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Interview de Michelle Laurissergues, Fondatrice et présidente de l’An@é, co-fondatrice et responsable éditoriale d’Educavox, son média associé par Louis Derrac, consultant et formateur indépendant. (1)

Louis Derrac : Environnement de société, objet pédagogique, sujet d’apprentissages, etc. Quelle est pour vous la place du numérique à l’École, au sens de l’institution scolaire donc du primaire au lycée ?

ML : La place du numérique à l’École.... L’éducation est le révélateur des changements, des attentes et de nos choix de société. Le numérique est un fait social total, éminemment politique, économique et culturel. Le numérique est une culture. C'est la place de l’éducation dans un écosystème numérique qui est questionnée car le numérique a changé la société et son école. Le mot écosystème signifie parfaitement combien tous les aspects du numérique et ses implications dans nos vies sont convoqués.

L'éducation n’est pas seulement une affaire d’enseignement. Se posent donc de façon très vive la question des politiques éducatives, des choix pour anticiper les évolutions, des relations au sein de l'institution, au sein de la communauté éducative toute entière, de l'interdépendance avec le monde et les questions sociétales brûlantes qui deviennent pressantes.

Le numérique révèle et accentue des comportements liés à des évolutions de nos sociétés.

La place du numérique dans les classes ? Quand l’espace numérique est l’espace du monde, quand la démocratie est bousculée, quand nous sommes surexposés à un flux informationnel qui se transforme en en flux d’opinions, pas facile de croire qu’en fermant nos établissements et en interdisant le smartphone, on laissera les fausses informations, le buzz des influenceurs et les propos violents des réseaux sociaux à la porte…Pas facile d’enseigner avec les outils et les méthodes inspirés du monde d’avant.

Les communautés éducatives, institutions, collectivités, chercheurs, enseignants, monde de la Ed Tech, médiateurs… essaient de relever le défi et si le numérique peut être une difficulté il est aussi une réponse !

LD : Pour vous, de quelle façon (anthropologiques, sociologiques, économiques, etc.) le numérique a changé la société et son école ?

Je répondrai par les questions que chacun se pose :

Quand dans l’approche mondiale, la culture numérique s’appréhende de manière différente, quand nous sommes dans un flux informationnel permanent et paradoxal, quelles sont les répercussions sur nos vies et sur notre conception de la démocratie ?

Comment sont traitées nos données et en ce qui nous concerne, les données d’éducation ? Les enjeux sont énormes et les questions éthiques se posent.

Comment sensibiliser à l’empreinte du numérique sur l’environnement ?

Devons-nous nous soumettre au tout technologique ? A l’impact négatif sur l’environnement, à l’escalade logicielle, aux plateformes payantes, aux modes ?

Ne devons-nous pas réfléchir à nos dépendances aux technologies numériques et interroger notre modèle idéologique lié à l’économie ?

A l'ère de l'information disponible, quels sont les fondamentaux que nous devons maitriser pour les apprentissages indispensables ?

LD : Quelle est pour vous la place de l’école dans la société ?

ML : Répondre entre autres, à toutes ces interrogations ! Je crois que l’école est capable de relever les défis ! même si les prises de conscience nous semblent parfois très lentes.

L’humain ira-t-il dans le sens de l'utilisation de la liberté des hommes pour ensemble, être capables de construire le futur que nous voulons plutôt que de subir le futur que certains nous imposent ?

Le numérique a fait émerger des aspirations individuelles inédites, nos institutions continuent de fonctionner selon des principes dépassés. C’est la liberté individuelle qui risque de prendre le pas sur un travail collectif garant de la démocratie.

On ne pourra que créer ensemble et collectivement des politiques éducatives...Ce processus a débuté. Je reste optimiste !

LD : Comment opposez-vous (ou pas) Low tech et métavers ? Comment définissez-vous ces deux termes, et comment les appréhendez-vous au regard des missions de l’École ?

ML : On nous présente souvent de nouveaux vocabulaires, de nombreuses "solutions" technologiques...Nous avons donc toujours un esprit critique en éveil. Et tant mieux ! Mais il faut être curieux.

Attentif et curieux. Low tech oui bien sûr, en formation, dans les domaines professionnels nous pouvons imaginer aussi des expériences avec le métavers. Dans le domaine de la création bien évidemment…Réalité virtuelle, réalité augmentée, métavers… il faudra évaluer tous les éléments et ne pas attendre les conséquences négatives pour réagir comme nous le faisons souvent… et les utiliser lorsque ces dispositifs ajoutent une plus-value !

D’autres domaines seront précurseurs, la santé, la sécurité, l’industrie… car l’école n’a pas de modèle économique qui soutiendrait les innovations. Il faudra cependant imaginer et former aux métiers qui découleront de ces pratiques nouvelles.

Nous ne pouvons pas rêver d’un monde tout numérique…D’ailleurs le souhait généralement partagé est celui de la recherche de sens et de relations humaines.

LD: Notre grand débat se propose de confronter des imaginaires. Quel est votre imaginaire de l’École en 2050, quels acteurs, quelles pédagogies et quelles technologies s’y imbriquent et dans quel objectif ?

ML : L’école sera le reflet de ce que sera devenu l'humain...Si nous entrons dans nos imaginaires...S'appellera-t-elle encore École ?

La compréhension du monde numérique et de son fonctionnement doit être un principe fondamental. La société numérique doit être un espace de droit où les règles et le droit s’appliquent. Il s’agit de prendre conscience des impacts de nos liens numériques à tous les niveaux.

Nous prendrons en compte pour l’école, le temps social, les usages, et nous modifierons les temps, les espaces, les manières d’apprendre et les contenus en tenant compte de la société qui vient. Nous intégrerons les partenaires culturels sportifs, animateurs et médiateurs numériques pendant le temps scolaire ce qui libérerait du temps pour la formation et placerait les enfants dans un système plus égalitaire.

Le numérique pourra agir comme un outil de rattrapage, sans certification scolaire et permettra à chacun d'accéder à des savoirs experts. Nous apprendrons tout le temps…en différents lieux.

Je pourrais avoir une vision très négative mais je ne peux pas ! et je ne peux pas, non plus, avoir seule, une vision du futur. Et je ne souhaite pas en avoir une vision technologique. La technologie soutiendra les objectifs que nous fixerons ! Il devra en être ainsi pour l’intelligence artificielle à l’école.

Voici l’Homo Numericus décrit par Daniel Cohen. Nous avons besoin d’écouter certains prospectivistes pour imaginer nos futurs possibles. Ainsi, l’ouvrage « Tous centaures. Eloge de l’hybridation » de Gabrielle Halpern et Joël de Rosnay : Vers l'Homme hybride ? qui a inspiré le Forum Educavox des 10 et 11 juin 2023 : Hybridation des cultures !

"Nos temps sociaux, nos territoires de vie et nos mobilités, en s’interconnectant créeront certainement une nouvelle manière de vivre et de se réinventer".

Je finirai avec ces paroles de Joël de Rosnay dans un interview « Changer d’ère » :

"Au-delà de la prévision sociologique ou industrielle du futur, il faut viser un futur positif, accueillant, qui ne soit pas un futur déterminé mais un scénario à explorer. Voilà pourquoi j’utilise cette formule : réinventer le futur. La crise Covid a donné naissance à un désenchantement, à une vision angoissante de l'évolution de la planète et des relations humaines. Il est nécessaire d’envisager un futur bienveillant et des relations humaines fondées sur la confiance et l’empathie".

"Pour réenchanter le monde, et donc réenchanter le futur, il faut réunir deux éléments principaux : l'émotion et la sagesse. L'émotion, parce que la raison ne suffit pas. Il faut susciter l’adhésion à ce futur, donner envie à tous, notamment aux enfants d'y participer. La sagesse, parce qu'on ne peut pas faire n'importe quoi. Agir sur les choses implique de tenir compte des contraintes et de savoir s’y adapter, de les exploiter de façon positive. Il est inutile de lutter contre les obstacles ou les éléments que vous ne maîtrisez pas. Comme en surf, il faut utiliser la vague, en faire un atout. C'est ça la sagesse."

Interviews par Louis Derrac en amont des plénières d'Educ@tech

(1) Louis Derrac
Comprendre le numérique pour pouvoir le critiquer et le transformer
➔Le site : louisderrac.com
➔Les articles : louisderrac.com/carnet

 

Dernière modification le mercredi, 07 décembre 2022
An@é

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