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Tranlittératie et affiliations numériques : Anne Cordier* qui a été professeur documentaliste, est aujourd’hui maître de conférences en sciences de l’information et de la communicationà l’université de Rouen. Elle dirige les étudiants en Master MEEF Pro-doc, fait partie du groupe de recherche sur les cultures et la dictatique de l’information GRCDI.

C'est dans le cadre de ses recherches sur les pratiques numériques à l'école avec l'ANR-Translit (Translittératies) qu'Anne Cordier est intervenue aux côtés de Anne Lehmans, maître de conférences SIC à l'ESPE Aquitaine, qui investigue les pratiques de gestion de la connaissance dans les contextes professionnels d'apprentissage GCCPA. Labo IMS (CNRS UMR5218) cognitique RUDII : Représentation des Usages Développement des Ingénieries de l'Information.


Dans le cadre de ce colloque Translit 2016 : Translittératies et affiliations numériques, ces deux chercheuses nous ont présenté leurs travaux sur les postures enseignantes et les modalités d'affiliation. 

Leur intervention propose une redéfinition des pratiques pédagogiques à développer face aux attentes sociétales fortes par rapport au numérique et de là à repenser les pratiques pédagogiques.

Elles nous rappellent dans le processus d'affiliation au numérique, le rôle défaillant de l'institution, et que nous devrions considérer les enseignants et les élèves au sein d'un même éco-système de formation.

Suite à cette intervention, Anne Cordier a répondu à nos préoccupations liées à notre expérience terrain.

Interview du 5 février 2016 auprès d'Anne Cordier par Catherine Phénix et Catherine Fourgeau professeures documentalistes stagiaires certifiées ESPE 2015-2016.

CF.CP : Vous êtes intervenue au cours de ce colloque organisé par L'ANR (Affiliations numériques et recherche) sur Translittéracie et affiliations numériques. Pouvez vous nous dire comment le professeur documentaliste peut accompagner des élèves dans leurs recherches info-documentaires sur les réseaux sociaux en ayant l'adhésion du chef d'établissement ?


AC : C'est compliqué car l'on sait que l'accès aux réseaux sociaux pose question au sein des établissements. Il y a une forme de vide juridique autour de cette question-là. Les chefs établissements font ce qu'ils peuvent et comme ils peuvent, comme ils se sentent autorisés aussi par l'Institution.

Une clarification des pratiques pédagogiques et des intentions pédagogiques est nécessaire. On se rend compte lorsque le professeur documentaliste va expliquer au chef d'établissement pourquoi il souhaite mettre en place ces formations, quels sens elles ont pour les pratiques des élèves (notamment l'optimisation), et être dans des «pratiques beaucoup plus positives», pour le chef d'établissement cela va beaucoup mieux passer.

Celui-ci est ouvert à l'éducation des élèves. Simplement, il manque lui-même de socle et d'éléments facilitateurs pour pouvoir autoriser et ouvrir les vannes.

Je pense qu'il faut faire attention quand on parle de former à la recherche documentaire sur les réseaux sociaux. On ne peut pas former à la recherche dans les réseaux sociaux. Ce ne sont pas des outils conçus pour.

On est plutôt dans la captation d'informations au gré d'une navigation ou d'une consultation.

Il faut se décentrer d'une entrée outil pour partir vers une entrée culture. Si, en tant que professeur documentaliste, j'explique aux élèves qu'il y a une logique économique et une logique culturelle derrière la production et la diffusion des informations sur les réseaux sociaux, pour le chef d'établissement je ne suis pas dans une forme de démagogie. Je ne vais pas utiliser Facebook pour utiliser Facebook. Il s'agit bien de comprendre un fait culturel à travers un certain type de biens, d'outils. Evidemment, c'est mieux quand on confronte directement l'élève à l'outil. On n'est pas dans l'optimisation d'une pratique de recherche d'informations, on est bien dans comprendre un environnement informationnel. Les élèves peuvent travailler cela avec le professeur documentaliste sans être forcément sur le réseau social.

CF.CP : Pensez-vous que l'on ait un rôle de guide, ou du moins de formateur auprès des chefs d'établissement pour arriver à ce qu'ils adhèrent à notre projet, qu' ils s'informent ? C'est-à-dire en partant des pratiques des élèves, que l'on arrive à re-écrire cette grammaire des nouveaux langages qui passent par ces réseaux, ces outils médias, et que l'on parte de la pratique pour remonter jusqu'aux institutions par la formation. Peut-on être un maillon fort ?

AC. : On ne peut pas se plaindre éternellement de ne pas être pris en compte si on ne joue pas un vrai rôle de communication. On a, je crois, le devoir de ne pas laisser dans l'ignorance les autres acteurs de l'établissement à propos de nos missions et de ce que l'on est capable d'apporter.

On entend souvent les professeurs documentalistes dire : « Je suis prof ». Et oui et donc ? Ce qui compte c'est : «Qu'est-ce que je peux faire concrètement avec les élèves ? Qu'est-ce que concrètement je peux apporter ? ».

Je suis enseignante chercheur mais quand j'étais professeur documentaliste, je m'étais rendue compte d'être dans une posture de professeur documentaliste militante, mais vide ! C'est une revendication vide dans le sens où elle n'est pas appuyée sur des argumentaires et des pratiques. J'ai réalisé que les professeurs me reconnaissaient comme professeur documentaliste et avaient pris le vocable en compte «prof documentaliste» parce qu'ils avaient vu ce que je faisais avec les élèves. On peut regretter indéfiniment que nous, on soit tout le temps dans une posture : « Je dois prouver que » mais il y a un moment où il faut l'admettre. Il y a une ignorance de la part de l'institution, de la part de collègues de disciplines, car il y a un manque de formation.

On ne peut pas remédier à la formation mais on peut pallier le manque de connaissances au moins des statuts, et des missions des uns et des autres.

C'est vrai qu'en cela l'on est très proche des CPE, non pas parce que l'on est dans la vie scolaire mais parce que les CPE revendiquent une posture pédagogique qu'ils ont le droit de revendiquer. Elle est inscrite dans les textes et pourtant on l'ignore. On les prend toujours pour des surveillants généraux. On n'est pas les seuls et ce n'est pas non plus forcément rassurant. C'est important. Et puis on n'a pas à former le chef d'établissement, en lui montrant ce que l'on fait. En échangeant avec lui, il prend conscience de l'importance de cette formation des élèves dont on n'est pas les seuls détenteurs mais là on est un maillon de cette formation pour les élèves. Et c'est essentiel que le chef d'établissement le sache au delà d'une revendication verbale ou terminologique qui est une coquille vide.


CF.CP : Peut-on tenir compte de ces nouveaux comportements dans la politique documentaire ?

AC. : Oui, car la politique documentaire c'est une articulation entre la politique de formation, la politique de gestion et la politique culturelle, la politique de relations aux autres partenaires.

Et si l'on prend l'exemple de la politique d'ouverture aux autres partenaires, il me semble que les pratiques numériques d'information-communication obligent aussi à s'interroger sur ce qui est fait ou vu et possible de faire en dehors de l'école, par exemple, dans la médiathèque voisine, dans les centres d'animation jeunesse.

Dans mes travaux sur les collégiens, notamment en milieu défavorisé, il y avait une très grande place faite aux centres d'animations jeunesse qui étaient près des MJC. La place indispensable de l'éducateur, de l'animateur et des gamins qui racontaient qu'il y avait toute une expérience informationnelle qui se déployait là et on n'était pas dans la famille. On n'était pas à l'école et en même temps il y avait un vrai lieu, avec de vrais médiateurs.

Il me semble que pour nous, en terme de politique documentaire, cela nous impose de bien mieux cartographier les réseaux d'acteurs autour du numérique et en dehors de l'école.

Après, même en politique de gestion, je suis frappée par les grands débats autour : « Faut-il encore des livres documentaires au CDI ? » L'encyclopédie papier au CDI, cela tient les étagères ! On se pose des questions ! Mais tout ce qui tourne autour du livre documentaire, les élèves sont très demandeurs. Il faut admettre que cela n'encourage pas ce type de lecture mais qu'il y a des attentes fortes autour du livre documentaire imprimé. J'ai été stupéfaite par le nombre de livres documentaires : « Copains de chiens », « Copains de chats ». C'est super pour eux car ils ne peuvent pas accéder aux sites d'images, ou à Youtube. C'est un moyen par le livre documentaire de rester dans les activités de loisirs, et de les encourager au sein du CDI. On répond ainsi à leurs besoins, à leurs envies tout en palliant un manque technique évident.


CF.CP : Les lycéens ne lisent pas la presse, les revues au quotidien sauf ceux préparant l'entrée à Science Po (...)?

AC. : Oui. Cela a toujours été des vraies tendances. Chez les jeunes, il y a moins de lecture de presse d'information volontaire, surtout au lycée.Au collège c'est différent, c'est biaisé car ce sont les parents qui abonnent. Au lycée, il y en a toujours eu moins et après cela se généralise. Mais les lycéens s'informent par d'autres supports, d'autres objets et ils connaissent les sites de presse. J'ai été étonnée par cette évolution : « Au lycée pas du tout,mais j'arrive à l'université et je dois m'affilier au monde universitaire et je m'abonne en ligne. La prof doc a un rôle d'ouverture ».


CF.CP : Un basculement des abonnements. Dans quelle mesure on garde la presse papier ?

On a un rôle d'ouverture, il faut faire attention. Il ne faut pas qu'on soit dans : « Puisque ils n'utilisent pas cela, on écarte ». S'appuyer sur des pratiques non formelles, ce n'est pas forcément coller à ces pratiques tout le temps.

L'école, il me semble, a vraiment un rôle d'ouverture à jouer, d'ouverture des horizons, d'émancipation critique et, si le milieu social ne permet pas cette ouverture là, qui va le faire ?

Et en terme d'égalité des chances, on serait dans un renforcement des inégalités en collant aux pratiques non formelles.

On l'a vu dans l'étude ANR-Usetic, présentée ce matin par Mickael Le Mentec. Responsables de l'émancipation intellectuelle de nos élèves, on laisse ces inégalités non formelles continuer de persister et de persister seules.

Et là, on est en pleine démission. On ne doit surtout pas être dans ces postures là.

En même temps, on connait des pressions budgétaires : c'est la crise ma pauvre dame ! On ne doit pas laisser cela s'installer. On n'a pas toujours les moyens mais il faut tenir bon. Les gamins doivent savoir que cela existe.

J'ai réalisé une étude sur la liaison lycée-université et c'était intéressant de voir les gamins qui deux ou trois ans après cette liaison disaient : « Comme on avait déjà vu cela, je me suis senti plus à l'aise ». Quand le professeur d'Histoire a dit : « Il faut lire Le Monde », j'ai répondu : « Ah mais je connaissais. En TPE le monsieur nous avait présenté Le Monde ». Je crois que l'on a un rôle fondamental d'ouverture culturelle. Et ce n'est pas juste la littérature jeunesse, c'est aussi la presse régionale, nationale, internationale, la presse gratuite. Il faut que l'on soit très attentif à cela et proposer de la variété dans nos ressources info-documentaires.

Biographie
*Anne Cordier est Maitre de conférence à l'Université de Rouen
Laboratoire de recherche EA 3831 GRHIS
Membre de l'ERTE Culture informationnelle et curriculum documentaire, puis du groupe Limin-R.

Anne Cordier participe activement aujourd'hui à la recherche sur les pratiques numériques à l'ANR Trans-Lit.Elle participe activement à la recherche sur les pratiques numériques à l'école avec l'ANR-Translit (Translittératies) et le GRCDI (Groupe de recherche sur les cultures et la didactique de l'information).
Ses travaux personnels de recherche portent sur les pratiques informationnelles considérées dans leurs processus à la fois individuel et social de construction, de développement, et de reconfiguration, les imaginaires de l'activité de recherche d'information et des lieux d'information, ainsi que les modalités pédagogiques d'enseignement des objets liés à l'Information-Documentation.

 

Bibliographie
cordierAnne Cordier compte plus 60 publications scientifiques (ouvrages et parutions dans des revues scientifiques).
Grandir connectés Les adolescents et la recherche d'information. Editions C&F, 2015
« Mes recherches sur Google, et le reste aussi » Manon, 11 ans. Pratiques et paroles d'adolescents. Lecture jeune, hiver 2015, 156, p.29-33

Cordier A., Soumagnac K.
« Le renforcement de l'esprit classificatoire ? Le positionnement des professionnels dans la formation aux outils de classification ». Hermès, La Revue
2013/2 (n° 66), p.222-229

Académie des technologies. Vers une technologie de la conscience ?  Communication présentée à l'Académie en juin 2012, Les Ulis : EDP Sciences, 2013 (Académie des technologies).

Dernière modification le jeudi, 19 mai 2016