Toutefois, ces collaborations restent fragiles : les tensions entre lecture plaisir et lecture scolaire, entre missions culturelles et missions pédagogiques, ralentissent la construction d’un partenariat solide. Malgré des expérimentations ambitieuses — mais parfois de courte durée — la coopération demeure longtemps entravée par des visions divergentes des rôles respectifs de l’école et de la bibliothèque.
À partir des années 1990, une véritable institutionnalisation du partenariat apparaît, notamment avec la Charte des bibliothèques de 1991 et le Guide de la coopération Bibliothèque-École de 1996. Ces textes reconnaissent officiellement la complémentarité des deux institutions et encouragent une articulation entre leurs missions éducatives et culturelles. Les bibliothèques publiques s’affirment alors comme des actrices essentielles de la démocratisation culturelle, tandis que l’école reconnaît l’intérêt pédagogique d’un accès autonome et pluriel à la lecture. Cette convergence ouvre la voie à des projets plus cohérents, à une mutualisation des pratiques, et à une meilleure reconnaissance du rôle éducatif de la bibliothèque dans le parcours de l’élève.
La médiathèque Lille-Moulins pour cadre de recherche
La médiathèque Lille-Moulins, implantée dans une ancienne filature réhabilitée, s’inscrit dans un quartier populaire en pleine mutation. Elle joue un rôle social central pour des publics souvent éloignés des structures culturelles traditionnelles. Sa mission dépasse largement la simple mise à disposition de documents : elle offre un lieu de rencontre, de construction sociale et d’ouverture culturelle. L’équipe s’attache particulièrement à accompagner enfants et adolescents dans la découverte de la lecture, en leur proposant un environnement sécurisant, accueillant et riche en animations.
L’action culturelle y est structurée, régulière et inscrite dans le projet global du réseau des bibliothèques de Lille, soutenue notamment par la loi Robert de 2021 qui consacre l’animation et la médiation au cœur des missions de lecture publique. La médiathèque accueille chaque année plusieurs dizaines de classes, avec des formats variés allant de la visite libre à l’atelier thématique guidé, en passant par des lectures, des découvertes de fonds ou des activités créatives. Ces accueils s’intègrent dans une dynamique partenariale avec les écoles du quartier, les centres sociaux et les structures périscolaires.
La méthodologie de recherche adoptée dans le mémoire repose sur une double approche : un questionnaire diffusé auprès de 32 enseignant.es et l’observation de séances d’accueil de quatre classes (GS, CM1, CM2, GS). Le questionnaire permet d’évaluer les pratiques professionnelles, les attentes, les obstacles et les usages de la médiathèque dans un cadre pédagogique. Les observations complètent ces données par une analyse qualitative : interactions des élèves, autonomie, engagement, types de documents choisis, dynamique de groupe. Enfin, des échanges informels avec les élèves viennent éclairer leur rapport à la lecture, leur connaissance préalable de la bibliothèque et leur envie d’y revenir avec leur famille. Cette méthodologie mixte (quantitative + qualitative) permet une compréhension fine des enjeux de l’accessibilité culturelle.
Les pratiques et attentes des enseignant.es : un partenariat apprécié mais inégalement mobilisé
Le questionnaire adressé aux 32 enseignant.es révèle un premier constat majeur : la fréquentation de la médiathèque par les classes est nettement inégale selon les niveaux. Les maternelles et les cycles 2 représentent l’essentiel des visites, tandis que les classes de CE2 au collège se rendent beaucoup plus rarement à la médiathèque. Cette baisse progressive interroge : s’agit-il d’un manque d’offre adaptée aux plus grands, d’un frein logistique ou d’une représentation persistante associant la médiathèque aux « petits lecteurs » ?
Parallèlement, la stabilité des enseignants engagés dans les animations depuis plus de cinq ans (84,4 %) montre une satisfaction forte. Les visites les plus utilisées — lectures de contes et visites guidées — correspondent à des formats éprouvés qui facilitent la découverte de la bibliothèque et renforcent le lien affectif avec les lieux du livre. Toutefois, ces choix révèlent également une certaine inertie : peu de classes expérimentent des formats plus interactifs ou disciplinaires, comme les ateliers d’écriture, la recherche documentaire ou les projets de classe.
Les freins identifiés par les enseignant.es sont instructifs :
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Contraintes organisationnelles : distance, créneaux limités, effectifs chargés ;
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Manque de communication ou de coordination entre la médiathèque et les écoles ;
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Temps de déplacement jugé disproportionné par rapport à la durée de l’activité ;
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Difficulté à préparer les élèves en amont ou à exploiter la visite après coup.
Ces retours montrent que, bien qu’appréciés, les accueils de classe restent parfois perçus comme déconnectés du projet pédagogique. Les enseignant.es expriment le besoin d’un partenariat plus structuré, articulant davantage les temps scolaire et culturel.
Les attentes envers la médiathèque : structuration, continuité, ressources
Les réponses des enseignants convergent autour de plusieurs pistes d’amélioration indiquées dans le mémoire :
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Une meilleure planification sur l’année scolaire, permettant de réserver les visites tôt et de construire une progression.
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Une co-construction plus active entre bibliothécaires et enseignant.es, pour adapter les contenus au projet de classe et aux besoins des élèves.
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Des ressources pédagogiques préparatoires : bibliographies, supports à exploiter avant la venue, documents d’accompagnement.
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Un suivi post-visite afin de renforcer l’impact des séances (pistes d’activités, retours, prolongements éventuels).
Ces attentes traduisent une volonté forte d’intégrer les accueils en médiathèque dans les apprentissages, et non comme des activités isolées. Elles ouvrent la voie à une structuration du partenariat à l’échelle locale.
Les observations de classes : comportements, engagement et rapport à la lecture
Les quatre séances observées (GS, GS, CM1, CM2) confirment que les pratiques doivent être adaptées à l’âge et aux compétences des élèves. Les différences de fonctionnement entre les niveaux sont significatives.
En maternelle, les élèves montrent une curiosité très vive, multiplient les interactions (au moins cinq par enfant), posent des questions, demandent de l’aide. L’accompagnement adulte est essentiel et l’expérience de la médiathèque nourrit leur rapport sensible au livre.
En CM1, l’autonomie est plus marquée. Les élèves participent activement, circulent aisément dans les rayons et expriment des préférences affirmées.
En CM2, l’engagement reste positif mais les interactions verbales diminuent. L’observation note que les garçons sont plus actifs lorsqu’une thématique attractive (ici les mangas) est proposée, ce qui suggère que la thématique peut jouer un rôle fort dans la mobilisation.
Dans tous les cas, 100 % des élèves ont choisi au moins un document, ce qui constitue un indicateur remarquable d’adhésion et de motivation.
Le rapport des élèves à la bibliothèque : connaissance, plaisir et perspectives
Les échanges informels menés auprès des élèves confirment des tendances intéressantes :
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La plupart connaissent la bibliothèque sans y être inscrits.
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Beaucoup expriment le souhait d’y revenir en famille après la visite scolaire.
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Le plaisir de lire ou de feuilleter des livres augmentait clairement après la séance d’accueil, en particulier chez les enfants qui déclaraient lire peu chez eux.
Ces éléments montrent que la médiathèque joue pleinement son rôle d’« espace d’initiation culturelle », capable d’ouvrir des perspectives aux élèves peu familiers du livre.
Enseignements transversaux : quels apports pour l’accessibilité culturelle ?
Les résultats croisés permettent d’identifier plusieurs apports importants :
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La médiathèque réduit les inégalités d’accès à la culture, notamment dans les quartiers populaires où les familles fréquentent moins spontanément les équipements culturels.
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L’accueil de classe est une porte d’entrée essentielle : il crée un lien affectif fort avec le lieu, rassure, familiarise, dédramatise l’espace bibliothécaire.
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Il constitue un levier pédagogique : découverte d’autres pratiques de lecture, diversification des supports, construction d’une culture commune.
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Il renforce la continuité éducative entre école et bibliothèque, favorise l’autonomie et encourage les usages familiaux.
Toutefois, le dispositif reste perfectible. Pour maximiser la démocratisation culturelle, il est nécessaire de renforcer la coordination entre école et bibliothèque, d’adapter davantage les formats aux élèves plus âgés et d’installer une culture de projet commune.
Conclusion
Dernière modification le lundi, 08 décembre 2025L’accueil de classes apparaît comme un dispositif efficace pour lutter contre les inégalités culturelles et encourager une pratique durable de la lecture. Il offre une première expérience active de la bibliothèque, capable de transformer durablement le rapport des élèves au livre. Mais pour que ce potentiel se concrétise pleinement, enseignants et bibliothécaires doivent renforcer leur coopération : co-construire les séances, planifier sur l’année, créer des ressources communes, et penser les accueils comme un prolongement naturel du parcours scolaire.