La table ronde dont est issue cette synthèse proposait un croisement rare et précieux :
Régulation (CNIL), recherche (UNESCO – IIPE) - pédagogie et EdTech, administration centrale (AMDAC, ministère).
Du côté de l’institution, Philippe Ajuelos et Murielle Lavelle-Cassano représentaient la direction du numérique pour l’éducation, en charge respectivement de l’administration des données, algorithmes et codes sources, et de l’ouverture des données au ministère.
La régulation et la protection des droits étaient portées par Jennifer Elbaz, cheffe du service de sensibilisation du public à la CNIL, qui intervient au quotidien auprès des élèves, des enseignants et des familles.
La dimension pédagogique et EdTech était incarnée par Gwenn Cognard, directrice du pôle pédagogie chez Cabri-Maskott, éditeur de solutions numériques éducatives fondées sur les traces d’apprentissage.
Enfin, la perspective internationale était apportée par Muriel Poisson, responsable d’équipe à l’Institut international de planification de l’éducation de l’UNESCO, spécialiste des questions de transparence, de redevabilité et de données ouvertes dans les systèmes éducatifs à travers le monde.
Ensemble, les intervenants ont tenté de répondre à une question clé pour l’École : comment faire des données un levier de confiance, d’émancipation et de citoyenneté numérique, plutôt qu’un instrument d’opacité, de contrôle ou de marchandisation ?
Les données de l’éducation : une matière vive, pas des chiffres abstraits
Les données de l’éducation ne sont pas des nombres abstraits dans un tableur : elles renvoient à des personnes, à des histoires et à des situations concrètes.
Quelques ordres de grandeur ont été rappelés : plus d’1,3 million de personnels (enseignants et non-enseignants), 13 millions d’élèves, 20 millions de parents, 36 000 écoles, 7 000 collèges et lycées. Chaque donnée de scolarité, d’orientation, de résultats ou d’affectation raconte un morceau de ces parcours.
Depuis les années 1990, et plus encore depuis les années 2000 et 2010, un mouvement international d’ouverture des données s’est accéléré : plus de pays publient des indicateurs par établissement, plus de lois garantissent l’accès du public à l’information, plus de portails de données sont mis en ligne. Derrière ce mouvement, on retrouve plusieurs forces : la “révolution des données” rend techniquement plus facile le partage ; les sociétés réclament davantage de transparence et de participation ; la demande de redevabilité et d’évaluation du secteur public s’intensifie.
En France, ce mouvement a pris une forme très concrète avec la loi pour une République numérique (2016), qui oblige les administrations à ouvrir leurs données, sous réserve de respecter le cadre juridique, notamment en matière de protection des données personnelles. Le ministère de l’Éducation nationale a ainsi développé la plateforme data.education.gouv.fr qui publie aujourd’hui environ 250 jeux de données, réutilisables via téléchargement ou API, utilisés par des centaines de milliers de personnes chaque année : collectivités, chercheurs, parents, journalistes, entreprises, enseignants, élèves.
L’ouverture des données n’est cependant pas un geste neutre : il faut assurer la qualité des jeux publiés, informer sur leurs limites, accepter les retours des usagers. Les exemples ne manquent pas où un parent, un élève ou un journaliste signale une incohérence (par exemple le nombre de places en internat pour une formation) et contribue ainsi à améliorer les données. La qualité devient alors un processus collectif : plus les données sont réutilisées, plus les erreurs remontent, plus elles sont corrigées.
Mais cette “mise en données” du système éducatif pose une autre question, plus culturelle : comment ces indicateurs sont-ils interprétés ? Comment évite-t-on de réduire une école, une classe, une trajectoire d’élève à quelques chiffres ? Et comment permet-on à chacun – enseignants, élèves, familles – de s’approprier ces informations avec recul ?
Données et pédagogie : rendre l’invisible visible, sans surcharger les enseignants
Du côté des EdTech, les données sont d’abord vues comme un outil au service de la pédagogie, et non comme une ressource à monétiser.
Là où les grandes plateformes commerciales construisent leur modèle économique sur la publicité et le courtage de données, les acteurs du numérique éducatif agréés par l’Éducation nationale conçoivent leurs services sur une autre base : proposer des outils pédagogiques, en collectant uniquement les données nécessaires, et en les traitant dans un cadre de “privacy by design”.
Concrètement, les traces d’apprentissage peuvent apporter plusieurs types de valeur pédagogique.
Pour les enseignants, elles permettent d’abord de “rendre l’invisible visible”. Un exercice réalisé en classe, sur papier, laisse peu de traces exploitables au-delà de la note. Un exercice interactif en ligne peut, lui, donner des informations sur le temps passé, le nombre de tentatives, les erreurs récurrentes, les stratégies d’essai-erreur. Rassemblées dans un tableau de bord intelligible, ces données donnent à voir des éléments qui échappent souvent à l’observation, surtout dans des classes chargées.
Ces données permettent aussi de mieux différencier : repérer qu’un élève est en difficulté sur la soustraction mais pas sur l’addition, identifier un groupe qui bloque sur une compétence précise, proposer des parcours d’exercices adaptés, ou au contraire des défis supplémentaires pour les élèves en réussite. L’idée n’est pas d’ajouter une couche de complexité, mais de fournir à l’enseignant une vision claire et actionnable, sans transformer son écran en cockpit d’Airbus.
Pour les élèves, les données peuvent devenir un levier d’autonomie et de motivation. Des indicateurs simples, des feedbacks immédiats et riches (au-delà du binaire “vrai/faux”), des parcours qui s’ajustent en fonction de leurs progrès permettent de mieux se situer, de comprendre ce qui est attendu, d’expérimenter et d’apprendre de ses essais. À condition, cependant, que ces feedbacks restent lisibles, qu’ils n’enferment pas les élèves dans des étiquettes (“faible”, “fort”) et qu’ils soient intégrés dans un accompagnement humain.
L’un des grands défis identifiés par les intervenants est justement là : exploiter la puissance des données sans transformer les enseignants en gestionnaires de tableaux de bord. Les interfaces doivent rester simples, les indicateurs pertinents et parcimonieux, la plus-value pédagogique évidente. Sinon, le risque est grand de créer une charge mentale supplémentaire plutôt qu’une aide.
Enfin, un point essentiel a été souligné : toute donnée d’apprentissage doit être interprétée dans son contexte. Un résultat médiocre un jour donné ne dit rien, à lui seul, de la valeur d’un élève. Était-il malade ? Fatigué ? S’agissait-il d’un contrôle stressant ou d’un exercice d’entraînement ? La contextualisation est donc indispensable, qu’on parle d’un tableau de bord individuel ou d’un indicateur agrégé au niveau d’un établissement.
Protection, risques et enjeux éthiques : de la CNIL au “shadow IT”
Dès que l’on parle de données personnelles, et a fortiori de données concernant des mineurs, la question de la protection devient centrale.
La CNIL rappelle régulièrement que nous avons tous des droits sur nos données, de la naissance à la mort (droit à l’information, d’accès, de rectification, d’opposition, etc.) et que savoir les exercer est un enjeu citoyen. Or, même dans un public averti, peu de personnes sont capables de citer ces droits et encore moins d’expliquer comment les utiliser concrètement.
Le rôle de la CNIL ne se limite pas au contrôle et à la sanction : elle informe, anticipe, accompagne les structures publiques et privées pour les aider à se conformer au RGPD, et désormais au futur règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act). Pour les jeunes publics, elle a développé des ressources variées : dessins animés et jeux de cartes pour le primaire, mangas et supports plus immersifs pour les adolescents, outils pour les parents et les enseignants. L’objectif est double : rendre visible l’invisible (ce qui se joue derrière chaque clic, chaque paramètre de confidentialité) et faire d’Internet une expérience positive, encadrée par des garde-fous.
Mais les textes légaux et les bonnes intentions ne suffisent pas. La CNIL insiste sur plusieurs points de vigilance.
D’abord, les données ne sont jamais neutres. Entre le moment où elles sont collectées et celui où elles sont supprimées, elles peuvent être piratées, recoupées, mal interprétées, détournées à des fins politiques, économiques ou discriminatoires. L’histoire de la CNIL elle-même, née en réaction à un projet de méga-fichier centralisé en France, rappelle combien le fichage de masse peut être dangereux, notamment pour des minorités ou des groupes vulnérables.
Ensuite, l’ouverture de jeux de données “anonymisés” ne met pas nécessairement à l’abri de tout risque. Des travaux de recherche ont montré, par exemple, qu’en croisant des données de géolocalisation prétendument anonymes, il est souvent possible de réidentifier des individus : on dort presque toujours au même endroit, on travaille régulièrement au même endroit, on suit des routines. Appliqué au champ scolaire, cela signifie qu’un élève “en difficulté en lecture en CP dans telle école en 2025-2026” peut devenir identifiable si trop de variables se combinent.
Enfin, les intervenants ont insisté sur un autre phénomène, moins cadré : le “shadow IT”. Autrement dit, l’usage en classe d’outils ou de services numériques qui ne passent ni par le GAR, ni par les dispositifs d’agrément et de contrôle, et qui reposent sur des modèles économiques reposant sur la publicité ou la revente de données. Dans ces cas-là, les données d’élèves peuvent être aspirées, analysées, redirigées vers des serveurs avec peu ou pas de garanties, et les droits des personnes deviennent très difficiles à exercer.
Face à ces enjeux, la stratégie du ministère s’appuie sur plusieurs leviers : validation systématique des partenariats d’innovation (notamment en IA) avec la CNIL, anonymisation rigoureuse des données utilisées pour les tableaux de bord nationaux, encadrement des EdTech via le GAR, et travail continu sur la qualité des données et sur les risques de ré-identification. Mais la conclusion est claire : la question n’est pas seulement technique ou juridique, elle est profondément politique et citoyenne. Il s’agit, collectivement, de décider du type de société numérique que nous voulons.
De l’ouverture des données à l’éducation aux données
Ouvrir les données ne suffit pas : encore faut-il que les citoyens puissent les comprendre, les remettre en contexte, les utiliser pour participer aux décisions qui les concernent. C’est ce qu’on appelle, à l’UNESCO et ailleurs, l’alphabétisation aux données.
Des exemples internationaux montrent à quel point cette “éducation aux données” peut prendre des formes très différentes selon les contextes. En Australie, des “data walls” ont été mis en place dans certains établissements : des murs affichant des données de l’école, classe par classe, discipline par discipline, sous forme visuelle plutôt que par tableaux chiffrés. Les équipes pédagogiques se réunissent autour de ces supports pour réfléchir à leurs pratiques, à leurs innovations, aux difficultés rencontrées. Des garde-fous ont été mis en place pour éviter les comparaisons déloyales, en intégrant par exemple des indicateurs socio-économiques pour comparer des établissements à profil équivalent. L’objectif n’est pas de réduire l’école à ses chiffres, mais de s’appuyer sur ces données pour engager un dialogue professionnel éclairé.
Dans des contextes beaucoup plus défavorisés, comme au Bangladesh ou aux Philippines, la question est parfois plus fondamentale : il s’agit d’expliquer à des communautés peu alphabétisées ce que signifient les données sur le nombre d’enseignants, les budgets alloués, les manuels reçus. Des organisations de la société civile jouent alors un rôle d’intermédiaire : elles décodent les données officielles, les traduisent en enjeux concrets (“il manque deux enseignants dans votre école”, “les manuels promis ne sont pas arrivés”), animent des réunions avec les parents – souvent les mères – et aident les communautés à demander des comptes aux autorités.
En Europe, un rapport conjoint de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe montre que peu de pays disposent encore de stratégies structurées d’alphabétisation aux données dans le champ éducatif. La France fait figure d’exception en développant, au sein de l’AMDAC, des programmes spécifiques autour d’“éducation aux données”, avec l’ambition d’outiller différents publics : élèves, enseignants, chefs d’établissement, cadres, mais aussi personnels non enseignants.
Cette éducation aux données passe par plusieurs types d’actions.
Du côté de la CNIL, il s’agit de déconstruire l’idée du “je n’ai rien à cacher” et de montrer que la vie privée n’est pas une affaire individualiste mais une condition de la liberté. On adapte les messages selon que l’on s’adresse à des enfants, à des adolescents, à des seniors, à des parents ou à des médiateurs. L’enjeu est de développer des réflexes de protection, mais aussi de réaction : que faire en cas d’escroquerie, de fuite de données, de cyberharcèlement ? Comment exercer ses droits ?
Du côté du ministère, plusieurs partenariats structurants ont été évoqués. L’opérateur PIX, qui certifie les compétences numériques des élèves, développe des parcours spécifiques d’acculturation aux données, à la fois pour les personnels non enseignants et pour les élèves de 6e, 3e, terminale. D’autres actions sont menées avec Wikidata (la base de données de Wikipédia) pour organiser des défis en classe : les élèves y créent, vérifient et complètent des données, deviennent acteurs du commun numérique plutôt que simples consommateurs, développent leur esprit critique en travaillant sur des informations structurées.
Enfin, du côté des EdTech, certains acteurs cherchent à passer d’une “pédagogie avec les données” (où l’enseignant lit des tableaux de bord sur ses élèves) à une “pédagogie des données”, où les élèves eux-mêmes sont amenés à manipuler, interpréter et critiquer des données, y compris celles qui les concernent. Cela peut passer par des indicateurs accessibles aux élèves, par des séquences disciplinaires en technologie, en SNT, en mathématiques, en EMC, ou encore par des projets croisés utilisant des données ouvertes (cartes, statistiques éducatives, etc.).
Et pour les enseignants, concrètement ?
Pour un enseignant, ces débats peuvent paraître très macro ou très techniques. Pourtant, ils touchent au quotidien de la classe et à la construction de la citoyenneté numérique des élèves. Quelques axes pratiques se dégagent de la table ronde.
D’abord, connaître et repérer les ressources existantes. La CNIL propose des supports directement utilisables en classe (vidéos, jeux, mangas, fiches pédagogiques) et des ressources pour travailler avec les parents. Le ministère met à disposition des jeux de données et des services comme “Trouve ton établissement”, qui peuvent servir de support à des activités d’orientation, de géographie, de mathématiques, d’EMC. PIX intègre l’éducation aux données dans ses parcours de formation et de certification.
Ensuite, adopter une posture de contextualisation et de décryptage. Lorsqu’un indicateur de résultats est publié sur un établissement, lorsqu’un tableau de bord de traces d’apprentissage est présenté à une classe, lorsqu’un outil numérique affiche un score ou un badge, une discussion critique peut être engagée : que mesure-t-on exactement ? Dans quelles conditions ? Qu’est-ce que ces données ne disent pas ? Que se passerait-il si ces informations circulaient sans protection ?
Enfin, il s’agit de faire comprendre aux élèves qu’ils ne sont pas de simples “générateurs de données” passifs. Ils ont des droits sur ces données, ils peuvent questionner les outils utilisés, ils peuvent contribuer à des communs numériques (comme Wikidata), ils peuvent prendre part au débat sur les usages de l’IA et des algorithmes, à condition qu’on leur donne des repères et des espaces de parole. Les intervenants ont insisté sur ce point : les mineurs sont déjà des citoyens, pas seulement des “futurs” citoyens. Les écouter, prendre en compte leurs usages et leurs inquiétudes, est une composante essentielle de toute stratégie d’éducation aux données.
En filigrane se dessine une idée forte : il n’y a pas de fatalité technologique. Le rapport des élèves, des enseignants et de l’École aux données n’est pas écrit d’avance par les GAFAM ou par les seuls spécialistes. Il dépend des choix politiques, institutionnels, pédagogiques que nous faisons collectivement. Faire des données un véritable levier d’acculturation, de pilotage et de citoyenneté, c’est précisément le travail en cours – et les enseignants y ont toute leur place.
Jean-François Cauche
Captation sonore : François Détrée
Dernière modification le vendredi, 28 novembre 2025