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« La gamification de l’enseignement produit des premiers résultats, notamment aux États-Unis. Permettant de penser autrement les programmes scolaires, en intégrant - modérément - la culture du jeu vidéo. Mais pas en France. Où les derniers travaux sur la présence du numérique dans les écoles trahissent des lacunes criantes.[1] » 
C’est ainsi que débute un article intitulé Des écoles game-over, publié sur le site OWNI, faisant état du retard pris en France en ce qui concerne l’intégration du jeu vidéo dans les pratiques éducatives.
 
En effet, malgré les efforts réalisés par de nombreux chercheurs, chargés de mission ou enseignants[2] pour étudier le potentiel éducatif du jeu vidéo, proposer des pistes pédagogiques pour intégrer l’objet vidéoludique dans les séquences d’apprentissage et démocratiser l’utilisation de ce média en classe, force est de constater que le l’entrée du jeu dans les pratiques enseignantes est loin d’être fracassante. Pourtant, la prise en compte du jeu vidéo dans les récents programmes de l’école primaire, du collège et du lycée, au sein de l’enseignement de l’Histoire des arts, allait dans le bon sens. Peut-être, un nouveau souffle sera-t-il trouvé par Vincent Peillon qui fait de l’e-éducation une autre priorité de la réforme de l’Ecole[3] ? Ceci étant, une question s’impose à nous : quelles sont les raisons de ce nouveau retard à la française en ce qui concerne la gamification de l’enseignement ? A cela, quatre raisons principales peuvent être invoquées.
 
 
Tout d’abord, un frein majeur à la bonne intégration du jeu vidéo en classe, et du numérique en général, est le peu de moyen dont disposent les établissements scolaires pour se fournir en nouvelles technologies. Selon de récents chiffres publiés par le Ministère de l’Education nationale, on compte seulement 1 poste pour 10 élèves dans le primaire et 3,4 dans le secondaire. Comment est-il possible de mener à bien un quelconque travail dans de telles conditions ? Il n’est donc pas étonnant que, même motivés, un grand nombre d’enseignants renoncent à mettre en place des activités basées sur l’utilisation de l’informatique.
 
Ensuite, une deuxième raison concerne le sens que prend l’étude de la question de l’intégration du jeu vidéo dans les apprentissages. En effet, le point de départ de l’intérêt massif des chercheurs français quant à l’utilisation du vidéoludique dans l’éducatif est la thèse publiée par Julian Alvarez en 2007[4]. Intitulée Du jeu vidéo au serious game, Approches culturelle, pragmatique et formelle, cette thèse a induit un lien fort entre jeu vidéo et jeu sérieux (serious game). Cependant, le jeu vidéo est un objet purement ludique alors que le serious game est un outil pédagogique combinant intentionnellement des “aspects sérieux” avec des “ressorts ludiques”. Ainsi, étudier la gamification de l’enseignement uniquement sous l’angle du jeu sérieux conduit à développer des compétences en conception d’outils pédagogiques « clé en main » mais n’impliquant pas l’enseignant dans une réflexion l’amenant à détourner le jeu vidéo de son objectif initial pour l’utiliser dans des situations éducatives ludiques et spontanées. En d’autres termes, cet axe de recherche s’oriente plus vers le R&D industriel (en lien avec les éditeurs de jeux) mais ne s’adresse pas réellement aux enseignants de terrain (avec eux et pour eux), par le biais de pistes pédagogiques par exemple.
 
La troisième raison est certainement la plus importante et celle qui risque de poser le plus de résistance à l’avenir. Il s’agit d’une vieille guerre qui existe entre les tenants d’une pédagogie active, basée sur l’implication de l’élève, et les personnes « attachées » à une pédagogie plus traditionnelle. Ces derniers refusent, de manière parfois virulente, l’entrée du jeu vidéo en classe prétextant que l’école est le lieu où l’on se prépare pour la vie, que la vie est difficile et que, par conséquent, pour apprendre il faut faire des efforts, souffrir, mettre « la main à la pâte ». Certes la vie est complexe mais la résolution des problèmes qui se posent à nous dans notre quotidien n’ont jamais de réponse unique. L’Ecole doit donc offrir de multiples clés pour l’avenir. Il ne s’agit donc pas de dire que la vie est toujours rose et facile, bien au contraire, cependant, doit-on pour autant apprendre uniquement en souffrant … L’utilisation du jeu vidéo en classe est ainsi toujours associée au plaisir, ce qui est une (grave) erreur ! L’intérêt du jeu réside dans le fait qu’il implique, qu’il motive, qu’il est un élément de la culture de nos jeunes. Il ne rend pas les choses plus faciles mais, il est vrai qu’il les rend moins austère. Le jeu vidéo doit être pris comme un outil parmi d’autres. On détourne maintenant le jeu vidéo, en en faisant un outil pédagogique pour un temps donné (raisonnable), comme on détournait les jeux société il n’y a pas si longtemps. Quant à « la main à la pâte », chère à George Charpak, elle représente moins, pour lui, l’idée de l’apprentissage comme dure labeur que celle de l’implication de l’élève dans la construction de son savoir. Dans ce sens, l’utilisation du jeu vidéo se heurte à la résistance de conservateurs qui refusent de voir que la nouvelle génération Y n’est plus celle de leur jeunesse et que l’évolution des méthodes ne rime pas forcément avec laxisme …
 
Pour finir, la dernière raison souvent invoquée pourrait presque être qualifiée de « people ». On entend, en effet, souvent dire que « le jeu vidéo rend violent », que de nombreux jeunes présentent une « d’addiction au jeu vidéo », que « le jeu vidéo développe l’épilepsie » ou encore que « le jeu vidéo est bêtifiant ». Nous qualifions ici ces arguments de « people » car ils sont ceux souvent utilisés par la presse à sensation lorsqu’il s’agit de justifier les pires drames internationaux. Si l’on se penche un peu plus en détail sur ce qu’en disent les spécialistes, on s’aperçoit qu’il en va tout autrement et que la réalité est loi d’être aussi sensationnelle. Les raccourcis cités ci-dessus témoignent donc d’une grande méconnaissance des études menées sur ce sujet. Afin d’alléger notre propos, nous renvoyons lecteur à ces études qui ont été répertoriées ici : http://jtresse-psy.blogspot.fr/p/enseigner-avec-le-jeu-video-aspects_15.html. Disons pour résumer que le jeu vidéo n’est pas pathogène mais qu’il peut-être un catalyseur (comme il en existe d’autres[5]) pour des pathologies déjà existantes. De plus, le jeu vidéo développe de nombreuses capacités cognitives (mémoire, raisonnement, visualisation spatiale, réactivité, etc …), plus difficilement acquises par le simple biais de méthodes d’enseignement plus traditionnelles
 
 
Vous l’aurez compris, les résistances sont encore grandes en ce qui concerne l’utilisation du jeu vidéo en classe. Attention toutefois, il ne faut pas penser que les personnes étudiant et démocratisant l’objet vidéoludique comme outil pédagogique veulent en faire l’unique ressource existant dans les classes. Il s’agit plutôt d’en faire, à côté du livre, du manuel, de l’ordinateur, du TBI, et des tous les autres médiums existant déjà, un outil complémentaire qui permettra à l’école de créer un pont avec la culture des jeunes (environ un français sur deux joue régulièrement aux jeux vidéo), de mieux motiver et impliquer les élèves, de proposer des situations novatrices, de ne pas s’adresser (presque uniquement) aux élèves utilisant le style cognitif auditif lors des phases d’apprentissage (le jeu permet de s’adresser plus facilement aux enfants de style cognitif visuel et/ou kinesthésique), de développer la réflexion, la mémoire, etc. Il faut donc préconiser l’utilisation du jeu vidéo avec modération mais il est dramatique de refuser obstinément son utilisation (et plus largement, d’être réfractaire à tout progrès sous prétexte que tout était mieux avant), le risque étant que les enseignants français prennent un retard tel avec les nouvelles technologies et par rapport à leurs homologues anglo-saxons notamment, qu’il sera de plus en plus difficile de le rattraper …


[5] Un jeune épileptique a plus de chance de déclarer une crise d’épilepsie en sortant en discothèque avec ses amis qu’en jouant à un jeu vidéo, à condition de veiller à un temps de jeu raisonnable. Aussi, l’addiction aux jeux vidéo (ou aux réseaux sociaux) survient quand le jeune possède déjà les prémices d’une pathologie souvent liée à la sociabilité. 
Tresse Julien

De formation neuroscientifique, je suis actuellement professeur des écoles sur Varsovie. 
Mes réflexions portent plus particulièrement sur :
- les usages pédagogiques du numérique ;
- la différenciation pédagogique ;
- les apports neuroscientifques à la pédagogique.