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« La première place, la plus importante, est occupée par des parents d’ordinaire incompétents qui bien souvent restent toute leur vie à moitié ou même tout à fait des enfants. Et qui donc finalement, pourrait attendre de tous les parents ordinaires qu’ils soient des « personnalités », et qui donc n’a jamais pensé à imaginer des méthodes pour donner aux parents de la « personnalité » ? 
C’est pour cette raison que l’on attend tout naturellement davantage du pédagogue, spécialiste formé à qui l’on a tant bien que mal enseigné la psychologie, c’est-à-dire les points de vue de celui-ci ou de celui-là, le plus souvent d’opinions fondamentalement différentes, à qui l’on a appris comment l’enfant est présumé être constitué et comment il faut le traiter. Des jeunes gens qui ont choisi la pédagogie pour profession ont posé à priori qu’ils ont été eux-mêmes éduqués. Sont-ils tous, tant qu’ils sont, des « personnalités » ? Personne sans doute, ne voudrait l’affirmer. Ils ont, l’un dans l’autre, reçu la même éducation défectueuse que les enfants qu’ils doivent éduquer et ne sont en général pas davantage des personnalités que ne le sont ceux-là. » (Jung, 1963)
 
 
Cette citation du psychiatre et psychanalyste suisse Carl Gustave Jung[1], extraite de son livrePsychologie et Education posant les bases d’une pédagogie dite jungienne, a le mérite d’exprimer, de manière certes un peu crue, clairement et à « voix haute » les problèmes majeurs sur lesquels repose l’acte éducatif.
 
En effet, éduquer est un acte soumis à une double distanciation. Une première distance existe entre l’éducation reçue par l’enfant (notamment avant son entrée à l’école) au sein de sa famille et l’éducation que le jeune recevra de la part de l’institution et ce, tout au long de sa scolarisation. Une seconde distance existe également entre la formation reçue par le « futur enseignant », formé entre autres à la pédagogie et à la (aux) discipline(s) qu’il sera amené à enseigner, et la réalité du métier qui, outre la transmission du savoir comme objet, repose sur la gestion de relations humaines complexes, gestion pour laquelle le jeune enseignant a très peu (voire n’a pas) été formé : on pense notamment à une formation en psychologie sociale ainsi qu’à la psychanalyse. Il est également question, dans cette citation, de la problématique de l’éducation donnée par les parents (dont la place est « première » et « la plus importante ») à leurs enfants, posée en ces termes : « qui donc n’a jamais pensé à imaginer des méthodes pour donner aux parents de la « personnalité » ? » Ce questionnement a fait l’objet (de manière indirecte) d’un autre article[2] et nous n’y reviendrons pas ici.
 
Les théories de Jung en psychanalyse restent encore très peu connues en France au regard de l’impact qu’ont eu les préceptes freudiens et de l’écho qu’a trouvé la psychologie analytique outre-Atlantique. Il n’est donc pas étonnant, que les idées de Jung en ce qui concerne l’éducation n’aient pas encore été le point de départ de nombreuses études. En 2005 cependant, Clifford Mayes, docteur et professeur en sciences de l’éducation à la Brigham Young University, a tenté d’institutionnaliser ce qu’il nomme la « pédagogie archétypale[3] » dans son ouvrage intitulé Jung and education : elements of an archetypal pedagogy.
 
 
Reprenant ainsi la problématique de la professionnalisation du métier d’enseignant, il explique que notre « problème éducatif souffre en somme de ne viser unilatéralement que l’enfant qu’il faut élever et de négliger aussi unilatéralement le fait que les éducateurs adultes n’ont pas été eux-mêmes éduqués. Après avoir terminé le cycle de ses études, chacun a l’impression d’en avoir fini avec l’éducation, d’être, en un mot, un adulte. Il ne peut certes en être autrement ; il faut qu’il soit fermement persuadé de sa compétence pour pouvoir affronter la lutte pour l’existence. Le doute et le sentiment d’incertitude le paralyseraient et l’entraveraient, ils enfouiraient la foi si nécessaire en sa propre autorité et le rendraient inapte à l’exercice de sa profession. On veut l’entendre dire qu’il connaît son affaire et qu’il en est sûr, et non qu’il doute de lui-même et de sa compétence.
 
Le spécialiste est condamné de façon absolue à la compétence. Personne ne peut développer la « personnalité » qui n’en a pas lui-même. Et ce n’est pas l’enfant, c’est uniquement l’adulte qui peut atteindre à la personnalité comme fruit mûr d’une activité de vie orientée vers ce but. Car dans l’accès à la personnalité, il n’y a rien de moins que le déploiement le meilleur possible de la totalité d’un être unique et particulier. On ne saurait prévoir le nombre infini de conditions qu’il faut remplir pour cela. Toute une vie humaine avec ses aspects biologique, social et psychique y est nécessaire. La personnalité, c’est la suprême réalisation des caractéristiques innées de l’être vivant particulier. La personnalité, c’est l’action du plus grand courage de vivre, de l’affirmation absolue de l’existant individuel et de l’adaptation la plus parfaite au donné universel avec la plus grande liberté possible de décision personnelle. Elever quelqu’un en vue de cela me semble n’être pas une petite affaire. C’est sans doute la tâche la plus haute que se soit donnée le monde moderne de l’esprit. » (Mayes, 2005)
 
Clifford Mayes soulève ici un autre point important. Même s’il représente aux yeux des enfants, des parents et de la société en général, un professionnel de l’éducation (ou de l’instruction ?) qui a été formé pour cela, l’enseignant n’en reste pas moins un être en constante évolution, en constant apprentissage, en constante formation. En cela, le doute lui est donc permis, en tout instant.
 
Le doute est même un ingrédient constitutif du quotidien de l’enseignant : « Ai-je bien fait ? » ; « Aurais-je dû réagir ainsi ? » ; « N’aurais-je pas pu mieux faire ou faire autrement ? ». La question se pose donc de savoir s’il existe une formation suffisante pour que l’enseignant puisse, non pas répondre à chaque fois à ces questions mais, tout au moins les gérer au mieux. Aussi, la création d’espaces formels propices à la discussion, à la réflexion et à l’analyse des pratiques[4] ne serait-elle pas pertinente pour que chacun puisse y résoudre, exposer le cas échéant, ses doutes ?
 
Vous l’aurez compris, l’enjeu de cet article n’est pas de répondre aux questions nombreuses et complexes que soulèvent les deux auteurs que sont Jung et Mayes. Il s’agit simplement d’attirer l‘attention du lecteur sur l’existence de cette « pédagogie » naissante, et notamment sur quelques ouvrages permettant de s’interroger, d’une part, sur la place que l’on pourrait donner, au sein même de l’enseignement, aux relations et questionnements, conscients et inconscients, qui existent dans l’acte éducatif et, d’autre part, sur l’intérêt que constitue une prise en compte, dans les formations (initiale et continue) des professeurs, d’un apprentissage par les futurs professionnels en ce qui concerne la gestion des problèmes psychologiques et psychanalytiques que sous-tendent toute relation maître-élève.
 
 
Bibliographie indicative :
 
ESTRADE P., Comment je me suis débarrassé de moi-même, éditions Robert Laffont, 2004.
ESTRADE P., Ces souvenirs qui nous gouvernent, éditions Robert Laffont, 2006.
FAPPANI F. La cabane aux paysages, « voyage en archetypal pedagogy », Paris, 2009.
FAPPANI F., Education and archetypal pedagogy, éd. Cursus, 2007.
JUNG C. G., Psychologie et éducation, Buchet Chastel, 1963.
LUCAS D., Carl Gustav Jung et la révolution copernicienne de la pédagogie, Le Portique, Numéro 18, 2006.
LUCAS D., Pour une pédagogie de l’être, trajectoire scolaire et cheminement personnel, Cahiers de la Recherche en Philosophie de l’Université de Metz.
MAYES C., Jung and education ; elements of an archetypal pedagogy, Rowman & Littlefield, 2005.
ROHART J-D., Action éducative et éthique. Pour un compagnonnage des acteurs de la relation éducative, L’Harmattan, 2001.
ROHART J-D., La vie et l’éducation. Suivi de Comment réenchanter l’école ?, L’Harmattan, 2005.
 
 

Tresse Julien

De formation neuroscientifique, je suis actuellement professeur des écoles sur Varsovie. 
Mes réflexions portent plus particulièrement sur :
- les usages pédagogiques du numérique ;
- la différenciation pédagogique ;
- les apports neuroscientifques à la pédagogique.