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Article publié le 18 février sur le blog Veille et Analyse TICE
A force de voir se multiplier les initiatives institutionnelles sur les réseaux sociaux numériques et d’entendre des discours enflammés pour les encourager, on ne peut que s’étonner de la faiblesse des arguments en regard des investissements réalisés et des effets obtenus.
La perception que l’on peut avoir des propos politiques et médiatiques semble mettre en évidence qu’il y a avant tout une quête d’ego chez la plupart des participants.
Cette quête d’ego se manifeste d’abord par la recherche systématique du nombre de « suiveurs » et autres personnes mises en relation. Car le nombre est bien ce qui marque le plus les esprits. Pour un site Internet on va rechercher le nombre de visiteurs, sur un lien le nombre de clics, sur Twitter le nombre de followers et sur facebook le nombre d’amis etc… Cette course à la quantité néglige souvent un autre aspect beaucoup plus important qui concerne ce que les gens font de ces informations. En d’autres termes, ce qui m’importe le plus c’est le sentiment de popularité, bien davantage que l’effective reconnaissance de la qualité du travail.

La quête au nombre n’aura qu’un temps ? La télévision, la presse, nous ont habitués à cette lecture quantitative et la lecture des statistiques de Médiamétrie et autres enquêtes du même genre confortent cette culture. On peut se souvenir que dès le début des années 80, un suivi du nombre d’auditeurs tombait chaque matin sur le bureau de l’animateur de l’émission de radio, et parfois avec des précisions à la minute ou à la tranche horaire. Créant ainsi une apparence de popularité, cette pratique s’est banalisée au point d’en faire perdre même le sens critique à nombre d’entre nous. Et bien pire, la plupart d’entre nous sommes tombés dans le panneau de la popularité, et l’émergence de professions comme celle de « community manager » semble conforter cette analyse.

Lorsqu’un évènement survient, il était courant d’entendre, il y a trente ans, que ce que l’on en savait venait de « personnes autorisées ». Coluche en avait fait un sketch plutôt saignant sur les gens « autorisés qui s’autorisent » (voir un prochain message sur l’autorité de la parole). Puis petit à petit, on est passé à d’autres expressions et les plus récentes sont Internet et les réseaux sociaux (twitter pour les politiques). On se rappelle du quasi scandale de l’annonce d’une candidature à la présidence de la république annoncée par « fax » en 2002. Oui les technologies semblent remplacer la légitimité de l’humain, en d’autres termes, le moyen d’information constitue à lui seul la caisse légitime de résonnance de la parole.
Cette dérive, essentiellement à associer avec les processus de massification et d’industrialisation, fait progressivement passer la forme avant le fond. Il semble bien que ce ne soit pas vraiment nouveau mais que cela prenne une nouvelle ampleur avec les technologies du moment. Communiquer sur les nombres remplace souvent la communication sur ce qui les origine. Des statistiques publiées sous formes spectaculairement chiffrées et graphées font souvent oublier la faiblesse des sources, et l’origine même de ces statistiques. Cet air du temps fait partie des objets symboliques qui peuplent de plus en plus l’imaginaire collectif et transforme en allant de soi ce qui ne l’est pas. Posons la question simplement : « sommes nous condamnés à devenir populaire ? ».

La désignation des délégués de classe est toujours intéressante et nombre d’enseignants s’interrogent sur la nature de la popularité de ces élèves. On connaît le phénomène du redoublant qui s’impose, ou encore du meilleur élève (au pas) qu’on désigne volontaire etc.. autant de phénomènes humains auxquels l’école est confrontée. Mais désormais il faut compter avec les réseaux sociaux numériques et leurs effets de bord sur le fonctionnement quotidien du groupe classe. La popularité d’un élève auprès des autres est aussi à analyser dans ce contexte.
L’image qui se développe en ce moment semble donc être davantage la recherche du nombre que de la recherche de la qualité. Doit-on penser que ce qui est vrai c’est ce que le plus grand nombre dit ? On le voit, cette question est essentielle. Elle met en perspective un risque important qui est ce que Dominique Pasquier à justement nommé « la tyrannie de la majorité » en reprenant là un questionnement d’Alexis de Tocqueville à propos de la démocratie. Si l’on élargit la question on peut penser que derrière l’évolution proposée par Internet et les réseaux il y aurait davantage de démocratie (cf. les travaux sur la démocratie directe mené par certaines municipalités et autres collectivités). Or on voit apparaître un système qui confond d’abord majorité et adhésion publique. L’analyse de nombreux groupes et espaces de discussion ont bien montré qu’une minorité s’exprime et qu’une large majorité regarde sans s’exprimer. Est-ce à dire que la majorité est d’accord, qu’elle « suit ». Pas forcément voire même au contraire. « Qui ne dit mot consent », faut il accepter désormais cet adage que l’on pourrait traduire par « qui est mon ami adhère à mes idées ». Le renforcement des ego grâce à ces particularités techniques des logiciels déployés doit nous alerter sur plusieurs points :
  • Il est désormais de plus en plus nécessaire de travailler avec les jeunes la question du fonctionnement de la démocratie
  • Il est indispensable d’analyser les processus de popularisation des faits et des personnes au travers des moyens technologiques actuels.
  • On ne peut désormais se passer de l’analyse critique de l’origine de la légitimité d’un propos, surtout s’il est « colporté » par des médias de masse.
  • On est désormais amener à interroger chacun dans son rapport à la popularité, au besoin de reconnaissance qui traverse nos actions.
  • Les réseaux sociaux numériques fournissent des moyens techniques qu’il est nécessaire de comparer et d’interroger en regard de la pertinence du lien forme/fond ou encore du lien popularité/pertinence
Ces questions traversent le monde scolaire comme elles traversent la société, sous d’autres formes, il ne suffit pas de vouloir développer des projets avec ces techniques pour répondre à ces questions.Il est donc indispensable, dans ces projets d’usage des réseaux sociaux numériques dans l’enseignement, de questionner la finalité, le sens et le rapport à la démocratie que l’on met en scène au travers de ces pratiques.

Peut-on éduquer à l’EGO ? Le travail sur l’identité numérique néglige bien souvent d’interroger le fondement de nos investissements sur les réseaux, or ils sont essentiels pour décrypter ensuite la trajectoire suivie vers les différentes formes de reconnaissances que chacun recherche d’une manière ou d’une autre.
La surmédiatisation des approches quantitatives de la popularité d’une personne, d’un propos, d’un fait s’est trouvée accentuée au cours des dernières années. C’est de plus en plus un écran à la compréhension des choses, au profit d’une adhésion à des thèses. On peut parfois se demander si les bons vieux adages (et actions) des spécialistes de la « propagande » des années 1930 1940 ne sont pas en train de réapparaitre sous des formes plus sournoises et manipulatoires.

A débattre
BD
Photo ajoutée de la phototèque An@é JRBrousse
Dernière modification le vendredi, 03 octobre 2014
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.