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Vincent Liquète est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux (INSPE). Il est membre du comité d’édition restreint de la revue Hermès (CNRS édition). Il est membre du conseil scientifique de l'An@é. Nous lui avons posé quelques questions.

Remarque : étant donné la vitesse de l’actualité actuelle en liens directs ou indirects avec la crise sanitaire internationale, les réponses ont été rédigées le 1er juin 2020.

Quelle est votre perception de la période que nous vivons ?

Il est finalement très difficile d’avoir une position tranchée.

Je pense que nombre d’entre nous sommes dans un sentiment mitigé :  L’importance fondamentale que constitue la santé individuelle, publique, nos proches, notamment les plus vulnérables, et parallèlement, comment le monde s’est « arrêté » de fonctionner par le confinement, la mise en œuvre de systèmes robustes de contrôle des libertés (déplacements, première traçabilité d’individus porteurs du Covid-19…), l’hyper-couverture médiatique notamment en Occident où plus rien d’autres n’existait au fil de ces semaines.

Cette surmédiatisation nous a montré comment les médias deviennent des « machines de vision » du monde, des petites lucarnes nous enfermant et réduisant la diversité et la multiplicité des questions qui constituent le monde.

Pendant ces longues semaines, plus de Yémen, de questions syriennes, etc…, juste la croissance abusive de nouvelles croyances de nature utopique (retour de la nature, le monde d’après, etc…) et la fourniture des éléments statistiques nous montrant l’évolution de la situation heure après heure. Des médias ont montré parallèlement leur importance sociale par cette occasion : je pense particulièrement à Radio France ou France 4.

Finalement, le socle de nos sociétés démocratiques fondé sur le contrat social, a basculé en quelques jours, sur un contrat vital/sanitaire, avec un Etat garant de tout, omettant au passage de nous informer sur la réalité de notre situation en termes de moyens notamment (masques disponibles, capacité de recevoir les patients en situation d’urgence, etc.). J’y ai vu durant ces quelques semaines des paradoxes rarement égalés : appel à notre responsabilité individuelle pour le port du masque, alors même que quelques temps avant le port du masque n’était pas nécessaire, voire contre-productif. Des employeurs allant jusqu’à acquérir et mettre à disposition des ordinateurs pour le télétravail alors même que quelques temps avant ils ne souhaitaient pas le développer outre mesure.

L’idée principale que je retiendrai de cette période, c’est l’importance pour chacun de nous de communiquer, d’échanger, de partager des moments en commun, que ce soit au travail, à l’école, avec ses proches, etc.

Quels que soient les dispositifs, les aménagements, les modalités d’organisation, les performances techniques, une fois l’euphorie du retour au calme, du cocooning, de la pause passée, progressivement les uns et les autres avons eu besoin de rester en lien, d’échanger, d’écrire, de téléphoner et de négocier avec les autorisations par rapport à la durée de sortie, à la distance imposée (le fameux kilomètre autour de son domicile, etc…).

La seconde idée est d’avoir palpé de près le creusement du fossé social et des distinctions au sein de notre société : écart d’équipement et donc d’accès aux contenus ou à l’information, hétérogénéité des connexions, l’importance de l’école pour la construction des savoirs et l’apprentissage mais bien au-delà (relation sociale, garantie d’un repas quotidien pour les enfants issus des familles les plus pauvres, etc.).

La troisième idée est que nous avons pris en pleine face en tant que citoyen, les limites des discours et des actions autour de l’hyper-rationalité de ces dernières années : limite des approches des directeurs administratifs des hôpitaux publics, limite des acteurs politiques qui ont pratiqué les coupes claires dans des administrations essentielles que sont celles de la santé, de l’école ou de la justice.

Je ne suis absolument pas convaincu que le « monde d’après » va autant se transformer en quelques temps, mais espère surtout une prise de conscience collective des limites de ces approches en situation d’extrême urgence. Mais je vois poindre déjà, dans le monde universitaire que je connais le mieux professionnellement, une forte tentation d’amplifier le phénomène actuel, pour chercher des formes de rationalité en mettant massivement à distance des formations universitaires dont le présentiel devrait rester une part majeure du socle. Le numérique, la FAD devraient être des moyens d’optimiser, d’enrichir l’enseignement, et pas de substitution ou de simplification du réel.

En effet, pensez-vous que certaines modifications mises en œuvre semblent devoir ou pouvoir perdurer ?

Je fais partie d’une génération (né dans les années 1960) qui a une très lourde responsabilité dans ce qu’elle a porté, revendiqué et montré à son entourage.

Période d’hyperconsommation, attitudes écologiquement irresponsables, finalement peu d’attention portée aux autres notamment les plus vulnérables, ayant accepté finalement que les discours différents, contestataires, d’oppositions n’auraient été ni sérieux, ni économiquement responsables, ni viables. Par exemple, depuis 1974 et René Dumont, nous aurions pu nous saisir plus rapidement des questions écologiques qui dépassent les seules questions de rapport à la qualité de vie, mais bien d’interroger le sens et le prix de la vie, de toutes les espèces vivantes. Bien avant le covid-19, je tente modestement de sortir de ces logiques de transports quotidiens, de consommations massives, etc… ; la situation sanitaire actuelle nous permettra peut-être d’envisager quelques modifications structurelles qui pourront perdurer au-delà du printemps 2020.

Ceci étant dit, dans le domaine de l’enseignement et de la pédagogique, cette période n’a pas changé grand-chose pour moi puisque déjà une part significative de mes enseignements étaient à distance, et en plus, mi-mars est déjà une année universitaire fortement engagée.

Je n’ai pas eu à mettre en oeuvre un enseignement en distanciel et a assuré un continuum d’un public d’étudiants « inconnus » (car jamais rencontrés préalablement) mais à finaliser et valider des enseignements d’étudiants qui me connaissaient et avec qui j’avais un contrat pédagogique de travail engagé depuis septembre 2019 ou janvier dernier.

La vraie difficulté pour les enseignants serait d’avoir à assurer une rentrée sans présence et un suivi sur une longue période sans connaître préalablement les élèves/étudiants. Je parierai que là, la difficulté serait tout autre.

Quelles urgences faudrait-il prendre en compte ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’urgence, mais certainement, de priorités. J’en vois deux fondamentales dans les sphères scolaires et universitaires.

Premièrement, que tout enseignant, que tout responsable pédagogique s’assure avant de mettre en œuvre une situation de travail centrée numérique, que chaque élève/étudiant ait les conditions matérielles et techniques de pouvoir les réaliser sans avoir à mettre en œuvre de multiples stratégies pour y parvenir. Lorsque pour quelques-uns d’entre eux, les conditions n’y sont pas, ne pas hésiter à dédoubler l’initiative, à la réorienter voire à renoncer. En se souvenant bien qu’au coeur de l’enseignement, se trouve la relation à l’Autre, la communication et l’attention à chacun.

Deuxièmement, il est essentiel, voire effectivement urgent, de mettre l’information, les médias, et plus largement, les questions de circulation des savoirs et des industries de la connaissance au cœur de l’enseignement.

Faut-il en faire une nouvelle discipline, imaginer de nouveaux dispositifs, etc… c’est une question de priorité politique et de gestion, mais fondamentalement, tout élève puis étudiant doit progressivement au cours de son cursus être en situation de lecture critique et compréhensive du monde qui l’entoure. Regardons cette période : elle nous a montré que la figure de l’expert ou du politique était brouillée, qu’un député d’une circonscription de Marseille ou un président d’état pouvait énoncer des approximations voire des aberrations qui semblaient tout autant considérées que celles des experts. L’épisode du professeur D. Raoult et de l’apport de la Chloroquine sont, sur ce plan, fondamentaux : un parcours scientifique et des périodes oubliées, des opinions scientifiques radicales par le passé, etc. Et surtout comment le couple « politique-médecin » finit par adopter des postures communes et déplacer le débat sur une question pauvre et sommaire d’être pour ou contre la Chloroquine.

Une culture analytique-compréhensive-critique de l’information à l’école devient, me semble-t-il, une véritable priorité à mettre en œuvre dans nos écoles et universités.

Et en conséquence peut-on repenser, comment et avec qui, les espaces et temps éducatifs et les espaces et temps scolaires ?

Selon moi, l’école ne tiendra pas longtemps en figeant l’organisation actuelle du travail scolaire.

La figer en proposant des volumes d’heures présentielles très importants, centrés sur des enseignements en modalité frontale n’est plus tenable. De gros efforts ont été faits ces dernières années, mais restent encore largement insuffisants. Mais penser que l’on trouverait l’alternative par le distanciel figerait tout autant l’organisation du travail scolaire, pire encore, en augmentant les points aveugles liés aux difficultés de l’élève.

Il s’agit dès lors, de penser le métier d’élève et l’évolution évidente du monde.

Essentiellement en créant des espaces de travail collectifs, des espaces d’analyse des médias de masses, des espaces de vie et d’échange au sein des écoles, et en revoyant le temps scolaire entre cours, activités résolutives de tâches, activités de productions, activités d’échange, sans pour autant mettre les élèves à distance ou chez eux. Car, selon moi, mettre les élèves à distance serait le meilleur moyen de renforcer les inégalités sociales dont nous parlions plus tôt. Nous devrions plus nous inspirer des démarches menés ailleurs, au sein de l’école inclusive, de systèmes éducatifs européens etc.

Mais transformer obligera chaque enseignant à céder un peu de son domaine pour construire de la nouveauté avec les autres et surtout les autres disciplines. Ce changement d’échelle obligerait également à revoir les conditions de recrutement et de formation initiale des enseignants.

Vincent Liquète

Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux (INSPE)

Dernière modification le jeudi, 04 juin 2020
Desvergne Marcel

Vice-président de l’An@é, responsable associatif accompagnant le développement numérique. Directeur du CREPAC d'Aquitaine,  Délégué général du Réseau international des universités d'été de la communication de 1980 à 2004, Délégué général du CI’NUM -Entretiens des civilisations numériques de 2005 à 2007, Président d’Aquitaine Europe Communication jusqu’en 2012. Président ALIMSO jusqu’en 2017, Secrétaire général de l’Institut du Goût de la Nouvelle-Aquitaine.