L’architecture naturalisée : le collège unique comme arbre qui cache la forêt
Privat[1] mentionne le « collège unique » et les « filières ». Hugrée et Poullaouec[2] évoquent « la structuration du lycée en trois voies ». Saint-Luc[3] reproduit le schéma de Ginestié montrant les « interrelations entre le système scolaire et universitaire et le système social ». Ces mentions fragmentées reconnaissent l’existence d’une architecture, mais aucun texte ne l’analyse véritablement comme dispositif d’ensemble.
Cette naturalisation fonctionne d’abord par évidence historique. Le système est ainsi depuis si longtemps qu’il paraît inévitable. On oublie qu’il résulte de choix politiques successifs. Saint-Luc rappelle que le « système dual » opposait avant 1975 la « filière Petit Lycée/secondaire, destiné à l’élite sociale, initié sous Napoléon (1802) » et la « filière primaire-professionnel ouverte aux catégories sociales modestes à partir de la loi Guizot (1833) »[4]. Mais cette perspective historique reste isolée. Le corpus ne questionne jamais : pourquoi cette architecture persiste-t-elle sous des formes à peine modifiées ?
Privat évoque les « deux conceptions de l’école » qui s’affrontaient : « le collège comme prolongation de l’école primaire » versus « un Petit Lycée orienté vers l’acquisition de connaissances disciplinaires ». Il note que « le lobby des agrégés, comportant bon nombre de parlementaires influents, défend la seconde option »[5]. Cette remarque fugace suggère des rapports de force, des intérêts corporatistes qui structurent l’architecture. Mais l’analyse s’arrête là. Pas un mot sur comment ces intérêts continuent de défendre la segmentation actuelle.
La naturalisation fonctionne également par fragmentation analytique. Chaque auteur parle d’un segment — le collège chez Privat, les lycées chez Hugrée et Poullaouec, le primaire chez Charbonnier — sans jamais analyser le système comme dispositif global. On critique les effets de la segmentation (inégalités, orientation précoce, hiérarchies) mais pas la segmentation elle-même. Comme si celle-ci était une donnée de nature plutôt qu’un construit politique.
Le « collège unique » constitue l’exception qui confirme la règle. C’est le seul élément d’architecture qui émerge vraiment dans le débat. Privat lui consacre plusieurs paragraphes critiques. Mais cette visibilité reste trompeuse. Le collège est critiqué non pas comme segment d’un système plus large, mais comme réforme ratée, comme « grave erreur empreinte d’une bonne dose de démagogie »[6].
Privat oppose le « collège pour tous » d’avant 1975, qui « favorisait la mixité sociale » malgré sa « sélection précoce », au « collège unique » post-1975 qui supprime « les différentes filières » et porte « le germe de l’échec scolaire ». Cette opposition masque l’essentiel : dans les deux cas, la structure primaire/collège/lycées organise des moments de tri. Seules les modalités changent – filières internes avant, orientation externe après.
Saint-Luc fournit une donnée révélatrice : dans le collège Haby (1975-1985), « les enseignants réagissent à l’hétérogénéité qui leur est imposée en faisant doubler le taux de redoublement en 5ème »[7]. Cette résistance montre que le problème n’est pas le « collège unique » en tant que tel, mais l’absence de transformation des conditions d’enseignement. On impose l’hétérogénéité sans former les enseignants, sans réduire les effectifs, sans changer les programmes. La structure reste intacte, seule la composition des classes change. Le résultat : renforcement du tri par le redoublement.
Les mécanismes d’occultation et leurs effets systémiques
L’occultation de l’architecture repose sur plusieurs procédés sophistiqués. L’évitement comparatif d’abord : le corpus mobilise massivement PISA pour comparer les résultats, mais jamais pour comparer les structures[8]. On sait que la France performe mal en équité. On ne s’interroge pas : les pays plus équitables (Estonie, Canada, Finlande) ont-ils une autre architecture ? Un tronc commun plus long ? Une différenciation plus tardive ?
Saint-Luc mentionne la Finlande pour ses « théories socioconstructivistes » et la formation des enseignants. Pas un mot sur le fait que le système finlandais maintient tous les élèves ensemble jusqu’à 16 ans, sans orientation précoce. Cette omission est révélatrice : on s’intéresse aux pratiques pédagogiques transposables sans toucher à la structure institutionnelle. On peut importer des « bonnes pratiques » sans remettre en cause l’organisation fondamentale.
La dépolitisation constitue le deuxième mécanisme. La structure apparaît comme contrainte technique plutôt que comme choix politique. Personne ne demande : qui a décidé de cette architecture ? Quand ? Sur la base de quels arguments ? Qui en bénéficie ? Qui la défend aujourd’hui et pourquoi ? Ces questions éminemment politiques sont évacuées. Le système est là, point. On peut l’« améliorer », le « réformer » à la marge, mais pas le transformer radicalement.
Cette triple segmentation primaire/collège/lycées produit plusieurs effets systémiques que l’invisibilisation protège de l’analyse. D’abord, elle découpe l’expérience scolaire en ruptures. Chaque passage – du primaire au collège, du collège au lycée – constitue une transition potentiellement douloureuse. On change d’établissement, de professeurs, de camarades, de codes. Ces ruptures affectent inégalement les élèves selon leur capital culturel familial. Ceux dont les parents connaissent les codes de chaque segment négocient mieux les transitions. Les autres décrochent.
Ensuite, la segmentation naturalise la différenciation. Puisqu’il existe trois types de lycées, il semble normal que les élèves soient orientés vers l’un ou l’autre. La hiérarchie implicite – général > technologique > professionnel – apparaît comme conséquence de capacités individuelles plutôt que comme construction sociale. Saint-Luc note que « l’enseignement professionnel est dévalorisé, les orientations de ce type correspondant généralement à celles des élèves en difficulté »[9]. Mais cette dévalorisation ne résulte-t-elle pas de la séparation institutionnelle elle-même ?
La ségrégation physique enfin. Les lycéens professionnels, technologiques et généraux n’étudient pas dans les mêmes établissements. Cette séparation spatiale empêche les mixités sociales, renforce les entre-soi de classe. Privat critique l’« égalitarisme de façade » du collège unique[10] mais ne questionne jamais l’absence d’égalitarisme au lycée. Comme si la ségrégation à 15 ans allait de soi.
À cette segmentation verticale s’ajoute une différenciation horizontale tout aussi puissante : le dual public-privé, l’éducation prioritaire, les stratégies d’évitement des familles favorisées. Cette dimension constitue un mécanisme d’invisibilisation à part entière, organisant une ségrégation parallèle au sein même de l’architecture segmentée. Nous y consacrerons un prochain article tant elle structure la séparation des publics scolaires.
Les coûts politiques de l’invisibilisation structurelle
Rendre invisible l’architecture du système permet d’éviter plusieurs débats dérangeants. D’abord, la question de la différenciation précoce. La France trie à la fin du collège, à 14-15 ans. Ce choix n’est jamais justifié, jamais comparé à d’autres possibles. Pourquoi pas un tronc commun jusqu’à 16 ou 18 ans ? Quels sont les arguments pour et contre ? Ces questions ne peuvent émerger tant que la structure actuelle reste naturalisée.
Ensuite, le débat sur les intérêts en présence. Qui bénéficie de la segmentation actuelle ? Les lycées généraux de centre-ville qui concentrent les élites ? Les classes préparatoires qui recrutent dans ce vivier ? Les grandes écoles qui perpétuent la reproduction sociale ? Privat mentionne le « lobby des agrégés »[11] mais cette dimension politique disparaît ensuite. Analyser l’architecture obligerait à nommer les forces qui la défendent.
La question des alternatives concrètes reste également occultée. D’autres pays ont fait d’autres choix structurels. Certains maintiennent un tronc commun long. D’autres ont des lycées polyvalents où coexistent plusieurs filières. D’autres encore ont supprimé les filières au profit de cours à options. Ces alternatives existent, fonctionnent, produisent plus d’équité. Le corpus les ignore totalement.
Plusieurs hypothèses permettent de comprendre pourquoi l’architecture reste dans l’ombre. La radicalité d’abord : transformer la structure impliquerait de repenser l’ensemble du système. C’est trop ambitieux, trop complexe, trop coûteux politiquement. Plus simple de parler de formation des enseignants, de pratiques pédagogiques, d’évaluation – dimensions qui n’engagent pas l’organisation fondamentale.
Les intérêts corporatistes ensuite. Chaque segment a ses corps professionnels – professeurs des écoles, certifiés, agrégés – avec leurs statuts, leurs concours, leurs carrières. Toucher à l’architecture menacerait ces équilibres. Saint-Luc évoque les « résistances importantes » au collège unique[12]. Ces résistances persistent aujourd’hui, renforcées par la crainte du déclassement.
La complexité technique enfin. Penser l’architecture oblige à entrer dans les détails concrets de l’organisation scolaire. Combien d’élèves par établissement ? Comment articuler les cycles ? Comment gérer les transitions ? Quels programmes pour quel segment ? Ces questions techniques rebutent, alors que parler de PISA ou d’inégalités reste plus accessible au débat public.
Hugrée et Poullaouec proposent de « repenser une école commune, véritablement inclusive qui abandonne progressivement la structuration du lycée en trois voies »[13]. C’est la seule mention d’une transformation structurelle dans tout le corpus. Mais elle reste vague : « repenser », « progressivement », « abandonne ». Comment ? Selon quel calendrier ? Avec quels moyens ? Le flou protège la proposition de toute mise en débat réelle.
Pourtant, cette invisibilisation a un coût politique majeur. Elle empêche de penser les transformations structurelles qui seules pourraient réduire les inégalités. On peut former excellemment les enseignants, réviser les programmes, changer les modalités d’évaluation – tant que l’architecture trie tôt et sépare institutionnellement, les inégalités persisteront. C’est précisément ce que montre la stagnation française dans les enquêtes PISA malgré les réformes successives.
L’architecture du système structure la production des inégalités. Son invisibilisation protège ces mécanismes de toute remise en cause. Les procédures concrètes de circulation dans ce système segmenté – l’orientation et l’affectation – constituent d’autres mécanismes centraux de tri social qui restent également dans l’ombre du débat public.
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Bernard Desclaux
Notes
[1] Privat, H. (2015), op. cit., sur les deux conceptions : « le collège comme prolongation de l’école primaire » versus « un Petit Lycée orienté vers l’acquisition de connaissances disciplinaires, dans une perspective de débouchés universitaires ». Et sur le lobby : « Le lobby des agrégés, comportant bon nombre de parlementaires influents, défend la seconde option ».
[2] Hugrée, C. et Poullaouec, T. (2023). « Jamais la France et son système scolaire n’ont autant diplômé… », Diversité, n° 202, proposition de « repenser une école commune, véritablement inclusive qui abandonne progressivement la structuration du lycée en trois voies ».
[3] Saint-Luc, F. (2014). « Le système éducatif français : constats et perspectives d’évolution », reproduit le schéma de Ginestié (2006) sur les interrelations du système. URL : https://saintlucflorence.wordpress.com/
[4] Saint-Luc, F. (2014), op. cit., sur l’histoire du système dual : « filière Petit Lycée/secondaire, destiné à l’élite sociale, initié sous Napoléon (1802) » versus « filière primaire-professionnel ouverte aux catégories sociales modestes à partir de la loi Guizot (1833) ».
[5] Privat, H. (2015).
[6] Privat, H. (2015).
[7] Saint-Luc, F. (2014), op. cit., sur la réaction au collège Haby : « De 1975 à 1985, dans le collège Haby, les enseignants réagissent à l’hétérogénéité qui leur est imposée en faisant doubler le taux de redoublement en 5ème ».
[8] Sur l’absence de comparaisons structurelles : aucun des 10 textes n’analyse les différences d’architecture entre pays malgré les nombreuses références à PISA et aux comparaisons internationales.
[9] Saint-Luc, F. (2014).
[10] Privat, H. (2015). « La difficile évolution du système éducatif français », Humanisme, n° 309, pp. 12-16. Citation sur le « collège unique » : « grave erreur empreinte d’une bonne dose de démagogie ».
[11] Privat, H. (2015
[12] Saint-Luc, F. (2014).
[13] Hugrée, C. et Poullaouec, T. (2023).
Dernière modification le jeudi, 13 novembre 2025