Les quatre moments : une clarification nécessaire
Avant d’aller plus loin, il faut nommer précisément ce que les acteurs font réellement. Il faut distinguer quatre moments distincts dans l’orientation qui organisera le parcours d’un jeune. Les documents officiels les mélangent. Les débats publics les confondent. Mais une analyse rigoureuse doit les démêler[1]. Nous proposons un tableau simple afin de visualiser le fonctionnement actuel et ce que réclament les régions.
Voici comment se répartit actuellement l’orientation, et ce que les régions demandent :
| Moment | Actuellement | Demande régionale |
| 1. Information | État (ONISEP) + régions partielles | Régions + ONISEP |
| 2. Conseil/Accompagnement | CIO (État) + professeurs principaux | Régions (Maisons d’Orientation) |
| 3. Décision d’orientation | Conseil de classe (État/établissement) | Conseil de classe (État/école) — inchangé |
| 4. Affectation | État (Affelnet) | État (Affelnet) — inchangé |
Ce tableau révèle quelque chose d’essentiel : les régions demandent à reprendre les moments 1 et 2, mais acceptent implicitement que les moments 3 et 4, les plus décisifs, restent entre les mains de l’État. C’est là que réside le vrai problème.
Moment 1 : l’information — ce qui semble neutre mais ne l’est pas
Les régions demandent de prendre totalement la compétence « information ». C’est apparemment simple. Mais il faut préciser qu’il y deux ensembles à distinguer, les informations sur les formations et les établissements, et d’autre part l’information sur les professions. Dans les deux cas, se pose la question de la « territorialité ». Information sur les établissements sur le territoire de la région seulement ? Information sur les métiers correspondants aux secteurs existants sur le territoire ou que la région voudrait développer ? Ce sont des questions beaucoup plus complexes, que nous ne pouvons développer. Mais en fait l’information n’est pas neutre. Elle est toujours construite : selon certains critères, mettant l’accent sur telle chose plutôt que telle autre, visant et attendant des effets particuliers.
Ces choix sont politiques. L’information peut donc notamment renforcer les inégalités sociales tout en paraissant neutre.
Mais il y a plus. Car il y a une différence entre être informé et s’informer.
La région peut offrir une information complète et accessible. Mais s’informer — chercher, comparer, interpréter l’information — suppose des ressources que tous n’ont pas. Le jeune de famille aisée, en lycée réputé, entouré de professionnels, va activement s’informer. Le jeune de milieu populaire, en établissement moins doté, attendra qu’on l’informe.
L’information peut être équitable. L’accès à l’information ne l’est jamais vraiment. Les biais sociaux se déploient dans l’espace entre « être informé » et « s’informer ».
Moment 2 : le conseil — l’illusion du « bien choisir »
Le deuxième moment est celui du conseil. C’est ce que les Maisons de l’Orientation feront surtout : accompagner un jeune et sa famille pour « bien choisir ». Aider à construire un projet. Ouvrir des possibles.
C’est un moment légitime et nécessaire. Un « bon conseil » peut vraiment aider. Mais le conseil a aussi une limite : il change peu les déterminismes sociaux.
Les jeunes ne « choisissent » pas en fonction de l’information ou du conseil reçus. Ils choisissent selon ce qu’ils se sentent autorisés à viser, selon le capital culturel de leur famille, selon les verdicts antérieurs que l’école a posés sur eux.
Un « excellent » conseiller peut aider un jeune de milieu populaire à envisager la seconde générale, ce serait un progrès pour lui. Mais le « bon conseil » ne change pas le fait que ce jeune devra convaincre son conseil de classe qu’il en est capable, mais aussi pru-être sa famille. Et c’est là que commence le vrai tri.
Le conseil est donc un moment d’accompagnement réel, mais aussi d’occultation : en améliorant le conseil, on crée l’illusion que le système fonctionne bien, alors que le vrai filtre reste ailleurs. Et c’est d’autant plus efficace que le conseil lui-même, même bienveillant, fonctionne comme une forme de persuasion invisible, à l’insu même des acteurs.
Un conseiller dit « tu peux essayer la seconde générale », croyant être non-directif. Mais son ton, ses hésitations, ce qu’il valorise (« c’est ambitieux pour toi »), ce qu’il ne dit pas, communiquent un message bien plus directif : « ce n’est pas vraiment pour quelqu’un comme toi ».
Le jeune reçoit deux messages contradictoires. Et il entend généralement le message persuasif, pas le conseil théorique. C’est une forme subtile de direction qui se donne pour du non-jugement.
Moment 3 : la décision d’orientation — l’endroit où le tri se fait réellement
C’est ici que tout se joue. Et c’est ici que la demande des régions laisse un vide béant.
La décision d’orientation, c’est le moment où le conseil de classe se réunit et dit : « Pour cet élève, on propose la seconde générale » ou « On propose la voie professionnelle ». C’est un verdict. Une décision institutionnelle qui aura des conséquences massives sur la trajectoire de cet enfant, et pas seulement dans la scolarité.
Cette décision est censée être pédagogique : on regarde les notes, les appréciations, les « capacités » supposées de l’élève. Et puis on décide ce qui est « bon pour lui ». Mais empiriquement, c’est massivement social. Les enfants d’ouvriers vont en professionnel. Les enfants de cadres vont en général. Ce n’est pas un accident. C’est un pattern. Et ce pattern existe parce que :
- Les notes produisent déjà du tri social (elles évaluent la maîtrise du français standardisé, la capacité à anticiper, des formes de capital culturel valorisées à l’école)
- Les appréciations incorporent des jugements sur le « sérieux », le « comportement », le « potentiel » — des jugements profondément socialement marqués
- L’ensemble de ce processus reste opaque. Il n’y a pas de critères explicites, pas de droit de regard public, pas de recours structuré. C’est le règne de l’implicite[2].
Devant cette opacité, les régions, qui demandent une « clarification », acceptent implicitement que le conseil de classe relève de la pédagogie et non de la politique d’orientation. Elles acceptent que ce moment reste une « décision pédagogique » de l’établissement, donc de l’État.
Il est particulièrement révélateur que les régions demandent une clarification sur le « positionnement des PsyEN » mais ne demandent jamais une clarification sur les critères du conseil de classe d’orientation. Elles abandonnent ainsi le levier réel du système. Elles vont améliorer l’amont (information, conseil). Mais le tri réel — le moment où on dit « tu as le droit d’aller là, et pas là », reste intact. La production des inégalités sociales peut se poursuivre alors que « tout le monde » les dénonce.
Moment 4 : l’affectation — Affelnet et la technicité qui occulte
Le quatrième moment, c’est l’affectation. C’est-à-dire : une fois que le conseil de classe a dit « cet élève peut aller dans cette voie », comment le place-t-on dans un établissement ?
Officiellement, c’est un algorithme : Affelnet (AFFectation des ÉLèves par le NET). Affelnet existe depuis plusieurs années. C’est un système sophistiqué, géré nationalement (donc par l’État), qui doit gérer plusieurs objectifs contradictoires[3].
Les objectifs d’Affelnet
Objectif 1 : Respecter les vœux des familles
Les jeunes formulent des vœux ordonnés (« Je veux aller au lycée X en priorité, puis Y, puis Z »). Affelnet est censé les affecter selon leurs vœux autant que possible.
Objectif 2 : Équilibrer les établissements
Il y a plus de demandes pour certains lycées (généralement ceux de centre-ville, avec bonnes réputations) que pour d’autres (banlieue, moins réputés). Affelnet doit répartir les élèves pour que chaque établissement ait un nombre acceptable. La répartition dans les établissements de la voie professionnelle est encore plus compliquée.
Objectif 3 : Respecter les critères de proximité géographique
Il existe une « carte scolaire » : les élèves sont censés aller dans l’établissement de leur secteur, sauf exceptions. Affelnet intègre cette proximité.
Objectif 4 : Prendre en compte les résultats scolaires
Pour les lycées réputés et surdemandés, on ne peut pas affecter tout le monde. Il faut un critère de sélection. Et ce critère c’est principalement : les résultats scolaires (notes de contrôle continu, moyennes, etc.).
A cela s’ajoute des points attribués et définis par chaque académie selon sa politique afin de favoriser ou de réduire tel aspects.
Le paradoxe d’Affelnet
Voilà le paradoxe : Affelnet est censé « placer » les élèves de manière technique et neutre. Mais il effectue en réalité un tri.
Quand un lycée est demandé par 200 élèves et ne peut en accueillir que 100, Affelnet utilise les notes pour trancher. Les 100 « meilleurs » (selon les notes) seront affectés au lycée demandé[4]. Les autres seront affectés à un établissement moins demandé.
Ce n’est pas une sélection explicite. L’établissement n’a pas dit « nous sélectionnons ». Mais le résultat est une sélection de facto. Et cette sélection repose sur les notes — qui, comme on l’a vu, sont déjà marquées socialement.
La technicité comme occultation
Affelnet crée donc une occultation par technicité. Le processus est :
- Automatisé (c’est un algorithme, donc « objectif »)
- Complexe (peu de gens comprennent comment il fonctionne exactement)
- Décentralisé (il fonctionne académie par académie avec des règles locales)
- Rapide (les résultats sont annoncés, l’affectation est censée être définitive)
Tout cela rend difficile de pointer du doigt qui est responsable du tri. Ce n’est pas un humain qui a dit « tu n’es pas assez bon », c’est « l’algorithme », c’est un processus, c’est technique.
Mais au final, certains élèves se retrouvent au lycée qu’ils demandaient, d’autres non, et certains restent sans affectation. Et l’écart suit largement les clivages sociaux.
Affelnet fonctionne donc comme une machine d’occultation du tri social par sa propre complexité technique.
Et les régions — qui demandent une clarification — acceptent implicitement ce système sans le remettre en question. Elles le laissent entre les mains de l’État. Mais, il serait peut-être dangereux pour la région d’en prendre la responsabilité.
Le vrai morcellement : entre les quatre moments
Voilà ce que la demande des régions occulte : le vrai morcellement n’est pas un morcellement administratif (qui fait quoi). C’est un morcellement procédural.
Les quatre moments sont théoriquement distincts et managérables séparément. Mais pratiquement, ils sont imbriqués. Et ce qui se passe en moment 1 (l’information), moment 2 (le conseil), moment 3 (la décision) n’a aucune chance de modifier ce qui se passe en moment 4 (l’affectation) si le moment 3 reste inchangé.
Pourquoi ? Parce que le moment 3 produit déjà le tri qui déterminera qui peut demander quoi au moment suivant, le moment 4.
Un jeune bien conseillé par une Maison de l’Orientation, mais que son conseil de classe refuse en seconde générale, ne pourra pas demander le lycée général en affectation.
Les régions qui prennent les moments 1 et 2, qui laissent les moment 3 et 4 à l’État, qui les acceptent sans les questionner, acceptent une architecture de tri où leurs actions n’auront qu’un impact limité. Car le vrai levier du tri, c’est le moment 3.
Conclusion : clarifier ou rester aveugles ?
La demande des régions pour une clarification des compétences n’est pas mauvaise en soi. Mais elle ne va pas assez loin.
Une vraie clarification devrait poser ces questions : Sur quels critères le conseil de classe décide-t-il ? Comment garantir l’équité de ces décisions ? Qui contrôle ces critères ? Peut-on les modifier ? Et surtout, faut-il maintenir une orientation aussi précoce (fin de troisième)[5] ?
Ces questions sont absentes du débat régional, mais aussi national.
À la place, les régions s’engagent à améliorer l’information et le conseil. C’est nécessaire. Mais c’est aussi, involontairement (?), accepter que le vrai tri reste entre les mains de l’État, via le moment 3 (décision du conseil de classe) et le moment 4 (affectation par Affelnet).
Et tant que le moment 3 reste opaque, tant que ses critères restent non explicités, tant que sa dimension de tri reste invisible, aucune amélioration des moments 1 et 2 ne changera fondamentalement le système.
Les régions auront clarifié les territoires administratifs mais n’auront pas clarifié les procédures de tri.
Bernard Desclaux
Article initialement publié sur le site : https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/12/16/information-conseil-decision-affectation-les-quatre-moments-du-tri-social/
Articles précédents de la série :
Les ambitions de Régions de France https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/12/06/les-ambitions-de-regions-de-france/
La mutation silencieuse des PsyEN https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/12/10/la-mutation-silencieuse-des-psyen/
Notes
[1] Cette distinction en quatre moments n’est pas nouvelle (la littérature académique sur l’orientation la connaît bien) mais elle est peu utilisée dans les débats publics, ces quatre moments étant rarement nommés et donc distingués.
[2] Il y a bien sûr la commission d’appel qui dans la moitié des cas acceptera la demande des parents, mais le fonctionnement invisible des conseils de classe reste bien protégé. A propos des commissions d’appel voir mon article : Légalité et illégalité de la procédure d’appel. https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2018/04/24/legalite-et-illegalite-de-la-procedure-dappel/
[3] Affelnet a changé plusieurs fois (notamment avec le passage de la sectorisation complète à plus de liberté de choix). Mais ses principes fondamentaux — placer les élèves selon vœux + critères de proximité + critères académiques — restent. Pour plus de détails techniques, voir les circulaires académiques locales ou les rapports de la DEPP.
[4] Je simplifie de beaucoup, mais le poids des notes fait son œuvre dans ces algorithmes.
[5] Desclaux, B. & Quairel, J.-M. (2023, 24 janvier). Supprimer les procédures d’orientation au collège pour faire respirer le système éducatif. Le Monde. https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/24/supprimer-les-procedures-d-orientation-au-college-pour-faire-respirer-le-systeme-educatif_6159034_3224.html
Dernière modification le mercredi, 17 décembre 2025