exceptions. La télévision, par exemple, constitue pour beaucoup de personnes âgées plus ou moins abandonnées dans leurs résidences de 3e âge, un lien communicationnel essentiel avec le corps social.

Il existe désormais des réseaux mondiaux de communication numérique, qui permettent à l'homme d'affaires de se brancher constamment et presque partout, par téléphone satellitaire ou par Internet à son bureau. Il peut même  en profiter pour communiquer aussi avec sa famille. Cela permet de compenser quelque peu les distances géographiques qui s'établissent dans la vie actuelle entre les membres dispersés d'une même famille. Le travail, les études, le goût de s'expatrier et la facilité de se rendre rapidement à l'autre bout de la terre, créent une situation où le père et la mère peuvent se trouver fréquemment éloignés l'un de l'autre, pendant qu'un enfant fait ses études universitaires ailleurs, et un autre a un emploi sur un autre continent. Il est heureux que les technologies de communication leur permettent encore de communiquer fréquemment. Mais on avouera que ce n'est pas un progrès évident en comparaison d'une communication simplement orale - archaïque, pourrait-on dire ironiquement! - entre les membres d'une famille rassemblés dans la même maison ou dans le même village.

Il est absolument faux d'affirmer que nous communiquons mieux que par le passé dans le monde du 3e millénaire. Nous communiquons nettement plus facilement à certains égards, beaucoup plus difficilement à d'autres. 

Et il ne faut pas confondre, comme nous le faisons de plus en plus, la puissance des technologies de communication avec la qualité et l'intensité des contenus de la communication.

Les réseaux de communication numérique planétaire qui sont établis répondent aux besoins de la mondialisation de l'économie. Ils ont des objectifs commerciaux de rentabilité immédiate. On ne pense pas mieux parce qu'on pense plus vite - c'est le plus souvent l'inverse. On ne communique pas mieux parce qu'on communique plus vite et plus loin, sauf en affaires et pour les utilités. Dans le cas de la communication humaine, disons interpersonnelle, c'est le plus souvent l'inverse.

Alors en quoi consiste ce grand rêve réalisé d'un monde de communication? Ce n'est qu'un monde de tuyaux, certes très impressionnant et qui constitue un immense progrès technologique. Mais les contenus relèvent d'un autre ordre, où l'idée de progrès technique n'a tout simplement pas de sens.

Évidemment, ce grand rêve n'est réalisé que dans les pays riches. Une grande majorité des êtres humains n'ont pas la chance d'y accéder, et de se poser ce genre de question…

Pseudo-communication.

Cet avènement de la communication dite planétaire, dont les mass media des pays riches nous déclinent quotidiennement les nouveaux dispositifs à large bande de fréquence, en haute résolution, en 3D, multimédia, offrant des vitesses et des puissances faramineuses, excellentes sans doute pour les transmissions de données utiles, contrastent avec la pauvreté grandissante des communications interpersonnelles, voire des contenus et de leur esthétique. Ce grand rêve amalgame et confond quantité et qualité de la communication. Il peut exalter les utopistes de la technologie et exaspérer les humanistes.

Pourquoi l'art sur Internet, par exemple, vaudrait-il plus que sur papier? La puissance de diffusion de l'art ne saurait être identifiée à sa valeur artistique! À moins de faire du kitsch une valeur suprême. Pourquoi l'art par ordinateur ou par téléphone serait-il plus important que la peinture sur toile? Il peut être bien pire.  Car ce n'est pas plus le téléphone ou le crayon qui fait l'artiste, ni l'écran ou le papier. C'est ce qu'il a à dire. Le seul intérêt de l'art par ordinateur ou Internet, c'est qu'il aborde la problématique technologique du monde actuel. Ce qui n'est pas rien. Mais dans le cas de la relation amoureuse, une lettre longtemps attendue vaut souvent plus qu'un e-mail instantané!

La communication pour la communication.

Ceux qui prônent la communication pour la communication, la jubilation de se brancher sur le monde, demeurent à un niveau de pensée ou de création assez élémentaire ou ingénu. On aurait envie parfois de leur opposer la valeur du silence, de la solitude, de la non-communication, de la méditation à l'écart du bruit du monde.

On sait d'ailleurs que le visiophone, qui permet de voir son interlocuteur au téléphone et d'être vu par lui, n'a jamais enthousiasmé le marché, la plupart des gens préférant ne pas être vus quand ils parlent au téléphone. Toujours plus de communication, cela devient trop de communication, une inflation, qui provoque des réactions de rejet ou une perte de communication. Ce qu'Edgar Morin appellerait le régret du progrès, une régression créée par un progrès (Pour sortir du XXe siècle, 1981). Car ce flux d'informations en vrac, non triées, non hiérarchisées, cette inondation noient l'information, la banalisent, lui enlèvent toute importance, deviennent ingérables par l'individu, voire par une compagnie, et finissent par noyer le récepteur.

Les analyses ont démontré que le succès de l'Internet pose cette difficulté de la quantité et du n'importe quoi, de sorte que nous avons besoin maintenant de filtres et d'agents intelligents, capables de nous aider à choisir. Une bonne part du travail du cerveau est de filtrer nos perceptions du monde extérieur, de choisir et gommer 80 à 90% des informations que nous recevons constamment. Faute de quoi, nous perdrions notre adaptation au réel et ne pourrions y survivre. La sécurité, les utilités, les intentions et les désirs filtrent les perceptions et censurent tout ce qui est non pertinent par rapport à ces trois exigences vitales.

C'est précisément le dispositif qui nous manque actuellement dans la surabondance d'informations qui nous agressent de plus en plus dans les pays riches. Nous vivons une situation d'hyper-information, qui constitue une désadaptation au réel, un handicap grave, on pourrait presque dire une maladie sociale. Nous sommes noyés par le trop plein.

La communication est développée comme une masse, qui nous assomme, alors que la communication était et devrait redevenir un art. Un art de choisir, d'élaborer ce qui nous concerne et un art de ne pas communiquer tout le reste.

Le mythe de la vitesse.

À cela s'ajoute le corollaire du mythe de la communication: sa vitesse. Elle doit être celle de la lumière. L'informatique nous paraît souvent lente encore de nos jours, mais nous rêvons de vitesse. Bill Gates, le PDG de Microsoft,  lui consacre un livre: Le travail à la vitesse de la pensée (1999).  S'il est judicieux d'espérer que nos ordinateurs deviennent plus rapides, et la  communication aussi, encore ne faut-il pas confondre la vitesse de la communication et celle de la pensée, surtout quand cela s'applique à l'éducation et à la réflexion, qui elles, au contraire, demandent du temps.

Face à cette trivialité aliénante du raz-de-marée communicationnel actuel, certains choisissent pourtant de le célébrer. Cette sorte de religion de la communication, qu'exaltent certains artistes contemporains, des ingénus de la technologie ou des autodidactes, est donc bien mal venue. On croit sans doute y célébrer avec ferveur la messe du lien qui unit l'individu avec le grand tout, avec le corps social, avec le corps familial, avec le corps de la mère.

C'est la danse rituelle autour du cyber-cordon ombilical en or.

Dernière modification le vendredi, 08 décembre 2017
Fischer Hervé

Artiste-philosophe, né à Paris, France, en 1941. Double nationalité, canadienne et française. Hervé Fischer est ancien élève de l'École Normale Supérieure (rue d'Ulm, Paris, 1964). Il a consacré sa maîtrise à la philosophie politique de Spinoza (sous la direction de Raymond Aron), et sa thèse de doctorat à la sociologie de la couleur (Université du Québec à Montréal). Pendant de nombreuses années il a enseigné la sociologie de la culture et de la communication à la Sorbonne-Paris V (Maître de conférences en 1981). A Paris il a aussi été professeur à l'École nationale Supérieure des Arts décoratifs (1969-1980). On lui doit de nombreux articles spécialisés, participations à des ouvrages collectifs et conférences dans le domaine des arts, de la science et de la technologie, en rapport avec la société. Parallèlement il a mené une carrière d'artiste multimédia. Fondateur de l'art sociologique (1971), il a été l'initiateur de projets de participation populaire avec la radio, la presse et la télévision dans de nombreux pays d'Europe et d'Amérique latine, avant de venir s'installer au Québec au début des années 80.