Imprimer cette page

Eveline Charmeux : « Mais oui, l'interdisciplinarité est une chance ! » Le titre de ce billet, effrontément emprunté aux Cahiers Pédagogiques, qui présentent ainsi le dernier numéro de leur revue : "Croiser des disciplines", s'impose devant le nouveau champ de bagarres provoqué par le projet de programmes, notamment pour le collège. 

Foisonnent actuellement les appels au rassemblement pour et contre la proposition — évoquée dans le billet précédent — celle des "entraînements aux pratiques interdisciplinaires", les EPI, dont les imperfections, soulignées dans ce même billet, ne peuvent faire oublier les réels progrès qu'ils représente.

Dès la sortie du projet de réforme des collèges, Philippe Meirieu (1) en faisait cette analyse :


Car, même si l’on peut regretter une terminologie discutable (qui reprend l’opposition éculée et obsolète entre « théorie » et « pratique » et laisse supposer qu’on ne s’ « entraine » pas ailleurs), le principe de consacrer une partie du temps scolaire à des activités interdisciplinaires me semble particulièrement important : cela permet, en effet, de référer les approches disciplinaires aux objets qui, tout à la fois, les réunissent et les spécifient. Car, contrairement à ce qu’une conception fâcheuse de l’interdisciplinarité laisse parfois entendre, les disciplines ne s’effacent pas quand on les met en œuvre sur un projet commun. Tout au contraire, le projet met en relief leur apport respectif et facilite leur appréhension réciproque : quand un professeur d’histoire, un professeur de mathématiques et un professeur de technologie font construire ensemble la maquette d’une ville romaine, ils sont amenés à expliciter, mieux encore que dans leur cours, ce dont ils sont porteurs et ce en quoi les connaissances de leur discipline font sens, sans rien renier de leur rigueur… et même, plus précisément, parce qu’elles ne renient rien de leur rigueur !


Comme le souligne Philippe Meirieu, le vocabulaire est ici bien mal choisi : il est clair qu'il ne peut s'agir d'un "entraînement", mais bien de situations de prises de conscience, sur des points essentiels : ce qu'est réellement une discipline d'enseignement, et quelle place occupe cette notion dans la "réalité" de l'expérience des enfants. Il est clair aussi — et l'exemple cité par Philippe en est une preuve — que cela revient à installer, dans le travail scolaire, des temps de "pédagogie du projet", sans nommer celle-ci, pour ne pas effaroucher ceux que le plus léger effluve "Education Nouvelle" affole immédiatement. Précaution inutile, comme on voit.
Le terme d'interdisciplinarité, sanctionné par l'usage (à tous les sens du verbe "sanctionner", car l'usage ici lui a fait beaucoup de mal), est aussi une maladresse, dans la mesure où ce terme est interprété par beaucoup comme une sorte de mélange vaseux où l'on ne reconnaît plus rien.
En fait le désir, positif, de décloisonner les disciplines en classe devrait se traduire de deux manières :

1- par des temps de réalisations collectives de projets.
Ces projets, pour mériter ce nom, doivent présenter trois caractéristiques indispensables :

* Être des productions (ouvrages à vocation littéraire ou documentaire, spectacles de théâtre, clips vidéo, émissions radio, site internet, jeux vidéo ou autres, etc.) ;

* Être des productions produites en équipes ;

* Des productions destinées à d'autres que les membres de la classe (parents, correspondants, public).
Contrairement à ce que pensent certains, ces projets ne sont pas des moments de "non-travail". Ce sont des moments, nécessaires, de RÉINVESTISSEMENT des savoirs acquis, permettant aux enfants de prendre conscience de ce qu'il est important de les acquérir, mais aussi de prises de conscience des savoirs qui manquent encore : autrement dit, leur rôle est également d'être de puissants facteurs de motivation des apprentissages.

2- par des moments de travail, non pas "inter-disciplinaires", mais TRANS-DISCIPLINAIRES.
L'un des grands torts du cloisonnement des disciplines est, en effet, qu'il empêche l'indispensable travail sur des compétences, nécessaires à plusieurs disciplines, mais présentes sous des formes différentes. Elles sont certes souvent abordées à l'intérieur de ces disciplines, mais comme aucune comparaison n'est possible, ce travail (quand il existe) ne sert pas à grand chose.

Quelles sont ces compétences "transdisciplinaires" ?

* Apprendre à comprendre.
Où l'on voit que la lecture, loin d'être une "discipline", est un outil totalement transversal aux disciplines. C'est donc de cette façon transversale qu'il convient de l'aborder dès les premiers apprentissages.
Apprendre à lire, ce n'est pas pour pouvoir lire des histoires, petites ou grandes, mais pour accéder à tous les savoirs qu'il faut acquérir pour grandir. Dès le CP, il faut que la lecture soit intégrée, en tant que telle dans toutes les disciplines : qu'on apprenne par exemple, à lire AUSSI les chiffres qui ne servent pas seulement à transcrire des nombres, mais des numéros, des références, et d'autres notions qui n'ont rien à voir avec du calcul ; puis, qu'au-delà du CP, on prenne l'habitude d'ouvrir les manuels des autres disciplines dans les leçons de lecture.

* Apprendre à se faire comprendre
Où l'on voit que la production d'écrits est également transdisciplinaire, et qu'elle doit comporter l'apprentissage de tous les types d'écrits que les enfants rencontrent à l'école : comment on rédige la réponse à des questions d'histoire ou de science, comment on rédige la solution d'un problème, etc.

* Apprendre à expliquer.
Apprendre repose en grande partie sur des explications et toutes les disciplines mettent les élèves en nécessité de les comprendre et souvent de les fournir ; or, on n'explique pas de la même manière, en mathématiques, en histoire et en sciences. Il importe donc de travailler sur des textes explicatifs différents, de manière comparée, pour aider les élèves, dès le cycle 3, à repérer ces différences, à découvrir les stratégies qui permettent de comprendre ce qui est expliqué, comme celles qui permettent de se faire comprendre quand on veut expliquer.

* Apprendre à argumenter.
Nombreuses sont les situations scolaires où l'on demande aux élèves de JUSTIFIER leur réponse... Le problème, c'est qu'on n'a en général pas prévu de leur apprendre, ni ce que ça veut dire, ni comment on s'y prend. Or, là aussi, on ne s'y prend pas de la même manière pour justifier une affirmation portant sur des faits et une affirmation portant sur une opinion.
L'actualité nous rappelle tous les jours à quel point ce type de différence est ignoré du grand public, et a fortiori, des élèves, dont on découvre que, même au niveau de leurs études supérieures, ils sont complètement déstabilisés par une demande de justification. Quant à la notion d'argument, si le mot est connu, la chose reste un mystère pour beaucoup.

* Apprendre à décrire.
Je crois que la description, dans les manuels qui en parlent, est une des choses particulièrement mal enseignées, quand ceux-ci affirment qu'on doit observer ce qu'on a à décrire, pour pouvoir le faire. C'est là, certes, une condition nécessaire, basique même, mais assurément pas suffisante ! Affirmer cela, c'est oublier qu'une description correspond toujours à un projet d'action sur le destinataire, qui oriente nécessairement les choix dans ce qui est à observer : que l'on compare la description d'une voiture faite par celui veut la vendre, et par celui qui ne veut pas l'acheter... Ce n'est pas la même voiture !
Or, cette notion de projet est très sensible à l'école, d'une discipline à l'autre, dès qu'on y regarde d'un peu près : le même paysage n'est pas décrit de la même manière dans un conte de Daudet, un manuel de géographie, un manuel de géologie, ou un dépliant touristique.
De plus, une description n'est jamais seule dans un texte, et cela la rend largement dépendante du type d'écrit où elle se trouve. Même à l'intérieur d'un même type, les descriptions ne seront pas les mêmes, si le projet est différent : dans un roman, la description d'un jardin sera différente si le roman est une histoire d'amour romantique, un polar à suspens, ou un récit d'horreur.
Moralité : l'apprentissage de la description ne peut se faire sérieusement que de façon transdisciplinaire, pour repérer les différences, et devenir capable d'adapter ses descriptions au type d'écrit que l'on a à produire.


Notons, au passage, que cela implique que soit précisé, dans la consigne, le type d'écrit où elle est censée se trouver. Il est ainsi beaucoup plus amusant pour les élèves, surtout s'il le font à deux ou trois, d'avoir à décrire le même objet ou le même lieu, de façon différente en imaginant des projets différents : décrire un jardin public pour un polar qui raconte une série de meurtres en ce lieu, pour un dépliant touristique qui en fait le fleuron de la ville, pour une nouvelle à l'eau de rose à paraître dans un mensuel féminin, etc. L'imagination au pouvoir !

Ajoutons, pour rassurer ceux qu'inquiète le coût de telles séances, animées au collège sans doute simultanément par plusieurs professeurs qu'il faudra payer, que l'important n'est pas qu'elles soient animées à plusieurs, mais qu'elles aient été PRÉPARÉES À PLUSIEURS, et que les élèves le sachent : cela peut être, soit en travaillant sur deux heures consécutives consacrées à deux des disciplines concernées et animées successivement par chacun des professeurs correspondants, soit par une rotation des professeurs "animateurs" pour chaque séance... L'essentiel étant que les compétences DISCIPLINAIRES sur ce sujet aient pu être travaillées : comme le dit Ph. Meirieu, c'est la transversalité du travail qui permet à chaque discipline de trouver sa spécificité aux yeux des élèves.

On mesure tout ce que fait perdre aux élèves le cloisonnement permanent des disciplines, et comme on abandonne aux hasards des rencontres, — ou plutôt, au non-hasard de la naissance — les chances de maîtriser réellement la compréhension du monde qui nous entoure, ainsi que l'outil qui permet d'y accéder et de la communiquer, cette maîtrise de la langue, toujours exigée, si mal mise en place, la plupart du temps !
Installer dans les classes, du CP à la fin du collège, des moments où elles sont abordées de façon autre, décloisonnée, est incontestablement une chance : puissent tous nos collègues savoir la saisir...

(1) Philippe Meirieu : « Instituer » le collège et lui donner une véritable identité : il est grand temps ! L'expresso du Café Pédagogique du 20 mars 2015

Eveline Charmeux Mai 2015

A propos des EPI, il s'agit de préciser ce que peuvent être les enjeux et l'organisaton d'un décloisonnement des disciplines en classe, à l'école et au collège : parler, non d'interdisciplinarité (terme fort galvaudé et mal interprété), mais plutôt de "pédagogie de projets" et de "compétences transdisciplinaires" à travailler. 

Dernière modification le mardi, 10 janvier 2017
Charmeux Eveline

Ancienne élève de l’ENS, professeur à l’EN d’Amiens, puis au CRCEG de l’EN, entre 1956 et 1971.

Nommée ensuite à l’ENG de Toulouse, puis à l’IUFM de cette ville jusqu’en 1993, date de mon départ en retraite, j’ai parallèlement travaillé à l’INRP, en tant qu’Enseignant chercheur associé, depuis 1966 jusqu’à mon départ en retraite. J’ai publié de nombreux ouvrages sur la pédagogie du français à l’école primaire et au collège.