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Par sur The Conversation. À l’heure où la Coalition française en faveur des compétences numériques se forme, avec l’adoubement du Medef par l’Union européenne, faire l’état des lieux, repérer les blocages et les freins, analyser les référentiels et les nomenclatures, et établir la cartographie des acteurs… est une urgence. Elle relève à la fois d’attentes d’employabilité comme de citoyenneté, comme le précise la très récente recommandation CM/Rec (2017)8 du Conseil de l’Europe sur « Les mégadonnées au service de la culture, du savoir et de la démocratie ».

Les résultats de l’ANR TRANSLIT peuvent être vus comme une contribution à cette actualité majeure. Ils sont en phase avec les changements institutionnels et les interrogations des acteurs de terrain. Ils apportent l’éclairage d’une recherche qui a duré trois ans. Ils s’inscrivent dans un vaste mouvement de réflexion sur les cultures de l’information et les compétences des jeunes dans « le numérique », un terme bien difficile à définir tant il fait l’objet de configurations diverses. Ces configurations ne sont pas neutres et engagent des contenus d’apprentissage autour des « éducations à » autant que des « identités » professionnelles dans et hors l’école.

L’observation a porté sur des jeunes de 15 à 18 ans, en situation scolaire (TPE et assimilé) et en situation périscolaire (dans des « tier lieux » comme le PIL, le BAL, le LOREM, le Relais 59, Minecraft). L’objectif principal a visé à identifier les compétences engagées par les élèves comme par les formateurs dans leur construction de connaissances infocommunicationnelles. Les dispositifs choisis sont hybrides, vu que rien n’existe en l’état en matière de dispositifs proprement numériques.

Les résultats pointent une situation française très hétérogène, avec des risques d’augmentation de la fracture numérique mais aussi avec des avancées dans l’identification des freins et des facteurs facilitant la transition numérique.

Le ressenti numérique se précise autour des trois cultures de l’information : infomédia (information-communication), info-doc (documentation) et info-data (informatique). De manière générale, au moins deux de ces trois cultures sont concernées, notamment dans le double versant EMI/Informatique, le code restant relativement éloigné ou maladroitement intégré dans les univers scolaires et péri-scolaires observés.

I. Les résultats en situation scolaire

  • Les représentations tendent à valoriser le numérique comme cadre de référence, aussi bien chez les jeunes que chez les adultes dont le discours est dominé par l’injonction technologique, sans prise en compte de la réalité des modes cognitifs. Le sentiment d’expertise est central.

  • Les pratiques relèvent plutôt de l’hybridation et de la contamination des modèles d’activités et des références entre numérique et « papier » (arborescences, codes couleurs, indexation, références culturelles).

  • la démarche de projet favorise les interactions et constitue un cadre opératoire efficace pour le développement de connaissances en action, la circulation d’expertise. Elle mène à la naissance d’une communauté de pratique, allant jusqu’à réunir élèves et enseignants quand ils valorisent les compétences et connaissances acquises dans la sphère non formelle.

  • la réutilisation de compétences non scolaires, numériques notamment, dépend fortement de l’attitude des enseignants, encourageante ou pas, et de l’accompagnement qu’ils peuvent mettre en place pour diminuer le stress causé chez beaucoup d’élèves par le sentiment d’incompétence. Ceci est en rupture par rapport au présupposé des compétences des digital natives : être connecté ne suffit pas à être compétent.

 

« Digital native. PinTour/Visual Hunt, CC BY

II. Les résultats en situation périscolaire (« tiers lieux »)

  • Le cadre de référence des publics observés n’est ni l’espace ni la technique mais bien le lien social engagé à partir d’un rapport humain entre les acteurs (apprenants, intervenants, communautés de pratiques). Le rapport expert/novice est peu évoqué et le sentiment d’expertise n’est pas au centre des dispositifs investis en tant qu’élément régulateur car la collaboration permet de le dépasser pour créer, innover ou se trouver, selon les publics.

  • Le cadre de référence est celui de la société numérique sans que celle-ci ne soit interrogée. Les usages numériques révèlent des besoins en construction et des contextes de pratiques mais restent globalement peu ou mal assumés. Les projets et dispositifs sont agencés avec des potentialités plus ou moins déployées en fonction des parcours des intervenants et de leur capacité à mettre en commun. Leur médiation n’est pas utilisée à hauteur du potentiel possible par le numérique parce que le lien entre les trois cultures de l’information et les compétences attenantes n’est ni optimisé, ni anticipé. Elle peut même être concurrencée par le rapport à la modalité scolaire dominante, l’écrit.

  • Les divers processus d’individuation se focalisent sur le cumul de compétences et s’éloignent des anxiétés d’autorité des espaces scolaires traditionnels pour laisser une place prépondérante à la recherche dans un espace ouvert. La rencontre des cultures professionnelles est davantage engagée et l’évaluation n’est pas un enjeu premier dans l’agir social.

  • La co-construction et la co-régulation des pratiques s’élaborent de facto lorsque les représentations pédagogiques des intervenants le permettent. Plus les représentations scolaires sont prégnantes et plus la créativité et les pratiques multimodales des apprenants sont bridées. La démarche interpersonnelle et proactive des médiateurs au sein du dispositif est celle qui déclenche ou au contraire bride l’interaction au sein de l’espace investi par le biais des usages numériques.

Maïtriser le numérique. miguelavg/Visual Hunt, CC BY-NC-ND

III. Vers une maîtrise des trois cultures de l’information au fondement du numérique

La maîtrise multi-domaines des trois cultures de l’information (infomédia, info-doc et info-data), ou translittératie, se confirme au cœur des compétences numériques. Elle est relativement en phase avec les compétences numériques (DIGCOMP 2.0) définies par la Commission européenne.

Elle renforce le lien établi en 2016 par le Conseil de l’Union européenne entre éducation aux médias et littératie numérique. La convergence de ces trois cultures peut être modélisée pour répondre à l’objectif visant à identifier les composantes majeures d’une formation aux trois cultures de l’information dans des contextes hybrides, personnels et collectifs, avec des compétences numériques spécifiques.

 

Sphères de continuité entre les cultures de l’information et compétences attenantes (Frau-Meigs, 2015).

Les compétences les plus saillantes parmi les trois cultures de l’information principalement concernées se configurent de manière complémentaire. L’infomédia fait valoir des compétences éditoriales et critiques (écrire, publier et diffuser). L’info-doc fait valoir des compétences organisationnelles (chercher, vérifier et naviguer). L’info-data fait valoir des compétences opératoires (coder, designer, participer). Elles peuvent être maîtrisées par un individu mais elles sont plus aisément acquises comme « compétences distribuées » entre membres du groupe, autour de projets collaboratifs. Ces projets tendent en effet à se développer à la fois sur le mode DIY (do it yourself) et SIWO (share it with others) comme le confirment les observations de terrain.

Les recherches confirment que les compétences numériques requièrent une conscientisation des sphères de continuité entre les trois cultures de l’information, pour une maîtrise de ce qui est de plus en plus représenté par le passage de l’adjectif « numérique » au substantif « le numérique ».

Le numérique peut ainsi se définir comme un agencement multimodal complexe des trois littératies associées aux trois cultures de l’information (médiatique, informationnelle et informatique). Il fabrique des modes de socialisation (individuation, partage, participation) et de réinvention de la polis et du politique en constante évolution. Il génère aussi des modes d’employabilité (connaissances, qualifications, comportements) et de préparation au monde du travail (en amont de la professionnalisation), ce qui relève des prérogatives de l’école.

En ce sens, le numérique transforme tant le rapport au savoir qu’au savoir agir et au savoir devenir. Il agit dans la plasticité, l’environnement se transformant à mesure qu’il se développe, ce qui touche toutes les cultures de l’information de manière concomitante. Le numérique affecte donc largement l’habitat scolaire traditionnel même si celui-ci a encore des difficultés à s’approprier des dispositifs médiatiques et informatiques en mode agile.

Les cultures de l’information bousculent les cultures d’apprentissages et professionnelles traditionnelles de telle manière que la séparation entre technique et culture n’est désormais plus envisageable selon les principes de socialisation qui ont régulé l’ère pré-numérique. Dans le cadre de la transition numérique, ces compétences ont besoin de médiation pédagogique et de médiation technique, pour dépasser les usages sociaux conditionnés par les offres commerciales autant que les usages scolaires ancrés dans des pratiques pré-numériques.

Elles mettent en évidence la nécessité d’un accompagnement des activités infocommunicationnelles des élèves : un rapport « décomplexé » et utilitaire aux technologies ne suffit pas. La maîtrise des outils numériques ne s’improvise pas et le déficit de culture générale en lien au numérique doit aussi être comblé pour sortir de l’impensé actuel, sous-tendu par des représentations dans lesquelles « le numérique » domine sans toutefois être considéré comme un objet de connaissances et de compétences.

 

Atelier de fact checking pour collégiens et lycéens. Sylvia Fredriksson/Flickr, CC BY

Conclusions

Ces résultats attirent l’attention sur le point névralgique de l’articulation entre multimodalité et translittératie (nécessairement, par l’augmentation numérique). Ils alertent sur le manque de conscientisation des compétences requises (ni cartographiées, ni référencialisées…). Enfin, ils pointent vers la nécessité d’une formation des enseignants du secondaire comme du supérieur à une pensée critique des médias et du numérique, dans un modèle de gouvernance où tous les acteurs travaillent en synergie et non en divergence.

Professeur des sciences de l'information et de la communication, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC

Publié sur TheConversation : https://theconversation.com/les-competences-numeriques-ne-simprovisent-pas-85108?

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Dernière modification le lundi, 06 novembre 2017
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