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Pas facile de s’attaquer à un mythe, on casse un rêve ; ils sont rares en éducation. Pas aisé d’émettre la moindre question ou la plus petite critique à propos d’un domaine devenu un lobby qui a obtenu l’oreille des politiques. Je savais à l’avance que les réactions pouvaient être violentes ; et comme toujours elles portent sur un plan personnel et non dans le cadre d’un débat scientifique ! L’Histoire des sciences me l’a appris à plusieurs occasions.

Commentaires sur les critiques émises dans les réseaux sociaux suite à la série d’articles publiés :Les neurosciences, la grande illusion en éducation.

Ma démarche n’est pas empreinte ni de « rancœur » ou  ni de « jalousie » ! Je n’ai pas « de compte à régler » avec la discipline. J’ai choisi volontairement de quitter la neurophysiologie au grand dam de mes collègues pour la recherche en éducation. Désormais, je pourrais avec facilité faire un texte de plus sur le modèle allostérique de l’apprendre, le présenter comme certains le font à ma place à l’étranger comme la « solution » aux problèmes de l’école.

Ce n’est juste qu’un outil, apprendre est trop complexe pour « passer » par une panacée.

Je pourrais également écrire un apprendre à apprendre en sus, vu leurs succès persistants en librairie… Ma démarche concernant les neurosciences est celle de tout scientifique, forcément curieux qui va aux sources et se pose des questions.

Elle est plutôt proche –bien que modestement- de celles des lanceurs d’alerte. Soyons critique avec les données –on pourrait dire même les promesses- des neurosciences sur l’éducation[1]. Pour le moment, elles ne sont pas pour la plupart pertinentes pour l’école ou la formation, quand elles ne sont pas totalement erronées.

Pas contre les neurosciences, seulement mais…

Je ne suis en rien contre les recherches en neurosciences. Les recherches sur le cerveau sont forcément fascinantes et il importe de mieux connaître cette Terra incognita. Je souhaitais seulement faire part de mes constats et attirer l’attention des enseignants et des formateurs sur leurs résultats actuellement incertains et leurs applications trop rapides.

Quand on se penche en direct sur les publications, le doute scientifique apparaît immédiatement. La plupart des conclusions avancées manquent de « robustesse » comme on dit en sciences. Pour résumer, on peut constater de trop grandes fragilités dans la construction des protocoles expérimentaux, dues à un contrôle insuffisant sur le matériel et une trop faible taille des cohortes[2].

A cela s’ajoute un usage inadéquat de l’appareil statistique. Ce dernier aspect devrait être d’autant plus rigoureux que le domaine de l’humain est très complexe. De nombreux paramètres interfèrent en permanence, comme le contexte, la sensibilité de la personne et surtout son histoire. Rarement les données en sus sont resituées dans un cadre éducatif ou de formation.

Il faut ajouter encore une interprétation généralement trop rapide des données sans contrôle ou questionnement sur les modèles sous-jacents. Les résultats présentés, à commencer par les images produites, ne sont pas des données directement palpables. Elles sont chaque fois une reconstruction à partir des éléments recueillis, interprétés à travers un modèle déterminé. Un minimum de réflexion épistémologique est à pratiquer, en autre dans le cadre du débat continu entre les holistes –les partisans d’un fonctionnement global du cerveau et les localisationnistes – ceux qui cherchent des zones très précises à telle fonction-.

Des résultats à relativiser, une communauté qui devra se repenser

Ces multiples limites créent un « vrai » problème dont la communauté des neuroscientifiques devrait prendre conscience. Seuls pour l’instant quelques chercheurs, encore trop isolés et peu médiatisés, s’en préoccupent.

Nombre de résultats avancés sont ainsi à relativiser que ce soit sur l’apprentissage de la lecture ou des maths ou même du fonctionnement de la mémoire. Les pratiques actuelles devront être modifiées ; il s’agit d’améliorer les pratiques d’écriture des articles, en contrant sans doute les pressions liées au sponsor et aux carrières. Les comités de lecture devront être plus exigeants, en appliquant les critères déjà en exercice dans les autres domaines scientifiques. La communauté des neuroscientifiques devrait par ailleurs valoriser les études de réplication et repenser la formation de leurs étudiants-chercheurs en introduisant dans les cursus de la déontologie, de l’épistémologie et de l’éthique.

Pour les enseignants et les formateurs, il importe d’avoir en tête ces limites actuelles, surtout que celles-ci sont aggravées par la vulgarisation des médias qui schématisent trop les supposés résultats pour aller vers le sensationnel.

Chaque proposition pédagogique –quand ce n’est un dictat sorti directement des IRMf - devrait être interrogée, située et relativisée. Quelques questions sont bienvenues : quelle méthodologie a-t-elle été utilisée ? Sur quelles populations, dans quelles conditions ? Dans le cadre de quel modèle ? Cette étude a-t-elle été répliquée ou s’agit-il d’une simple hypothèse de travail ? A-t-on déjà appliqué ces données sur le terrain, et notamment sur des élèves ou des personnes en train d’apprendre ? Ont-elles été corroborées  dans ces circonstances? Etc..

On peut espérer que ces fragilités se corrigeront au cours du temps, au fur et à mesure que le communauté va mûrir. Le domaine est encore jeune par rapport à d’autres espaces scientifiques. Pour démontrer leur sérieux, les neurosciences devraient rapidement faire la démarche entreprise en psychologie sociale et cognitive. Une collaboration internationale de 270  chercheurs a tenté de reproduire cent expériences publiées en 2008 dans trois journaux réputés de psychologie sociale et cognitive. Les résultats publiés par la Revue Science du 28 août  2015 indiquent que seulement 39 % des effets rapportés ont pu être reproduits. Et pour ceux qui sont confirmés, ils se trouvent « moitié plus faibles dans les  copies » que dans les « originaux » !..

J’attends la suite des critiques. Elles ne vont pas manquer ! A suivre…

André Giordan

http://www.educavox.fr/innovation/recherche/les-neurosciences-la-grande-illusion-en-education

http://www.educavox.fr/innovation/recherche/les-neurosciences-en-education-les-limites-methodologiques-2

http://www.educavox.fr/innovation/recherche/les-neurosciences-limites-epistemologiques-3


[1] Le domaine de l’éducation n’est sans doute pas le domaine le plus affecté. Les promesses en médecine ou en économie sont sans doute pires.

[2] Les personnes interrogées.

Dernière modification le mardi, 06 février 2018
Giordan André

André Giordan est le fondateur et directeur du Laboratoire de Didactique et Épistémologie des Sciences de Genève. Ancien instituteur, professeur de collège, animateur de banlieue, il  est l’auteur d’un nouveau modèle de l’apprendre (modèle d’apprentissage allostérique) et l’initiateur de nombreuses innovations scolaires, muséologiques et médiatiques.