Cette affirmation m’a beaucoup interpellé. Au fil du temps, elle m’a conduit à modifier mon regard sur les pratiques, y compris les miennes dans mon histoire d’élève, de parent et grand-parent, d’instituteur, d’inspecteur qui, non encore contraint par le stupide pilotage par les résultats[1], a pu observer les comportements de centaines et de centaines d’élèves en s’intéressant à ce qui pouvait bien se passer dans leur « boîte noire ».
Comme instituteur, j’avoue que je ne me posais pas la question des programmes. J’utilisais plutôt les sommaires de manuels que je découpais en tranches, les répartitions, et chaque leçon ou cours suivait le même modèle : rappel des acquis, présentation de la notion ou de la technique par le maître au tableau parfois agrémentée d’un jeu de fausses questions destinées à paraphraser l’explication magistrale, exercices d’application et exercices de contrôle.
Influencé par le mouvement Freinet, je prenais rapidement des libertés avec ces pratiques, des distances avec les fiches de l’Ecole Libératrice[2], recherchant les moyens d’intéresser les élèves et de rompre avec le formalisme en vigueur. A cette époque, personne ne craignait d’être sanctionné à partir du moment où le travail était fait. Tout le monde pensait d’ailleurs, alors que la liberté pédagogique n’était pas inscrite dans la loi, que les textes officiels étaient si bien faits qu’il était possible d’en avoir aussi bien une lecture progressiste et une lecture conservatrice. Je suis devenu un instituteur désobéisseur comme je l’ai décrit dans une tribune qui a eu une grande audience, que l’on peut encore trouver sur plusieurs sites pédagogiques, notamment sur le site de Philippe Meirieu[3].
Les programmes de 2008 sont revenus à une certaine tradition, à la différence près qu’ils sont désormais imposés, contrôlés, avec une pensée unique autoritaire. Les nouveaux enseignants retrouvent les mêmes conditionnements que ceux de mon lointain passé. Ils ne contestent pas les programmes imposés par le sommet de la pyramide, ils ne doutent même pas de leur pertinence. Privés de formation initiale, une majorité estime qu’ils ne sont pas discutables et la pensée que d’autres conceptions peuvent légitimement leur être opposées ne les effleure plus. Le ministère aura réussi une belle performance : anesthésier la pensée. Il faut dire que le combat contre les « nouveaux vieux programmes de 2008 » a été rapidement abandonné par les soi-disant progressistes et que l’encadrement s’est mobilisé, comme jamais il ne l’avait fait dans le passé, pour les imposer. Les pilotes sont trop souvent devenus des propagandistes ou des valets. Les outils qu’ils multiplient ne sont pas des aides mais des instruments d’oppression et d’infantilisation. Curieuse évolution !
Le problème est que les élèves, eux, résistent. L’ennui de développe dangereusement malgré toute la bonne volonté des enseignants et leur conscience professionnelle.
Les progressions, les préalables, les prérequis sont des obstacles à la construction des savoirs et des compétences[4]. La non-prise en compte des savoirs extérieurs à l’école, l’absence de rapport visible entre les programmes et le milieu ou l’environnement, la distance entre les apprentissages scolaires et l’action, l’exercice de la responsabilité, font que les enfants et les jeunes d’aujourd’hui considèrent l’école comme un espace et un temps décalé, bizarre, déphasé, qui n’a pas de sens.
Leur curiosité naturelle est même étouffée, leur capacité d’observation de leur environnement est ignorée, leurs questions et leurs représentations sont écartées.
Pourquoi n’apprend-on pas l’économie alors que l’on ne cesse d’en parler autour d’eux, pourquoi regarde-t-on images et photos sur l’érosion alors que près de l’école, sur un petit chemin en pente, l’érosion pluviale fait des dégâts parfaitement visibles ? Pourquoi est-il impossible de comprendre qu’à l’usine Renault de Douai, on voit des camions entiers entrer avec un chargement de voitures neuves qui sont donc construites ailleurs ? Pourquoi est-il impossible de savoir ce qui se fabrique dans l’usine voisine ? Comment le chef du chantier près de l’école place-t-il les repères d’un futur rond-point ? Pourquoi le pétrolier si lourd flotte et l’Airbus vole ? De où vient le jus d’orange ? Et le lait de la bouteille ? Pourquoi coupe-t-on de plus en plus les cornes des vaches alors qu’elles sont si belles depuis la nuit des temps ? Pourquoi faut-il faire de la grammaire quand on sait parler et écrire ? Toutes ces questions et des milliers d’autres ne peuvent-elles pas être traitées à l’école[5] ?
Il ne peut y avoir d’apprentissage sans qu’il y ait recherche d’une réponse à une question, disent les pédagogues… Et la réponse est le malheur de la question, rétorque un philosophe. La construction des savoirs est entre les deux… Elle n’est pas dans les programmes / sommaires de manuels desséchés.
Le problème est aussi qu’à une époque où la société dérive, tout le monde parle de l’importance des finalités, de la citoyenneté, de la communication, du vivre ensemble, de l’intelligence collective. Personne ne sait comment, quand, par qui, où, se construisent les finalités, se transmettent les valeurs.
Combien de fois ai-je engagé une réflexion, en tant qu’inspecteur-formateur, sur des questions comme : « Dans votre magnifique leçon sur l’addition des nombres décimaux ou sur l’adjectif qualificatif, en quoi et comment avez-vous contribué à former l’homme de demain, à développer l’intelligence, à former le citoyen responsable ? »
Si l’école n’aide pas à comprendre le monde qui nous entoure, si elle ne rend pas intelligent et responsable, à quoi sert-elle ?
La refondation de l’école est à l’évidence indispensable. Elle ne pourra pas se faire si l’on fuit la question des finalités et des programmes. Elle précède celle des outils.
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
[1] Aujourd’hui, le système contraint à se focaliser sur les résultats en étant incapable de mettre en relation les résultats avec les pratiques qui les produisent… Ce qui n’empêche pas de faire des diagnostics et des feuilles de route dérisoires, « à côté de la plaque ».
[2] A l’époque, bien avant l’éclatement de la FEN, le SNI, syndicat national des instituteurs, insérait des fiches pédagogiques dans son bulletin national, au si beau titre, « L’école libératrice ». Toutes ces fiches étaient découpées, classées, rangées… Elles étaient, à l’époque, plutôt conventionnelles, en partie écrites par des inspecteurs.
[4] S’il fallait toujours apprendre avant de faire… la vie pourrait être effroyablement triste.
[5] André Giordan passionne ses auditoires et ses lecteurs en traitant ces questions. Voir « Apprendre ! ».Belin. juin 1999.