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Olivier Ertzscheid : "Nous fêtons ces jours-ci les 25 ans de la mise en ligne du 1er site web. Le "projet World Wide Web" a fêté, lui, ses 25 ans en mars 2014. Ce mois d'août 2016 a également vu déferler le phénomène #PokemonGO, 1ère application de réalité augmentée massivement adoptée par le grand public.

L'avenir des technologies est toujours relativement incertain. Et bien malin celui qui au début des années 1990 aurait pu prévoir ce que serait devenu le web 25 ans plus tard. De la même manière, dans 25 ans, peut-être, nous souviendrons-nous de l'été 2016 comme la "naissance" de la réalité augmentée au travers de cette revisitation de la chasse aux trésors que constitua le jeu #PokemonGo. Dans 25 ans peut-être, la réalité augmentée aura changé notre vie de la même manière que le web a permis de le faire en moins d'un quart de siècle.

Tentons l'exercice de fiction prospective.

Nous sommes en 2041. Il y a 25 ans, au mois de Juillet 2016, sortait une application ludique de réalité augmentée baptisée #PokemonGo. 25 ans plus tard, la réalité augmentée fait partie de notre quotidien. A l'époque, il fallait passer par l'intermédiaire d'un smartphone pour accéder à cette réalité augmentée. Aujourd'hui grâce aux lunettes, aux lentilles de contact ou bien encore aux différents projecteurs holographiques nichés dans nos montres, nos voitures, nos bijoux ou même nos vêtements, l'expérience immersive est totale, immédiate et ubiquitaire.

En 25 ans à peine, il est devenu inconcevable pour n'importe quelle marque, n'importe quelle enseigne commerciale, n'importe quelle collectivité, n'importe quel individu, de ne pas disposer de sa part de ce nouvel espace de réel augmenté. Affranchie du smartphone et de ses applications, la réalité augmentée a institué un tiers-lieu initialement affranchi des repères standards de l'espace et du temps. Un peu à l'image de ce tiers-lieu que le web avait permis de construire il y a de cela déjà 50 ans.

Comme le web, la réalité augmentée, ce "topos" projectif, a permis de se créer une "Homeplace" comme les pionniers du web se créaient une "Homepage".

Là où ces derniers créaient leurs premiers liens hypertextes (hyperlinks) pour relier entre eux des contenus distants, dès 2020 les pionniers de la réalité augmentée se mettaient à créer des lieux hyperréels (hyperplaces) permettant d'établir des "tunnels" reliant n'importe quel point de la réalité augmentée à n'importe quel autre.

Aux URL qui permirent de faciliter l'adressage et la localisation des informations succédèrent les SPHYR (Single Point of HYperreality) qui de la même manière permirent à chaque hyperplace de disposer d'une adresse fonctionnelle et pérenne.

Il fallut attendre 10 ans après l'été 2016 pour qu'un équivalent à ce que fut le moteur Google pour la recherche et la hiérarchisation des pages web se constitue à l'échelle de l'hyperréel. On ne parlait plus de "Search Engines" mais de "Place Finders". C'est ainsi qu'en 2027 naquit le PlaceFinder "AlphaLoop" qui permettait lui aussi de répondre à des requêtes d'hyperlocalisation en hiérarchisant cet immense palimpseste qu'était devenu la réalité augmentée. Là où les précédents Place Finders fonctionnaient en répertoriant manuellement les différents SPHYR disponibles, le PlaceFinder AlphaLoop fut le premier à mettre en place une architecture informatique baptisée "RankPlace" qui analysait en temps réel les données de déplacement de chaque individu au sein de chaque SPHYR pour hiérarchiser et documenter leurs caractéristiques topologiques pour les décrire et permettre de s'y orienter ou d'y accéder facilement, mettant enfin un terme aux innombrables Deadlocks, ces hyperlieux déréférencés ou supprimés de la réalité augmentée mais encore listées dans les premiers Placefinders et sources d'autant d'égarements et d'énervements que les "Erreurs 404" des premières pages web et de leurs moteurs de recherche.

Nous sommes en 2041. Si les gens furent d'abord réticents à l'idée d'évoluer dans des environnements uniquement augmentés pour faire leurs courses ou se réunir entre amis comme ils l'étaient au tout début du commerce électronique et des sites de chat dans les premiers temps du World Wide Web, chacun trouve aujourd'hui cela parfaitement normal et s'étonne encore des quelques rares enseignes, marques ou collectivités à ne pas proposer cette expérience immersive.

Comme le web des pionniers, la réalité augmentée fut également, dans les premiers temps de son déploiement, porteuse d'une idéologie libertaire dans laquelle des communautés pouvaient trouver, proposer et mettre en place des solutions alternatives aux problèmes d'une réalité dans laquelle elles ne se reconnaissaient plus ou qu'elles combattaient. On vit même resurgir une version mise à jour de la "Déclaration d'indépendance du cyberespace" qui instituait des "républiques" ou des "communes nouvelles augmentées", rassemblements hétéroclites investissant des pans de réalité augmentée comme les premières communautés hippies avaient investi des champs et des forêts. Ces utopies premières ne résistèrent cependant pas longtemps aux enjeux commerciaux colossaux que représentait ce nouvel espace infini.

A l'image du séisme culturel et patrimonial qu'avait représenté le lancement du projet Google Books au début de l'année 2004, l'appropriation virtuelle de l'ensemble des espaces dits publics de la réalité concensuelle fut l'occasion de repenser entièrement les notions de localisation, de patrimoine mais également de s'interroger sur le sens du mot "propriété" à l'échelle de ce nouveau champ de possible augmenté, palimpseste vertigineux à côté duquel Wikipédia fait presque pâle figure. On finit d'ailleurs par instaurer, à l'initiative de quelques acteurs privés et publics réunis en un consortium, une "Topopédie" des différents SPHYR, l'enjeu consistant à faire "évoluer" ces lieux virtuels en leur appliquant les mêmes coefficients de dégradation, de vétusté, d'usure que des lieux réels. On s'aperçut en effet assez rapidement que l'expérience immersive était d'autant plus forte qu'elle permettait de faire "vieillir" ou "s'abîmer" des lieux virtuels, d'autant que ce vieillissement artificiel permettait également à d'autres de se les réapproprier (lorsqu'un hyperlieu était par exemple laissé trop longtemps à l'abandon). 

Nous sommes en 2041. Comme pour le web il y a 50 ans, de nouveaux comportements sociaux virent le jour, de nouvelles pathologies aussi, à l'image des nouvelles formes "d'addiction" aux sollicitations en permanence "augmentées" d'un réel qui l'était tout autant.

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Naturellement, pour la réalité augmenté comme pour le web naquirent aussi des zones d'ombres, de marché noir, mais aussi de défense des libertés ou de mouvements populaires et autres ferments de révolutions "topocratiques". Le Web avait eu son "Darknet", la réalité augmentée aura ses "Nogozs", ses "No-Go Zones". Invisibles de l'ensemble des Place Finders - même du tout puissant Alphaloop - elles nécessitaient, pour y avoir accès, l'achat et l'installation "d'AlterLens", des sortes de "lentilles altérées" s'adaptant aux dispositifs projectifs et immersifs existants et seules capables de donner à voir les SPHYR des Nogozs.

Les phénomènes de censure furent également légion, des pays interdisant purement et simplement la réalité augmentée comme d'autres avaient, au début des années 2000, interdit l'accès au web ou coupé l'accès à certains réseaux sociaux.

Nous sommes en 2041. Ce premier quart de siècle de la réalité augmentée fut également celui de nombre de procès et d'évolutions législatives. Comme pour les hyperliens que certains voulaient interdire ou soumettre à autorisation préalable, et à côté d'une classe politique confondant les verbes légiférer et vociférer pour mieux masquer son absence totale de compréhension des phénomènes à l'oeuvre, de grands procès opposèrent des pays, des marques ou des individus revendiquant la propriété exclusive de leur hyperplace et voulant interdire à d'autres d'y établir des tunnels.

Car comme le demandait cet article du Guardian quelques semaines après l'explosion du phénomène PokemonGo, "A qui appartient l'espace virtuel autour de votre maison ?" A cette question à la fois simple et complexe, on apporta diverses réponses au cours des 25 dernières années.

Les publicitaires et les grandes firmes de l'époque répondirent "au plus offrant" et firent avec l'espace virtuel, avec la réalité augmentée, ce qu'elles avaient fait avec le vocabulaire et la langue vingt-cinq ans plus tôt : elles les mirent aux enchères. Chacun pouvait accepter de placer, moyennant finance, dans l'espace virtuel autour de sa maison, un certain nombre d'espaces commerciaux ou marchands. J'ai ainsi devant ma porte une succursale (virtuelle) de l'enseigne de meubles Suédois Ikéa, ainsi qu'un coiffeur installé dans le même espace augmenté mais sur une strate inférieure.

Des juristes tentèrent de trouver un équivalent à ce que les licence Creative Commons avaient permis pour adapter le droit d'auteur aux enjeux du numérique : ils établirent des licences Common Places (lieux communs) qui permettaient à chacun de disposer à sa guise, de manière marchande ou non-marchande, de plusieurs lieux d'hyper-réalité qu'il avait créé ou qu'il fréquentait par plaisir ou par nécessité, d'indiquer s'il y autorisait ou non la publicité et l'implantation d'enseignes marchandes, s'il permettait ou non d'altérer le point d'hyper-réalité qu'il avait constitué, et tout une série d'autres paramètres. Etats et collectivités purent, après de longues négociations avec les grands Place Finders, décider de "sanctuariser" des Common Places correspondant aux équipements régaliens (mairie, hôpitaux, écoles, collèges, lycées, etc) pour éviter de les retrouver "noyés" sous des couches de réalité augmentée trop désorientantes ou inappropriées.

En 1996, lors de l'un des premiers colloques consacrés au Web, un théoricien de l'hypermédia, Mark Bernstein, posait la question suivante : "It takes a heap of living to make a house a home. How much time is needed to make a space a place ?" L'histoire de la réalité augmentée depuis les 25 dernières années est presque toute entière contenue dans cette formule : "How much time is needed to make a space a place ?"

"Combien de temps faut-il pour faire d'un espace, un lieu ?" Il aura fallu un quart de siècle pour que cet espace inauguré collectivement par l'engouement autour du jeu #PokemonGo lors de l'été 2016 devienne, parcelle après parcelle, SPHYR après SPHYR, un empilement infini "de lieux". 25 ans pour que chaque rue, chaque place de village, chaque monument, chaque jardin, chaque pièce d'appartement, chaque mur de chaque cloison soit capable de se muer en supermarché, en salon de coiffure, en parc animalier, en terrasse de café, en lieu de réunion ou en terrain de jeu quelconque ; il aura fallu 25 ans depuis le lancement de #PokemonGo pour que chaque parcelle de notre réalité se trouve investie et recouverte de tiers-lieux augmentés et sans cesse mouvants.

A la naissance du web et au déploiement du premier site web de l'histoire, personne ne se doutait du rôle (économique, politique, ludique, culturel) et de la place qu'il occuperait 25 ans plus tard. Lorsque les premières vagues de chasseurs de Pokémons déferlèrent dans les rues de la planète à l'été 2016, nul n'aurait été capable de prédire que 25 ans plus tard il nous serait aussi impensable de se priver de l'accès aux réels alternatifs proposés par les technologies de réalité augmentée qu'il nous paraissait impensable dans les années 2015 de se priver de l'accès à l'information permise par les technologies du web.

Retour dans le présent

Le 30 avril 1993, quelques années à peine après en avoir esquissé le projet et moins de deux ans après le déploiement des premiers serveurs et des premiers sites web, Tim Berners Lee, son inventeur, choisissait de placer le web dans le domaine public alors que nul n'imaginait alors les applications commerciales qui pourraient en naître. S'il n'avait pas fait ce choix, il est probable que le web serait resté une technologie propriétaire protégée par quelques brevets, et que rien, ou si peu des formidables avancées culturelles, scientifiques, démocratiques et citoyennes qu'il a permis n'auraient pu voir le jour. Ou que nous aurions vu apparaître non pas "le web" mais une série de "petits webs" fermés, étanches les uns aux autres, sans protocole, langage ni architecture commune et interopérable.

C'est probablement de cette question clé que dépendra aussi l'avenir de la réalité augmentée. Si elle reste l'apanage de quelques firmes dépositaires de bases de données géographiques propriétaires (PokemonGo est développé - notamment - sur la base de la base de donnée associé à Google Maps), elle ne permettra probablement guère mieux que quelques applications commerciales très segmentées. Si, en revanche, elle parvient à s'établir sur des corpus ouverts (Open Street Map par exemple) et à disposer de protocoles interopérables, il n'est pas impossible qu'elle change notre manière de vivre, de s'informer et d'interagir de la même manière et dans les mêmes proportions que le web a permis de le faire.

L'histoire des technologies, de leur succès ou de leur échec, est aussi celle de l'équilibre entre la capacitation qu'elles autorisent, le quotidien qu'elles permettent de sublimer ou de réenchanter, et les habitus qu'elles modifient (et la manière qu'elles ont de le faire).

Le pallier à franchir pour la réalité augmentée ou virtuelle est de cet ordre : en l'état, nous nous lasserons probablement à plus ou moins court terme de chasser des Pokemons ou d'autres bestioles dans des environnements plus ou moins immersifs, et cette pratique de la réalité augmentée s'inscrira dans le champ d'un habitus social confiné à la sphère ludique ou à un effet de mode (et de marque). En revanche, si nous parvenons à disposer prochainement d'une capacitation nouvelle nous permettant non pas simplement de naviguer mais de créer nos propres environnements augmentés, alors ... alors tout est possible.

Rendez-vous en 2041 pour en reparler.

Article publié sur le site : http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2016/08/pokemongo-25-ans-plus-tard.html
Auteur : Olivier Ertzscheid
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Dernière modification le mercredi, 11 novembre 2020
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