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Les humanités numériques désignent aujourd’hui l’instance de nos pratiques sociales, culturelles et scientifiques émergeant des technologies de l’information et de la communication. La plupart des activités humaines se sont déplacées dans le numérique, et, au-delà de la réalisation d’un écosystème technologique et numérique, constituent un « fait social total » qui affecte autant nos modes de connaissance que notre expérience et la part de l’humain.

Nous vivons dans un monde numérique et une transformation culturelle majeure s’y construit.

Les humanités numériques constituent également un thème majeur pour les sciences humaines et les sciences de l’information en particulier. Elles désignent une nouvelle épistémologie, au-delà des bornes épistémologiques usuelles où l’humain s’objective à travers ses propres réalisations. Le lien entre numérique et humanités porte également comme horizon la « fabrication de l’humain » (Foucault, 1966) et la capacité à penser son humanité dans un « monde numérique ».

S’agit-il de numériser les humanités ou bien (et aussi) d’humaniser le numérique ?

Les humanités, au sens donné aux XVIIe et XVIIIe siècles, résultaient d’une conception de l’homme cultivé possédant des connaissances acquises par l’étude des arts libéraux et des langues anciennes, support de jugement et de réalisation d’un ordre humain lié à un ordre de la connaissance. Cet idéal classique figurait une éducation construite sur une méthode et une topologie du savoir que peut illustrer la réalisation de l’Ency- clopédie. Le but en était de concevoir l’homme comme acteur de sa propre réalisation autant que « mesure de toute chose ».

Quel sens donner aujourd’hui à la concordance d’une connaissance, d’une capacité à comprendre le monde et un idéal de sa réalisation ? L’expérience au sein des technologies invasives réunit dans un nouveau scénario la connaissance et l’humain. Un nouvel ordre de savoir, de nouvelles « technologies de l’intellect » (Goody, 1979) insérées dans le numérique, l’état de décohérence de la connaissance et de l’information au cœur de l’infomédiation sociale, la prépondérance des espaces sociaux constituent notre vie numérique. Celle-ci relie la réalisation de l’humain à celle de son environnement technologique, rendant caduc le lien éducatif

Humanités numériques

Le « numérique », la référence au nombre, est au cœur de la transformation de la connaissance déployée dans l’espace informationnel.

Par sa traçabilité, un nouvel« écran » lie l’homme à son action et à la connaissance. Le monde numérique met en
synergie les données liées à nos actions et les instruments qui transforment et nous présentent ces données. Ainsi, la réalité de l’expérience est associée au médium algo- rithmique qui dessine les usages. Mais loin d’un monde géré par la logique du nombre, les algorithmes « pensent » au sein d’une « société des calculs » (Cardon, 2015).

Ils procèdent non de la seule computationnalité, mais du « design », au double sens de modélisation et d’intention, représentant l’action humaine. Les humanités numériques participent ainsi au développement d’une pensée critique pour tous sur la façon dont la connaissance, et, au-delà, toutes les activités humaines se trouvent transformées en information à travers des techniques computationnelles.

Loin d’une technologie qui en donnerait le sens, le numérique, nouvelle condition de cette action, est un produit de l’homme : il s’y projette, s’y reconnaît, s’y construit avec sa propre image.

Ainsi, loin d’être un thème académique consacré seulement aux nouveaux modes informatiques d’édition et de transmission des savoirs, les humanités numériques constituent aujourd’hui le centre de discours engageant les dimensions cognitives et éthiques d’une nouvelle existence sociale portée par l’action humaine dans un monde informationnel.

D’une composante fonctionnelle (la numérisation) à l’intelligence de l’activité humaine, c’est l’ensemble du partage d’un monde et d’un rapport au réel qui s’y construisent. Les humanités numériques font référence à la fois aux transformations liées à l’évolution des supports de la connaissance et à l’activité humaine transformée.

Elles prêtent sens aux utilisations et aux interprétations ouvertes ou contradictoires propres aux problèmes humains qui en émergent, loin d’une zone de confort ou d’une « solution » technologique.

A propos de l’ouvrage "Humanités numériques - Regards épistémologiques et critiques"(1)

Dans son horizontalité, l’ouvrage propose un parcours épistémologique et critique du thème aux enjeux.

Il réunit autour du thème des attentions croisées portées sur le sens du nouvel ordre informationnel et sur la transformation que le numérique fait à nos « humanités ».

La construction du thème est complexe, attaché à la connaissance et aux humanités classiques, à la dimension épistémologique et pragmatique de l’information, à celle de l’expérience d’une « vie numérique ». Dans cette transformation culturelle est mis en perspective, à travers quelques éléments réflexifs, ce que l’humain
devient par le numérique, les tensions et les risques qui s’attachent à cet attelage.

Le numérique n’est porteur d’aucune humanité, celle-ci s’exprimant dans le monde.Le numérique est à la recherche de ses humanités comme lien entre technologie et vie humaine. Il en porte l’enjeu, celui d’un nouvel humanisme.

Le fil conducteur s’inscrit autour des sciences de l’information, ouvertes sur les sciences humaines, les sciences cognitives et la philosophie. Il se trouve également autour de l’humain dans le numérique, du lien entre système technologique et informatique et être au monde informationnel.
 
Au croisement de l’utopie, on se confronte aux conditions nouvelles liant information, connaissance et expérience, ainsi qu’au risque ou à l’espoir que l’humain porte dans ses propres réalisations. 
Au-delà d’une pluralité de logiques, une orientation épistémique et informationnelle rassemble les caractères articulés de la technologisation de l’espace informationnel, de la data, de l’information et de l’expérience immer- gée du sujet dans un monde numérique.
 
D’un monde en représentation et qualifié par le nombre on passe au substantif numérique comme modalités d’existence et expérience humaine.

Les humanités numériques : un nouveau paradigme ?

Mais d’abord, quelles humanités pour le numérique ? Des studia humanitatis aux datas, en quoi les humanités numériques sont-elles les humanités ? Le premier chapitre présente la construction et l’évolution de l’association du digital et du numérique.

Différents discours traversent les origines d’une transposition dans l’univers numérique des humanités traditionnelles, marquées par le mouvement des humanités digitales. À travers le fil éducatif et historique se dessine la logique des humanités comme réalisation par l’homme de sa propre condition. Comme expérience numérique, qu’en est-il ?

Le tournant numérique comme moment civilisationnel, fait de celui-ci, à la fois mesure et calcul, le lieu de réalisation des humanités d’aujourd’hui. Les technologies intellectuelles, supports de notre manière de penser, font de l’information et des données les supports de la connaissance. Littératies et humanités digitales définissent cette part de raison « numérique » dans la construction des connaissances et dans la refon-
dation des sciences humaines.

S’agit-il de nouvelles « Lumières », ou d’un retour à des humanités classiques transposées ?

Bien plus que de l’apport des traitements automatisés ou de modernisation de la tradition, c’est d’une reconstruction des sciences humaines qu’il s’agit : s’y dessine une dimension transversale du savoir humain. Sont interrogés les scénarios de connaissance qui unissent activités humaines et données dans les nouveaux chemins numériques des humanités.

Humanités numériques - Agencements épistémiques et désencastrement (Éric Delamotte)

Dans ce chapitre, plus qu’une transposition des humanités dans le monde ouvert du numérique, nous cherchons à identifier comment dans un monde multiple et pluriel, les humanités numériques s’insèrent en adoptant les codes de notre époque.

Est évoqué, notamment au travers d’un régime de work in progress et des processus de médiatisation de la science et des chercheurs, combien les humanités numériques re-configurent un agencement épistémique séculaire. C’est que, rompant avec l’hypothèse orthodoxe scientiste, nous considérerons que les facteurs communicationnels et technico-économico-politiques conditionnent les évolutions scientifiques au moins autant qu’ils sont conditionnés par elles.

Avec le long étiolement du projet humaniste, la métaphore de l’encastrement-désencastrement nous sert à montrer que les humanités, comme composante charnière de la culture occidentale, étaient capables de se distancier de la société et de ses relations sociales jusqu’à atteindre un certain degré d’autonomie.

De nos jours, le numérique opère un renversement à la suite duquel les agencements épistémiques sont désencastrés.

Trois traits ou marqueurs permettent de formuler une perspective analytique et critique des humanités numériques :

1) Un questionnement relatif à la fragmentation d’un espace épistémique désormais plus sociétal que politique ou scientifique ;

2) Une préoccupation relative à l’analyse du fonctionnement de nouvelles médiations sociales en mettant en évidence le passage du paradigme de diffusion à celui de circulation ;

3) La nécessité de relier les dispositifs techniques à la transformation de la structuration sociale en les replaçant au sein des rapports sociaux. S’en trouve relativisée l’importance des algorithmes et d’une relation singulière du scientifique avec le monde et la technique.

 

Présentation complète :

(1)https://www.educavox.fr/innovation/recherche/humanites-numeriques-regards-epistemologiques-et-critiques

 

Dernière modification le mercredi, 28 septembre 2022
Morandi Franc

Professeur émérite de l'université de Bordeaux
Cognition, modélisation des systèmes et des fonctions mobilisés par les apprentissages
Epistémologie de l'information, ingénierie et construction de connaissances
Humanités numériques
Didactique professionnelle
CNRS, UMR-5218 IMS/ISCC, Équipe RUDII (Représentations, Usages, Développement des Ingénieries de l'Information), Groupe Cognitique, Bordeaux, France.

Membre du conseil d'administration et du conseil scientifique de l'An@é