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Apprendre et enseigner avec le numérique c’est (re)donner une place au corps et notamment à la main. En se posant cette question on interroge la place du formel et de l’informel car nous sommes dans une système ou se côtoient plusieurs modes d’écriture. Le primaire est une période clé de notre formation car nous y apprenons l’acte et le geste d’écriture, nos instituteurs (professeurs des écoles) veillent à ce que ce dispositif si fondamental soit acquis par tous. Il s’agit là d’un enseignement qui est méthodologique, pédagogique et didactique. La pensée symbolique passe par l’écriture.

Peut-on en dire autant de l’acte d’écriture instrumentée ? Il me semble qu’à ce jour il est plus de l’ordre de l’acte d’apprentissage informel que d’une modalité d’enseignement spécifique et organisée. Les enfants apprennent essentiellement par immersion. Les outils numériques sont omniprésents dans leur milieu, ils apprennent à l’aide des jeux vidéos, lorsqu’ils acquièrent leur « doudou numérique » (smartphone) qui est devenu un rite de passage et un moyen de socialisation. Parce qu’à l’école on instrumente les enseignements.

Salle de cours de l'Ecole Pigier. Paris, vers 1935.

Salle de cours de l’Ecole Pigier. Paris, vers 1935.

Au final le geste numérique est acquis sans réel processus d’apprentissage formel. Rappelons qu’Isaac Pittman (4 janvier 1813 – 22 janvier 1897) avait développé un enseignement à distance pour la sténo-dactylo. On formalisait le geste technique par un apprentissage très formel. Ces apprentissages se sont  poursuivis pendant de nombreuses années.

Pas ou peu d’apprentissages formels pour un changement important dans nos modes de conception et de rapport au savoir. La main est centrale dans cette réflexion. J’invite les lecteurs à lire ou relire « l’éloge de la main » d’Henri Focillon (7 septembre 1881, 3 mars 1943).

Nous intégrons ainsi de nouvelles gestuelles dans nos pratiques. Il me paraît essentiel de les analyser car comme  tout élément du quotidien, la répétition, la création de routines, la proximité nous détournent de l’exercice d’interrogation sur leurs sens. Se pencher sur ces gestes est une démarche obligatoirement transdisciplinaire (sciences de l’éducation, philosophie, sociologie, histoire …). Il est nécessaire d’interroger Foucault, Goffman, Leroy Gourhan, Dejours, De Certeau, Levi Strauss et bien d’autres encore. La main est en quelque sorte l’analogon du numérique.

 

  • Le lien avec le clavier. La frappe dactylographique qui était une compétence spécialisée en d’autres temps est devenue une compétence partagée, commune. La main était actrice d’un processus de division dudactylotravail d’écriture au sens où la pensée marxiste l’entend.. Le cadre dictait, la secrétaire mécanisait la pensée (j’intègre ici aussi la division sexuelle du travail, autre dimension de la corporéité). Maintenant le geste est intégré dans un processus dilué et généralisé. Le geste n’est plus (disons est moins) divisé qu’avant. Le processus de conception / réalisation est souvent (pas systématiquement) opéré par la même personne. La gestuelle dactylographique est intégrée dans les processus créatifs. Prenons le cas d’un doctorant, il dissèque un sujet en mobilisant des outils conceptuels, il rédige à l’aide de son ordinateur, il imprime, puis il diffuse sur HAL.

 

main_clavier

  • Tenir un instrument. La main sollicitée en permanence. L’acte de tenue d’une machine à penser n’est pas simple car elle met à mal un mode ancien inscrit dans les habitudes. Rappelons à titre d’exemple que c’est en 1965 que le ministère de l’éducation nationale autorisebillel’utilisation du stylo bille dans les écoles. Une révolution pour ceux qui ont commencé à apprendre l’écriture avec la plume sergent major (j’en fais partie). À titre d’illustration, mon instituteur cassait en deux les stylos des effrontés qui osaient remplacer la plume par le stylo bille. La norme, toujours la norme … Par analogie la machine n’est pas forcément acceptée dans tous les dispositifs d’apprentissage. Tenir un smartphone dans ses mains est un acte qui peut être analysé comme constitutif d’un accès au savoir ou comme un vecteur de la subversion, une transformation du processus classique rassurant. Pour cette raison il est fréquent de constater une posture de dissimulation, la main tenante (main tenant / maintenant) est positionnée sous la table. Entre subversion, écologie de l’attention et apprentissage le geste est révélateur du mode de relation avec la machine.

main-smartphoneLa dissimulation – Un geste conditionné par l’interdit. Entre ceux qui autorisent et ceux qui interdisent, beaucoup adoptent des stratégies de dissimulation. On cache cette activité sous la table, pour ne se faire « pincer » quand on est élève, pour préserver une semblant de politesse quand on est dans une réunion ou un colloque. Un petit tapotement discret pour accéder à l’information. Faut-il autoriser, interdire, une « détox » informationnelle, une bonne gestion de l’écologie attentionnelle. Autant de questions auxquelles il faudra tenter de répondre.

dessous

Un élément de la main est rendu central, c’est le doigt. Il permet d’activer une multitude de commandes. Le doigt effleure, caresse, balaye, tapote, clique. Il est souvent symboliquement considéré comme le centre de l’intelligence. Combien de parents et leur entourage s’extasient parce que leur bambin active une commande sur une tablette ou un smartphone « Vous avez vu comme il est intelligent ? » ou alors « Maintenant qu’est ce qu’ils sont intelligents ! » entend t-on dire. Appuyer, cliquer digitalement serait une preuve d’une pensée éclairée. À défaut d’être le centre d’une forme d’intelligence, le doigt est chargé d’affect.

Pourtant le doigt n’a pas attendu le numérique pour être le vecteur de sens. Les images parleront mieux que moi.

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Le doigt transmet du sens

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Le geste des « métalleux » popularisé par Ronnie James Dio

Le numérique pose donc la question de la place du doigt dans les instrumentations des pédagogies. Quelle est sa place dans le construction professionnelle des enseignants et dans la construction intellectuelle des apprenants ? Le mot en lui même une assonance troublante  » je doigt « 

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Le mode d’écriture traditionnelle est modifié avec l’instrumentation. Rédiger est possible avec son doigt On peut le faire sans le lever pour changer de caractères. Voila qui donne à penser les futurs modes de rapport à l’écriture. Comment écrira t-on dans le futur ? Je l’ai évoqué ci-dessus, il a fallu un décret en 1965 pour accepter la modification du support technique d’écriture. La technologie éducative est du ressort du politique, cela peut faire sourire rétrospectivement mais il me semble que nous sommes au même virage en ce moment.

Les sommes des technologies qui sont à notre disposition nous donnent à penser les modes d’écriture qui sont au bout de nos doigts.

ecriture smartphone

L’écriture intuitive sur smarphone. Ne pas lever la main.

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La frappe classique. Lever le doigt à chaque caractère.

ipad

Écrire avec les pouces en fractionnant le clavier virtuel du i.pad

 

  • La main et les doigts commandent l’acte de conception.
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Le maintien de la souris et le clic (droit et gauche)

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Le touch pad

En conclusion de ce billet préparatoire à une réflexion plus nourrie, je voudrais éviter toute interprétation hâtive. Je ne limite pas mon analyse à la main et au doigt. Il y a forcément au bout des terminaisons nerveuses un rapport avec la pensée, l’esprit. Le tapotement, le clic ne se suffisent pas à eux mêmes, il y a forcément une éducation, une transmission à opérer auprès des apprenants. Ce sera l’objet d’autres réflexions.

Jean-Paul Moiraud

 https://moiraudjp.wordpress.com/2016/04/15/gestes-du-numerique-pedagogique/

Dernière modification le dimanche, 01 mai 2016
Moiraud Jean-Paul

Cherche à comprendre quels sont les enjeux des perturbations du temps et de l'espace dans les dispositifs de formation en ligne. J'observe comment nous allons passer du discours théorique sur les bienfaits des modes collaboratifs à l'usage réel. Entre collaboration sublimée et usages individualistes de pouvoir, quelle place pour le numérique ?
 
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