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On avait un peu l’habitude. « Sur Internet, il y a des mecs un peu seuls. C’est un défouloir. Il y a les boîtes à lettres et les boîtes à mal-être, comme Internet […] Internet, c’est du jetable, de l’aigreur, de la merde » disait, par exemple, Jean Dujardin au mois de février dernier, rapporté par Ozap. Il est vrai que l’acteur a de remarquables prédécesseurs dans l’art de la critique fielleuse de l’Internet : ainsi l’honorable académicien Alain Finkielkraut évoquait à ce propos « ce droit invraisemblable de chacun à l’expression » sur Internet. De la même façon, Pierre Arditi, ajoutait une touche d’amertume : « C’est formidable que les gens s’expriment… après tout pourquoi pas… ».

En effet. Si vous aimez les florilèges rigolos, c’est là (1, 2).

Tout récemment, de manière différente, se sont manifestées des opinions pour le moins étranges, d’autant qu’elles viennent non de novices de ces espaces numériques mais, bien au contraire, de personnalités rompues à en explorer les méandres et les recoins.

Les ados s’ennuient en ligne. Sans blague ?

Tout cela a commencé au mois de mai dernier quand un chroniqueur du Magazine du Monde a repris, sous un titre très méprisant « Ados : le partage du rien sur Internet », les propos d’un article du New York Times Magazine qui semblait découvrir que les ados américains s’ennuient chez eux et publient n’importe quoi sur les réseaux sociaux ! La belle affaire ! Internet et les réseaux sociaux n’ont rien changé, le problème c’est juste que ça se voit un peu plus… Le plus embêtant, c’est que notre chroniqueuse appuie sa démonstration en interrogeant la sociologue Joëlle Menrath, toujours pertinente, qui confirme : oui, numérique ou pas, les ados s’ennuient.

Incroyable ! Voilà qui va sans doute étonner les parents et les profs ! J’en parlais justement il y a quelques jours (3). En matière de rien, le journalisme touche parfois le fond, à New-York comme à Paris. Quand il s’agit de taper à bras raccourcis sur ces fainéants de jeunes, il y a toujours quelqu’un pour exhumer une étude, américaine de préférence.

Hossein DerakhshanLe retour du blogueur prodigue

Celui-là nous vient d’Iran et s’appelle Hossein Derakhshan. Être blogueur en Iran n’est pas une sinécure, vous l’avez compris, surtout quand on n’est pas trop d’accord avec le gouvernement en place et qu’on le dit. Il a donc passé six ans en prison, de laquelle il est enfin sorti en novembre dernier.

Libération et Télérama nous racontent son histoire et l’interrogent, suite à la publication d’un article « The Web We Have to Save » sur Medium qui a fait pas mal de bruit. Hossein Derakhshan n’est pas content et le dit : pendant ces six années, on lui a changé son Internet. Pardon, son web. Selon lui, le web se centraliserait, se concentrerait, se télévisionnerait, nous rendant plus vulnérables face aux gouvernements, qui mettent en œuvre la surveillance d’État, et aux entreprises qui pillent nos données personnelles.

Il a cent fois raison, bien évidemment, et j’agrée ses propos. Mais j’avoue être épaté par tant d’angélisme. Le web était déjà, à la fin du dernier millénaire, au contraire de bien d’autres services de l’Internet, un média hyper-centralisé. Il a été conçu comme cela. Rien là d’étonnant : son évolution mercantile, économique, politique et intellectuelle était prévisible, même s’il était permis d’espérer plus de vision politique de nos dirigeants que les lois à courte vue et liberticides votées récemment. Mais, malgré ce centralisme, il n’est pas douteux que le web a permis le développement de services qui ont connu un succès considérable : Wikipédia d’abord, dont Hossein Derakhshan ne parle pas, et les réseaux sociaux.

Justement, ces derniers n’ont pas l’heur de plaire à notre blogueur :

« Il ne fait aucun doute à mes yeux que la diversité des thèmes et des opinions en ligne est moindre qu’autrefois. Les idées neuves, différentes et provocatrices sont supprimées par les réseaux sociaux dont les stratégies de classement donnent la priorité au populaire et à l’habituel. »

On est quand même mieux entre soi

« Autrefois, Internet était une chose suffisamment sérieuse et puissante pour m’envoyer derrière les barreaux. Aujourd’hui, c’est apparemment à peine plus qu’un loisir. […] Je regrette l’époque où les gens prenaient le temps de consulter plusieurs opinions divergentes, et se donnaient la peine de lire plus qu’un paragraphe ou 140 caractères. Je regrette le temps où je pouvais écrire quelque chose sur mon propre blog, publier dans mon propre domaine, sans consacrer au moins autant de temps à le promouvoir ; l’époque où personne ne se souciait des “j’aime” et des “partager” »

Que dire ? Sinon que mon désaccord est total, profond, définitif. L’Internet idéalisé par Derakhshan est un machin clos où on s’autorise des trucs entre gens autorisés. Ce monde-là est celui d’un entre-soi intellectuel et élitiste qui dénonce « la priorité au populaire », pour reprendre l’expression-même de Derakhshan. Quelle horreur que tous ces gens qui ne savent pas s’exprimer autrement que par des tweets ou des commentaires courts !

« Hoder », puisque c’est son pseudo, semble oublier qu’il a dû, très longtemps probablement, lire et commenter médiocrement d’autres blogues avant d’ouvrir le sien en 2001 et de conseiller les Iraniens — il était alors journaliste au Canada — pour en faire des blogueurs. Qu’espérait-il ? Il va de soi que l’accès du plus grand nombre à l’exercice d’une liberté fondamentale, évidemment bafouée en Iran, est une tâche hautement complexe, difficile et risquée et que les résultats n’en sont pas toujours très heureux. Rappelez-vous, les « skyblogs » en France, qui ont fait de ce pays le champion du monde du « blogging », ce n’était pas toujours de la grande littérature ! Et les modalités de partage mises en œuvre sur ces plateformes ont grandement contribué à cette démocratisation et cette popularisation de l’expression qui fait tant de mal à Hossein Derakhshan.

En cela, ce dernier exprime une opinion élitiste qui n’est pas différente de celle d’autres « grands » journalistes ou patrons de presse en France, Laurent Joffrin, Éric Fottorino, Denis Olivennes, par exemple, qui ont largement vomi sur l’Internet et la populace blogueuse qui osait s’en servir — « Il faut rappeler que si le Net est un magnifique outil de diffusion, il ne produit rien » osait affirmer le premier d’entre eux en 2010, alors que le deuxième dénonçait en juillet 2007 les « pseudo-médias alimentés par de pseudo-journalistes, qui se soustraient aux règles élémentaires du métier… ».

Depuis un bon moment, les élites détestent l’Internet. En 2012, Slate nous produisait un florilège amusant des réactions de ces élites supposées voire auto-proclamées. Même si sa façade n’est pas toujours reluisante, c’est pourtant, je le répète, un formidable moyen d’accès à la culture, à la compréhension de l’autre comme à l’exercice enfin universel de libertés fondamentales.

En dénonçant l’expression courte et médiocre de ceux qui accèdent à Internet aujourd’hui, Derakhshan ne dit rien d’autre que ce qu’ont déjà dit Finkielkraut et Arditi que l’accès du plus grand nombre à l’expression publique dérange au plus haut point. Rendez-vous compte ! Les internautes sont-ils méchants et surtout stupides qui n’ont « liké » que trois fois un lien que « Hoder » avait mis dans Facebook vers l’un de ses articles !

Les contenus plus que les plumes

Dans ses Chroniques numériques sur Libération, Vincent Glad renvoie Derakhshan à son vieil Internet en lui rappelant qu’en effet, les choses ont changé et que c’est l’article, le billet, le contenu qui aujourd’hui prend le pas sur l’auteur, la plume, la signature. Et ça, en effet, ça doit être très traumatisant pour toutes les élites habituées aux vivats de la foule dès qu’elles ouvrent la bouche ou condescendent à délivrer leur avis.

Et pour « Hoder », enfermé dans sa geôle iranienne, passer du statut de rebelle influent à celui de simple blogueur perdu dans la blogosphère, le choc doit être rude, je le comprends.

Sur un autre blogue de Libération, Jean Quatremer, autre journaliste dudit média, publie ses Coulisses de Bruxelles. Dans un article récent intitulé « De l’hystérisation du débat à l’heure numérique », il se plaint d’être critiqué voire calomnié, insulté, vilipendé sur les réseaux sociaux et sur Twitter en particulier. Le crime est patent : on a osé toucher à l’élite, au spécialiste, à l’expert, au seul capable de lire les faits et de les déchiffrer, de comprendre le monde et d’éclairer le peuple.

Je ne plaisante pas. Même si ses analyses politiques sont également critiquées dans d’autres médias, c’est surtout des tweets qui lui sont adressés que Quatremer se plaint. Comment osent-ils, les twittos qui ne savent pas, critiquer celui qui sait, celui dont c’est le métier ?

« Jean Quatremer revendique ce même magistère moral, qui ferait du journaliste un twitto pas comme un autre, digne de respect, qu’il ne faudrait aborder qu’armé d’une solide argumentation. » commente encore dans un autre article le journaliste Vincent Glad en réaction au papier aigri de son confrère. Il ajoute : « Sur le réseau, on n’est sûr que d’une chose: c’est bien Quatremer qui parle. Pour le reste, ses propos sont soumis à la critique permanente, comme n’importe quel internaute. ».

Il en va des journalistes comme des professeurs, des hommes ou femmes politiques ou des philosophes, ils ont, avec le numérique, perdu définitivement le monopole de l’énonciation de la vérité. Finkielkraut ne le comprendra jamais et mourra en philosophe expert, les professeurs des écoles, collèges et lycées de leur côté vont mettre sans doute quelques décennies à le comprendre et à descendre de leur estrade. Quant aux journalistes ou aux blogueurs, on voit bien qu’ils ont encore beaucoup de mal à faire fi de leur immodestie condescendante, même s’ils ont, comme Derakhshan ou Quatremer, acquis au préalable une certaine habileté ou agilité numérique.

La stratégie de la boîte à plonk

« Peut-on encore débattre sur Twitter au milieu des insultes ? » demande encore Vincent Glad, en faisant remarquer à Jean Quatremer qu’il n’est pas le dernier à participer à la curie en insultant gravement ses contradicteurs.

Tout de même, là encore, je suis stupéfait de l’angélisme ou de l’inculture, allez savoir de quoi il s’agit, d’adultes qu’on croyait rompus à ce genre d’exercices. « Quand on reçoit 300 insultes par jour, parfois on craque », s’explique Quatremer pour justifier son comportement. Marcel Gauchet, philosophe qui twitte et dirige la revue Le Débat, ajoute sur le même thème : « Le pire est l’expérience de l’impossibilité de se défendre. Tout ce que vous dites remet une pièce dans la machine. ».

Bon sang, tout twitto pas trop niais sait qu’il est extrêmement difficile voire impossible de débattre de quoi que ce soit sur Twitter ! Quels arguments un peu construits voulez-vous y énoncer, en 140 caractères ? C’est tout simplement impossible. Il vaut mieux faire ça autour d’une table devant une bonne petite bière ou, de manière virtuelle, en écrivant un billet sur un blogue et en espérant des commentaires, comme je m’y autorise aujourd’hui. C’est un truisme.

Quant à la perception de la critique publique, il faut savoir y mettre un terme en ne remettant pas, même si, je le conçois, c’est difficile parfois de résister à la tentation, « une pièce dans la machine ». Sans doute ma longue expérience forums Usenet, un média décentralisé au contraire du web, après 23 ans de pratique irrégulière, y est-elle pour quelque chose, mais j’ai appris, et sans doute nos journalistes ou blogueurs en mal-être pourraient-ils s’en inspirer, à ne pas répondre à l’invective, au harcèlement, à la critique véhémente ou, bien sûr à l’insulte.

Il y a de bons moyens techniques pour cela sur Twitter. Commencer par ne lire qu’en travers les trolls patentés et ne pas leur répondre, bien sûr. Dans un deuxième temps, il peut être envisagé de se désabonner d’abord mais, surtout, de bloquer l’indélicat ou le pénible. Sur Usenet où le débat est public, sans qu’il y ait de procédures d’abonnement, la plupart des logiciels de lecture permettent de configurer patiemment une boîte à plonk, sorte de liste d’indésirables dont on ne souhaite plus lire les contributions.

« Le terme “plonk” est un exemple d’onomatopée, représentant le son supposé d’un contributeur tombant dans une “boîte à cons” » nous précise Wikipédia. Je vous assure que c’est très efficace, très. Le débat prend d’un coup un tour plus serein et votre santé n’en est que meilleure. C’est là l’essentiel.

Avec une bonne boîte à plonk bien configurée, on peut peut-être imaginer que, finalement, la ville de Boston aurait été candidate pour organiser les Jeux olympiques…

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : //www.flickr.com/photos/92753474@N03/8430379397">coffre-en-bois-colonial_5 via photopin (licence) et « Hossein-Derakhshan » par Hessam M. Armandehi sous licence CC BY 2.5 via Wikimedia Commons.

1. Anastasie, l’expression de la peur puis la tentation du pouvoir http://www.culture-numerique.fr/?p=18

2. Éloge de la médiocrité… http://www.culture-numerique.fr/?p=26

3. Mobiliser pour de bon l’attention des élèves, un défi pour l’école d’aujourd’hui http://www.culture-numerique.fr/?p=3549

Dernière modification le mardi, 04 août 2015
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.