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Article d’Anne Andrist initialement posté par Stéphanie Devanssay sur E-lab.
Merci pour le partage !
E.l@b, est un laboratoire d’idées pour dessiner ensemble l’éducation du citoyen du 21e siècle, un citoyen engagé qui produit, consulte, diffuse l’information via Internet et ses media sociaux tout en portant sur elle un regard éclairé et critique.
 
Anne Andrist, enseignante spécialisée, nous présente ici un projet à la fois simple et complexe qui donne la possibilité à des adolescents handicapés de se montrer solidaires via un site de micro-crédit tout en leur permettant de s’interroger sur leur façon de consommer et de se nourrir.
 
 
"Praticienne de la pédagogie Freinet depuis 18 ans que cela soit en France ou en Suisse, nombreux sont les projets qui ont jalonné mon parcours professionnel en matière d’éducation à l’environnement tout d’abord, telle que les instructions officielles françaises le stipulaient, pour s’élargir à l’éducation en vue d’un développement durable.
 
L’institution d’enseignement spécialisé dans laquelle j’exerce accueille des adolescents aux troubles des apprentissages massifs en langage oral et écrit associés à des troubles envahissant du développement et de la personnalité.
 
J’ai décidé de mettre en oeuvre un projet fondé sur la création d’une micro entreprise coopérative dans le but de récolter des fonds pour financer des projets du site Babyloan, site de micro crédit, mais surtout pour que cela fasse sens pour tous les jeunes et qu’un esprit critique se dégage.
 
Des questions socialement vives ont fait l’objet de débats au sein du conseil de classe de cette classe par l’intermédiaire de l’éducateur. Aussi après lecture de maints articles, ouvrages et expérimentations autour de l’éducation au développement durable durant les années précédentes et, en particulier, suite à la remarque de mon collègue éducateur qui travaille en duo avec moi qui s’outrageait de constater qu’ « Ils mangent n’importe quoi, les achats au kiosk (mini-magasin géré par les élèves de la classe pour la récréation du matin) ne sont que des cochonneries chimiques : chips et thé froid à outrance, faut faire quelque chose ! », je me suis interrogée sur les représentations initiales de mes élèves sur les produits bio et produits issus du commerce équitable.
 
Quelle ne fut pas ma stupeur devant ce déballage de stéréotypes et de lieux communs totalement infondés pour des jeunes de 13 à 15 ans ! La décision fut sans appel. Créer une micro entreprise coopérative autour d’un produit alimentaire issu du commerce équitable à vendre à l’échelle de la classe et de l’environnement familial dans un premier temps. La pédagogie de projet se devait bien sûr d’être le socle de mon enseignement en matière d’éducation à la santé, à l’environnement, à la citoyenneté et donc en vue d’un développement durable dans une globalité transdisciplinaire, français, mathématiques, histoire, géographie, éducation civique « fondues » en un seul et même bloc autour de ce projet aux compétences transversales multiples, mais aussi séquences décrochées pour travailler d’autres fondamentaux en lien tous avec les compétences du PER que je détaille ultérieurement. Dans le Plan d’Etudes Romand (PER), l’éducation en vue d’un développement durable répond aux objectifs de la Formation Générale (FG) qui « rend visible des apports éducatifs et met en évidence, entre autres, l’importance d’initier les élèves, futurs citoyens, à la complexité du monde, à la recherche et au traitement d’informations variées et plurielles, à la construction d’argumentations et au débat ». De surcroît, « l’activité ou le projet doit permettre à l’élève de mettre en relation des connaissances disciplinaires (principalement en sciences humaines et sociales, et maths sciences de la nature) et de réfléchir aux différents paramètres en action. C’est ainsi qu’il comprend peu à peu les interdépendances du monde et apprend à les investir. ». Enfin y sont associées les compétences transversales, axe prioritaire de mon enseignement en collaboration avec l’éducateur spécialisé du groupe.
 
Le projet Ekicake a débouché sur une fabrication concrète, un produit palpable, socialisable  : les cakes avec des produits issus du commerce équitable. Ce « faire » a rendu indispensable la mobilisation de schèmes de pensée ou d’actions, des réinvestissements créatifs souvent étonnants et l’élaboration de conduites nouvelles.
 
Il a eu pour objectif une prise de pouvoir sur le réel débouchant sur une véritable reconnaissance. Il a eu un impact sur l’environnement social. Les parents d’élèves ont été les premiers observateurs de l’ouverture de leur enfant qui a communiqué sur le commerce équitable à la maison avec enthousiasme, voire conviction. Les commentaires des parents ont jailli, les questions aussi, les réponses des jeunes au sein de leur famille ont apporté la preuve tangible de l’acquisition de savoirs, savoirs faire, savoirs être nouveaux. Leurs pairs et les adultes gravitant sur le groupe et autour du groupe, psychologues, logopédistes, enseignants, éducateurs et direction ont été eux aussi sensibilisés à notre projet par le biais du blog de la Fondation et sont venus vers eux pour commander des cakes.
 
Les élèves se sont impliqués, ont coopéré et collaboré avec leurs pairs. Je leur demande en quelque sorte, dans le cadre de leur métier d’élève, de devenir un praticien réflexif. Et ce projet en a été l’objectif premier à travers toutes les séquences. Temps didactique, temps pédagogique et temps de réalisation se sont succédés.
 
Ce projet s’est accompagné d’une modification du statut de l’apprenant, suscité par une co-gestion des actions unissant formés et enseignante. Le statut réel de mes élèves a été modifié à travers l’émergence de nouvelles relations avec leur éducateur et moi-même, et aussi entre eux. Nous sommes tous dans une position de sujet devenu citoyen, une construction identitaire a été créée.
 
La pratique du projet s’est accompagnée d’une prise de pouvoir citoyenne sur les structures de la Fondation permettant de prolonger, de renforcer les prises de responsabilités. Demander l’aval de la direction pour la vente représentait une épreuve pour la plupart des élèves Ils se sont sentis appuyés et reconnus dans leurs différences.
 
Le projet a reposé sur une autre approche du savoir : pensé comme un apprentissage et non comme un enseignement. Nous sommes dans une approche socio constructiviste au sens de Vygotsky. La cognition a accompagné l’action, la construction du savoir s’est effectuée dans l’action.
 
Un seuil de difficulté minimum a été atteint, ils ont relevé un défi, et ont dû faire appel à la pensée complexe. Ils ont parfois baissé les bras devant la complexité du vocabulaire et des notions abordées, devant une nouvelle façon de penser les apprentissages, devant la visée systémique, devant l’ampleur de la tâche, devant les râlages de certains non formés au développement durable ou très réticents à la notion de citoyenneté car ne la vivant pas au sein de leur famille. Par une éthique de la discussion et de la compréhension, j’ai tenté de leur permettre « d’appréhender ensemble le texte et le contexte, l’être et son environnement, le local et le global, le multidimensionnel, bref le complexe » en reprenant les termes d’Edgar Morin. Le fait de les entraîner dans une introspection, de les sortir tant que faire se peut de leur égocentrisme d’adolescent, de leur ethnocentrisme pour deux d’entre eux, a participé à une ouverture subjective et intersubjective à l’Autre. Un sentiment de solidarité est né au sein de ce groupe, dont les centres d’intérêt étaient à l’opposé pour certains, dont les pathologies ont été parfois des freins, mais aussi des sources d’entraide. Ils ont dû appendre à travailler en équipe, à se serrer les coudes.
 
La pratique du projet a favorisé une autre conception de l’évaluation. En effet, la pédagogie du projet en éducation au développement durable ne peut faire l’économie d’une métacognition, d’une réflexion sur l’action qui a été menée depuis le mois de mars pour conscientiser savoirs, savoirs faire, savoirs être qui ont été acquis par les acteurs du projet. Cette métacognition s’est opérée à différentes étapes du projet, et lors du bilan final.
 
Et ce n’est pas perdre du temps que de revenir sur cette phase d’autoévaluation, car c’est finaliser cette co-gestion et négociations de plusieurs semaines de labeur. Qu’avons-nous appris ? Quelles compétences avons-nous du mettre en application ou construire ? À quelles contraintes avons-nous dû être soumis ? Quelle représentation de Soi avons-nous maintenant ? Sommes-nous capables de réinvestir nos acquis dans un nouveau projet créatif ? La réponse émergea de suite : "Et si on vendait nos cakes aux élèves de la Fondation au lieu d’acheter au kiosk ? On pourrait vendre devant la Migros (supermarché) comme on l’a fait à Noël pour les bougies, comme ça on pourra financer plein de projets sur Babyloan avec les bénéfices. On pourrait aussi s’intéresser à d’autres produits du commerce équitable que l’on ne connaît pas et qui ne sont pas alimentaires." L’aventure va probablement continuer, tout dépend de leurs envies et de leurs besoins.
 
Pour conclure, je citerai le PEV 2006 (plan d’étude vaudois)"L’éducation à la citoyenneté favorise la reconnaissance de l’altérité en la plaçant dans son contexte social, historique et culturel. En apprenant à respecter autrui, l’élève développe sa réflexion éthique et sa capacité à se situer à la fois comme individu et comme membre d’une collectivité, respectueux des principes fondamentaux de la démocratie et des Droits de l’Homme".
 
Anne Andrist
Dernière modification le samedi, 27 septembre 2014
An@é

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