Les smartphones ont pris une place prépondérante dans la vie de nos adolescents, l'âge du premier portable s'avance et le temps d'écran augmente. Difficile de ne pas être perdu ou inquiet face à ce phénomène : mais qu'en est-il réellement de leur usage ? L'écran est-il un miroir toxique et isolant ou offre-t-il également de nouvelles formes de créativité et de sociabilité ?
Julia GLEY
Les écrans occupent une place prépondérante dans les pratiques à la fois culturelles scolaires et sociales des enfants. Cela a donné lieu à énormément d’inquiétude, de méfiance de la part des parents, des enseignants, des médiatrices, mais aussi des professionnels de santé et des chercheurs, chercheuses. Ces peurs ont été largement relayées par les médias. Il y a aussi beaucoup de littérature scientifique qui a été produite à ce sujet et qui pourra nous renseigner au cours de cet échange. Il sera conduit selon 3 angles principaux : les écrans et l’apprentissage ; les écrans et la relation sociale ; comment on se construit à travers les écrans.
Les écrans désignent plusieurs objets et contextes : réseaux sociaux, sur smartphone, pratique de jeux vidéo, travail sur un ordinateur ou panneau publicitaire. Entre posture technocratique et les dérives que le numérique peut générer, cette technologique est indispensable et peut créer des genres de dissonance cognitives entre ce qu’on critique et le fait que notre vie est continue sur nos écrans. Cela souligne les enjeux de responsabilité individuelle et collective ? Cela peut amener une culpabilité même quand on est enfant ou ado. Comment grandit-on dans cette complexité ? Qu’est ce qui ressort de vos échanges avec eux ?
Anne CORDIER
Je crois qu’il faut replacer les choses. On est sur un sujet qui est politique, qui interroge la vie de la cité, le vivre ensemble. Quel que soit leur âge ou leur milieu social, ce sont des acteurs. Pourquoi y aurait-il des dangers spécifiques pour les enfants ? Et pour qui parlerait-on forcément de danger ?
Lorsqu’on les écoute ils sont les premiers à interroger le monde et pas interroger le numérique ou les écrans, ce qui ne veut rien dire. On parle bien de la vie, du rapport à l’autre. On voit depuis quelques années les enfants les plus jeunes faire entrer dans les échanges les questions autour de la protection de l’image de soi, des données personnelles.
Exemple concret, un projet sur les enfants et les cultures numériques des enfants des cycles 2 et 3, entre le CP et la 6ème : tous les enfants nous parlent, comment je gère mes publications en ligne, du consentement à l’image, ... A un moment il faudrait peut-être que l’on cesse de penser que nos enfants sont des êtres épistémiques descendus du ciel. Ils sont les héritiers de leurs parents, d’une éducation, de ce qu’on leur montre et de ce qu’on leur transmet. Les problématiques ont évolué. Dans les années 2010 ils étaient intrigués par le fonctionnement des moteurs de recherche : aujourd’hui ce sont les questions de protection de l’image de soi. Ils veulent garder une maîtrise. Tout le discours sur le respect de l’autre infuse dans les pratiques numériques.
Fabien LEBRUN
Concernant le thème des enfants et des écrans, on peut partir d’un contexte général systémique. Depuis 20 ans on parle de révolution numérique, culturelle, sociale, anthropologique. Je pense que c’est avant tout une révolution économique et industrielle qui se situe dans un mode de production et de consommation, à savoir le capitalisme, qu’on soit pour ou contre.
Elle a impulsé de nouveaux comportements. Elle est décrite par de nombreux chercheurs. Certains parlent d’économie de l’attention, de « guerre de l’attention », de « capitalisme de plateforme », de « capitalisme de surveillance ». Cette économie repose sur la captation de données personnelles au travers des réseaux techniques et des plateformes marchandes. Ceci a contribué à renouveler voire à étendre la société de consommation. A travers des témoignages et des échanges avec de nombreux jeunes, la phrase « je suis addict » ressort souvent, mais peut-être pas plus que chez les adultes. L’économie de l’attention détermine certaines formes de dépendance, d’addiction.
1. Les écrans et l'apprentissage (Eléments)
Anne CORDIER
Les capacités d’attention n’ont pas bougé si on les compare sur 20 ans. Le problème se sont les éléments distracteurs. L’objet smartphone lui-même fonctionne sur un principe vieux comme le monde : le design émotionnel liant la conception d’un objet, son inscription dans son écosystème de vie personnelle et sociale et le marketing qui conçoit l’objet de façon qu’il y ait un attachement un doudou numérique ?).
Fabien LEBRUN
L’enquête PISA 2015 conclue « que malgré l’investissement considérable en ordinateurs, connexions internet et logiciels éducatifs, il n’y a pas de preuve solide montrant qu’un usage accru des ordinateurs conduise à de meilleurs scores en mathématiques et en lecture. Le numérique à l’école n’améliore pas les résultats des élèves ». Ce type de constat se multiplie. La conclusion d’un avis du rapport du conseil supérieure des programmes (juin2023) dénonce « la part des logiques économiques ou clientéliste à défaut d’objectifs pédagogiques définis », et recommandent de ne pas considérer l’éducation nationale comme un marché.
Anne CORDIER
L’augmentation des équipements n’a pas d’effet propre sur le développement des compétences. On doit cibler le développement des connaissances et des compétences, au-delà de la mise à disposition aux technologies.
2. Les écrans et la relation (Eléments)
La relation intra familiale est-elle bouleversée ? On regardait autrefois la télévision ensemble et à heures fixes (« la télé a ramené le père à la maison », cité par A. Cordier). Les écrans nomades à usages personnels sont maintenant porteurs de ce que Sherry Turkel décrit comme le contexte d’être seul ensemble.
Anne CORDIER
Comme cela a été montré, la télévision en fait est un objet de conflit au sein de la famille qui vient altérer les liens familiaux. Le je et nous a toujours été en jeu (comme pour la radio qui provoque la dissolution des discussions en famille) : c’est une façon de revoir nos relations. François de Singly parle d’individualisme connecté. Le smartphone va cristalliser la question des choix et l’autonomisation à travers l’héritage familial. On a le mythe d’une conversation d’« avant » les écrans. Les adolescents regrettent le temps que les parents passent sur leurs écrans. Ce peut être aussi un support de sociabilité. L’usage numérique n’est pas la cause des différences socio-culturelles.
Fabien LEBRUN
Dans la vie quotidienne, par exemple dans les transports, les gens sont focalisés sur leur smartphone. Il est difficile d’évaluer et d’observer un changement profond des relations humaines et sociales. De plus en plus de technologies et de moins en moins de relations sociales ? (Sherry Turkel). Le temps de sociabilité est moindre, notamment chez les adolescents. Une forme de solitude et d’isolement s’est intensifié ces vingt dernières années. Des auteurs parlent de technoférence, de communication qui se fait toujours par un écran et qui a des conséquences sur l’apprentissage et le développement des petits.
Anne CORDIER
Il n’y a pas de lien de corrélation et encore moins de causalité entre usage des écrans (ou pratique des jeux vidéo) et violence. Le numérique devient un peu le « ce à cause de quoi » sans aller voir plus profondément. Le monde numérique n’est pas isolé du monde social.
Fabien LEBRUN
Il faut être prudent : vu la multitude des contenus inappropriés et notamment violents, ils véhiculent de la violence, en multiplie l’exposition à une présentation réaliste par l’image. La moitié du temps est consacré aux écrans. Les problèmes sociétaux doivent être traités avec le fait technologique et numérique.
3. Apports des technocultures dans la construction des enfants et des ados. (Eléments)
Anne CORDIER
IL existe un sentiment d’illégitimité culturelle. Je ne vois pas en quoi l’usage récréatif viendrait faire écran, sans jeu de mot, à l’apprentissage et au développement de compétences. L’activité s’accompagne d’une forme de plaisir, qui peut aussi passer par l’effort. C’est ce que montrent les productions, par exemple, des écritures numériques. Cela ne vient pas dégrader la qualité de l’activité qui est mise en place.
Fabien LEBRUN
Je vais répondre à travers une digression. Il est important de parler d’une éducation au numérique (et pas seulement par) : comment le numérique fonctionne, qu’est-ce que cette économie de l’attention, d’où viennent tous ces smartphones, ... On apprend ainsi beaucoup d’autres choses, concernant les ressources naturelles notamment. On ne connait pas les conditions d’apparition et de faisabilité de notre vie numérique.
Anne CORDIER
On n’accède pas à une culture numérique par les usages. On accède à de l’information dans le meilleur des cas, et après il faut être capable d’en faire une connaissance. A l’école c’est le rôle de l’EMI, éducation aux médias et à l’information. Les paniques morales autour des écrans font qu’aujourd’hui, éduquer au numérique dans la classe, c’est presque devenu un acte de résistance.
Julia GLEY
Qu’est-ce qu’on est en droit d’exiger des plateformes et des entreprises numériques pour qu’elles prennent leurs responsabilités ?
Anne CORDIER
D’abord, appliquer la loi. Il y a une loi qui vient d’arriver. Le règlement sur la protection des données, 2018, le Digital Service Act et le Digital Marketa Act dans le cadre européen
Fabien LEBRUN
On doit exiger beaucoup. Ils ont une action plutôt délétère sur plusieurs champs de la société. Sur l’aspect de la production une quarantaine d’états aux Etats Unis vont lancer des plaintes judiciaires contre des plateformes de types Tik Tok ou le groupe Méta pour fragilisation de la santé mentale des jeunes et notamment des adolescentes. La question de la régulation se pose en rapport à cette accumulation de pouvoir et de puissance des Bigtech.