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Francois Dubet : Le doute et l’esprit critique sont des vertus épistémologiques et démocratiques élémentaires. Nous l’avons tous appris au lycée, le doute est au principe de la connaissance scientifique : il faut refuser l’évidence des choses, transformer les certitudes en questions, expérimenter, vérifier, chercher des preuves afin de tenir pour vraies des connaissances jusqu’à ce qu’elles soient remises en cause. L’esprit critique du citoyen vise à se méfier des arguments d’autorité, à exercer son propre jugement, à discuter des arguments et des « bonnes raisons » de ceux qui nous gouvernent.

Or aujourd’hui, crise de la Covid aidant, ces deux vertus sont mises à mal, on croit aux fake news, aux complots, on se défie des dirigeants et des savants.

La Covid a été fabriquée dans des laboratoires, les mesures sanitaires sont imposées par des forces obscures qui veulent nous asservir, les vaccins sont dangereux... Le doute et l’esprit critique se transforment en défiance et si on croit quelques sondages, cette défiance complotiste atteint tous les citoyens, y compris ceux qui ont été longuement scolarisés, ce qui exclut l’idée qu’ils seraient le seul produit de l’ignorance. Dès lors, comment expliquer ce qui nous arrive ?

La première explication tient à la démocratisation de l’information à laquelle chacun accède par la grâce des écrans des PC et des smartphones.

C’est sans doute une bonne chose car cet accès direct à l’information nous libère des arguments d’autorité des savants, des responsables politiques et des médias traditionnels. Pourquoi croire ces autorités puisque nous sommes informés ? Durant le confinement, chacun de nous est devenu épidémiologiste, économiste et spécialiste des politiques publiques.

Il faut aussi remarquer que l’ouverture de l’information est une clôture puisque les individus s’enferment dans les sites qui confortent leurs convictions : les végans vivent dans une bulle végane, les « terres-platistes » dans une bulle terre-platiste, les nationalistes dans une bulle nationaliste, les fans du professeur Raoult dans une bulle de fans etc… Plutôt que de se confronter à d’autres idées qu’aux siennes, chacun cherche à renforcer ses croyances en ne parlant qu’à ceux qui partagent ses opinions, en ne parlant qu’avec lui-même. La dernière élection américaine a mis en lumière ces mécanismes de durcissement des opinions ; les électeurs de Trump vivent dans un monde trumpiste et les électeurs démocrates dans un monde démocrate.

Cette observation ne suffit pas à expliquer le règne de la défiance. Face au virus, nous avons découvert des incertitudes insoupçonnées.

Les savants et les médecins ne sont pas d’accord entre eux, ce qui n’invalide en rien la démarche scientifique, mais qui affaiblit considérablement l’autorité de la science. S’il est raisonnable de croire dans les vaccins, il y aura toujours un médecin pour ne pas y croire. Dès lors, je peux me faire mon opinion qui vaut bien celle des soi-disant experts qui ne sont d’accord entre eux.

Le processus de défiance est le même à l’égard des politiques qui ne peuvent prendre que de mauvaise décisions : en confinant ils sacrifient l’économie ; en déconfinant, ils sacrifient la santé. Dans tous les cas leur choix est critiquable et critiqué et nous avons entendu beaucoup de beaux esprits, intellectuels et hommes politiques, déployer simultanément les deux critiques contradictoires.

De la même manière que la critique de la science ignore les contraintes et les incertitudes de la démarche scientifique, la critique de la politique ignore souvent les contraintes de l’action et ses paradoxes.

Mais ceci ne suffit toujours pas à expliquer pourquoi on croit à n’importe quoi car ces croyances irrationnelles reposent souvent sur des processus cognitifs profonds.

On peut faire l’hypothèse qu’il est difficile et douloureux de vivre sans comprendre ce qui nous arrive, sans nous expliquer le monde. Ce fut la fonction des mythes, des légendes et des religions avant que certaines d’entre elles se « rationalisent » en distinguant le monde de la foi et celui de la nature et des faits. Or nous ne parvenons pas à nous expliquer la crise de la Covid, et moins encore quand et comment nous allons en sortir. Et comme n’importe quelle explication vaut mieux que l’absence d’explication, mieux vaut croire à des choses irrationnelles que de supporter l’angoisse du doute et de l’esprit critique. Bien des expériences de psychologie sociale ont montré la force de ce mécanisme, y compris dans les sociétés les plus modernes : on préfère n’importe quelle explication qu’à des explications incertaines et à une absence d’explication.

Il faut rajouter une autre étape cognitive. L’explication par les causes étant incertaine et insuffisante, il faut lui ajouter une explication par l’intentionnalité de certains, par le complot. Tout ce qui nous arrive n’est pas un enchaînement de causes, mais c’est « voulu » par les forces cachées qui nous manipulent. Dès lors chacun peut choisir son « grand Satan » : les Juifs bien sûr, les riches qui veulent se débarrasser des pauvres, les trusts pharmaceutiques qui bloquent l'hydroxychloroquine, les gouvernements qui préparent 1984, Bill Gate et ses amis qui veulent être encore plus riches… La cause de la Covid est en fait un complot et celui qui le dévoile devient, à ses yeux, un éclair de conscience dans un monde obscurci par ce qu’on appelait naguère les forces du mal.

Bien sûr, aucun d’entre nous ne croit à n’importe quoi puisque nous avons de solides raisons de croire à ce à quoi nous croyons. Mais il va de soi que les autres finissent pas croire à n’importe quoi. Tout ceci pourrait être amusant et un peu « folklorique » si ce n’était pas dangereux pour la vie démocratique qui doit s’accorder sur des modes de production de faits tenus pour vrais et sur lesquels on peut s’opposer dès qu’il faut agir et choisir. Dans ce combat pour le doute raisonnable et l’esprit critique, l’école est en première ligne, même quand nous savons que les diplômes ne sont pas forcément un vaccin efficace contre la déraison.

François Dubet

Dernière modification le jeudi, 03 mars 2022
An@é

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