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Deux siècles d'un développement en marge de l'université.

Les actuelles "business schools" françaises sont les héritières d'établissements nés il y a près de deux siècles. Pour pouvoir bien analyser ce qui les caractérise aujourd'hui, et ce que pourrait être leur avenir à court et moyen termes, nous vous proposons d'en découvrir avec nous la genèse, et les pistes de développement qui s'offrent à elles aujourd'hui.

L'histoire des "business school" francaises commence il y a près de deux siècles par la création d'une première "école spéciale de commerce" à Paris, en 1819. Elle fut suivie de plusieurs autres dans diverses villes de province, principalement sous l'égide de Chambres de commerce et d'industrie. Commençons par en examiner le processus de création et d'expansion. Nous nous intéresserons ensuite à leur processus d'évolution jusqu'à nos jours, et terminerons par leurs perspectives de développement à court et moyen termes.

 A) De 1819 à 1914 : l'émergence des premières "écoles spéciales de commerce" ou la très progressive constitution d'un réseau qui se voulait homogène.... sans l'être véritablement.

C'est en 1819 que fut créée en France la première "école spéciale de commerce et d'industrie" (le mot "spéciale" doit être compris comme étant synonyme de "professionnellement spécialisée"), devenue par la suite l'Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP), puis l'ESCP Europe.

Lancée à l'initiative de quelques chefs d'entreprises, elle fut rapidement placée sous le giron de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris, comme plusieurs autres dans diverses villes de province (Alger (alors ville française), Bordeaux, Dijon, Le Havre, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Mulhouse, Nancy, Nantes, Rouen, Toulouse), qui virent le jour entre 1819 et la veille de la Première Guerre Mondiale. C'est également durant cette période (en 1881) que fut créée l'école de hautes études commerciales (HEC) de Paris, Les initiatives créatrices venaient essentiellement des milieux économiques locaux et régionaux, tout particulièrement de la bourgeoisie commerciale, soucieuse de former des professionnels aptes à accompagner au sein des entreprises les importantes transformations de l'économie (développement considérable des échanges commerciaux, internationalisation des activités, tertiarisation des emplois, "révolution" bancaire et financière...). Pour répondre à cette attente, il parut évident aux yeux de la plupart que des écoles de petite taille, résolument en phase avec les milieux patronaux, dispensant des enseignements de nature résolument professionnelle, constitueraient une meilleure réponse que les universités, traditionnellement peu ouvertes à l'idée de développer en leur sein des formations professionnelles.

A ces établissements "consulaires" (rattachées à une Chambre de commerce et d'industrie) s'ajoutèrent diverses écoles du même type créées à l'initiative des forces patronales, mais couvées au sein de diverses universités catholiques, telles l'ESSEC de Paris, l'EDHEC de Lille, l'ESSCA d'Angers.

Au total, à la veille de la Première Guerre Mondiale, la France disposait d'un ensemble d'une vingtaine d'écoles de ce type, fondamentalement indépendantes les unes des autres, échappant largement au contrôle des autorités publiques et fonctionnant donc en très large autonomie, ce qui permettait de répondre au plus près des attentes du patronat local et régional.

Très vite cependant, les responsables de ces écoles ressentirent le besoin d'une reconnaissance académique (nécessaire pour attirer de bons candidats) et d'une participation de l'Etat au financement de ces établissements. Ils sollicitèrent donc des autorités publiques une reconnaissance qui fut accordée à plusieurs de ces écoles par un décret daté de 1890, mais en contrepartie duquel les écoles demandeuses de cette reconnaissance durent accepter de se soumettre à un contrôle administratif et pédagogique assez poussé , prenant la forme d'un ensemble d'obligations qui ne firent pas l'unanimité du côté des responsables de ces écoles et des forces économiques qui les portaient, mais fut considéré comme étant un moindre mal au regard des avantages procurés par la reconnaissance de l'Etat et les aides financières qui en découlaient.

C'est ainsi que se constitua progressivement un véritable réseau d'écoles de ce type, bénéficiant d'une reconnaissance de la part de l'Etat, de sources de financement d'origine publique, et d'une image de réseau cohérent puisque désormais cadré par les mêmes règles de fonctionnement pédagogique et administratif. Pourtant, cette belle cohésion allait voler en éclats du fait de la volonté des responsables de HEC Paris de se démarquer.

B) La dissidence de l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales Paris.

Cette évolution vers plus de reconnaissance de l'Etat aboutit progressivement à la mise en réseau de plusieurs de ces écoles, toutes de statut "consulaire" (c'est-à-dire gérées par une Chambre de commerce et d'industrie). Cette mise en réseau conduisit à un commencement de réflexion sur la mise en place d'un diplôme commun à toutes ces écoles ... ce à quoi, très vite et avec force, s'opposèrent les dirigeants de l'école HEC de Paris (et ses anciens élèves), soucieux que leur école de commerce ne soit pas confondue avec celles de province, considérées comme inférieures.

C'est ainsi qu'en 1914, l'Inspection générale de l'enseignement technique soumit à tous les directeurs d' "écoles spéciales de commerce" un projet de création d'un diplôme commun, auquel le directeur de HEC Paris répondit que "ce projet ne paraît pas pouvoir s'appliquer à l'Ecole des Hautes études commerciales de Paris en raison du caractère tout spécial (...) de cette école" (Compte rendu de la séance du 12 juin 1914, archives de la CCI de Paris).

Dans une note annexée à cette réponse, on détaille les nombreuses différences qui justifient que l'on ne confonde pas HEC Paris avec les écoles de province. Plus tard, en 1923, cette école parisienne obtint gain de cause par un décret qui affirma sa singularité par rapport aux autres écoles de commerce, et lui permit d'asseoir sa prééminence en lui conférant - seule dans ce cas - un statut d'école "supérieure" à dimension nationale, conforme à la demande des responsables de cet établissement d'être classé au rang de "grande école d'Etat", et d'éviter ainsi toute confusion avec les autres "écoles spéciales de commerce", considérées comme étant "de second rang" et à dimension locale et régionale. Et pour bien enfoncer le clou, il fut décidé d'implanter dans plusieurs lycées de Paris et province (y compris dans certaines villes ou existait une école de commerce consulaire), les premières classes préparatoires à l'école des HEC de Paris, spécifiquement centrées sur le concours d'accès à cette seule école.

C) De 1920 aux années 1960/70 : la constitution d'un  ensemble non homogène d' "écoles supérieures de commerce" (ESC) et d'autres écoles de ce type.

En dehors de HEC Paris, désormais classée à part, les écoles spéciales de commerce de province, mais aussi l'ESC Paris, vécurent alors une longue période (jusqu'au milieu des années 1960) de relative harmonie, dans la mesure où se mit progressivement en place un réseau cohérent d'écoles liées par un cadre législatif et réglementaire commun et un unique statut "consulaire" (la gestion de ces écoles était alors confiée aux Chambres de commerce et d'industrie). De réforme en réforme, on se dirigea progressivement vers une appellation commune (les "écoles supérieures de commerce"), un concours d'entrée sur programme et épreuves nationales, et la délivrance finale d'un diplôme commun : le DESCAF ("diplôme d'études supérieures commerciales, administratives et financières").

Mais dans le même temps, plusieurs de ces écoles décidèrent de sortir de ce cadre commun : ce fut le cas de l'ESC Paris d'abord, de l'ESC Lyon ensuite. En outre, trois ESC (celles de Nancy, Strasbourg et Grenoble) choisirent de s' intégrer au sein d'une université sous l'appellation d' "Institut universitaire commercial". Par la suite, deux de ces établissements se muèrent en "grandes écoles universitaires de commerce" sous les appellations d'ICN (Institut commercial de Nancy) et d'IECS (Institut d'études commerciales de Strasbourg, devenu l'EMS , l'Ecole de management de Strasbourg), tandis que celui de Grenoble optait pour le statut d'Institut d'administration des entreprises (IAE).

C'est également à cette époque que virent le jour trois écoles créées à l'initiative du patronat local et régional, mais dans un cadre particulier qui est celui des universités privées catholiques. C'est ainsi que naquirent l'EDHEC de Lille (en 1906), l'ESSEC de Paris (en 1907), et l'ESSCA d'Angers (en 1909).

Durant cette période, d'autres écoles de commerce apparurent, de statut indépendant, mais très peu d'entre elles prétendirent jouer dans la cour des grandes. A cette époque, c'est pour la formation des "cadres moyens" (comme on disait à l'époque) que se créèrent de telles écoles, de niveau bac + 1 à bac + 3 pour la presque totalité. Ce n'est qu'à partir des années 1960 que commença à apparaître une nouvelle génération de "grandes écoles de commerce" indépendantes, portées par la forte expansion économique de l'après Seconde Guerre Mondiale. C'est ainsi qu'entre 1952 et 1980, la famille des grandes écoles de commerce s'enrichit d'une quinzaine d'écoles indépendantes supplémentaires.

Pendant cette même période, le réseau des "ESC" (devenues "ESCAE" - écoles supérieures de commerce et d'administration des entreprises - du fait d'une réforme survenue en 1965) s' élargit par la création de nouvelles écoles de ce type dans les villes de Brest, Nice, Pau et Poitiers, amenant leur nombre à 17.

D) A partir des années 1960 on assiste à l'émergence des universités dans le panorama des formations supérieures à la gestion des entreprises.

Les années 1960 constituèrent pour les universités un important virage dans la mesure où, après une longue absence sur ce terrain, elles prirent progressivement place sur le marché de la formation supérieure aux sciences de gestion, s'attaquant de facto au quasi monopole dont bénéficiaient jusque-là les écoles de commerce dans ce domaine de formation. Plusieurs initiatives témoignent de ce mouvement :

- Ce fut d'abord la création des premiers Instituts d'administration des entreprises (IAE) qui, à partir de 1955, proposèrent une formation complémentaire d'un an (le "certificat d'administration des entreprises") à des étudiants issus d'écoles d'ingénieurs (bac + 5) ou de maîtrise (bac + 4). Par la suite, cette offre de formation s'enrichit, ajoutant des programmes de deuxième cycle de plus en plus diversifiés, mais tous spécialisés en des domaines relatifs au management des entreprises (commerce, banque-finance, comptabilité/audit/contrôle de gestion, gestion des ressources humaines, marketing/publicité, etc.) ce qui correspondait au niveau de formation des ESCAE.

- Cette initiative fut suivie par la création, en 1967, des premiers Instituts universitaires de technologie (IUT), formations de niveau bac + 2 dont diverses spécialités empiétaient clairement sur le "territoire" jusque là occupé par les écoles de commerce : la gestion commerciale, administrative, comptable et financière, des ressources humaines ...

- Entre temps, en 1967, il fut décidé de mettre en place un doctorat d' "administration des entreprises", dans le cadre des facultés de sciences économiques

- La loi d'orientation de l'enseignement supérieur de 1968 offrit aux sciences de gestion le statut de domaine de connaissance spécifique, en créant des filières "gestion des entreprises" autonomes, ce qui revenait à permettre de former, recruter et gérer des carrières de professeurs d'un genre nouveau en université : ceux de sciences de gestion. Dans le même temps, on assista à l'émergence de nouvelles formations de premier cycle universitaire, centrées sur les sciences de gestion.

- On assista en outre à l'étonnant spectacle de trois grandes écoles de commerce (celles de Grenoble, Nancy et Strasbourg), qui, choisirent de se doter d'un statut universitaire : celui d' "Institut universitaire commercial", avant de devenir un IAE (Grenoble) ou des grandes écoles universitaires (l'ICN et l'IECS devenu l'EM Strasbourg).

- Enfin, il fut décidé de créer à Paris un "centre universitaire expérimental" spécialisé dans les sciences de gestion et l'économie appliquée, qui deviendra la très réputée université Paris-Dauphine.

Ainsi, petit à petit, les sciences de gestion se hissèrent au rang de secteur de formation universitaire autonome, venant concurrencer les grandes écoles de commerce, Cette évolution, d'abord regardée avec quelque dédain par les responsables des grandes écoles de commerce, fut vite perçue comme une menace, d'autant que la quasi gratuité de ces formations universitaires tranchait d' avec le niveau des droits de scolarité exigés pour pouvoir suivre les enseignements d'une ESCAE ou leurs équivalents.

E) La réplique des écoles supérieures de commerce : les réformes de 1965 et 1967 :

Pour faire face à ce défi, les responsables des grandes écoles de commerce, et leurs puissantes associations d'anciens élèves, épaulées par des forces patronales qui leur étaient favorables, ne virent d'autre issue que de se lancer dans un important processus de rénovation visant à nettement plus se démarquer des formations universitaires concurrentes.

En 1965, on commença par réformer les conditions d'accès aux écoles de commerce en relevant significativement le niveau d'exigence des concours d'entrée. L'idée était qu'en rendant les ESCAE plus sélectives, on en relèverait l'image et donc positionnerait ces écoles en tant que véritables "grandes écoles", ce qui était supposé les distinguer des universités et des "petites écoles de commerce".

On affirma en outre le principe de la nécessité de passer par une classe préparatoire avant de pouvoir se présenter aux concours, imitant en cela le modèle de la plus prestigieuse de ces écoles : l'école des Hautes Études Commerciales (HEC) de Paris. Plusieurs de ces écoles de province ouvrirent donc des "classes préparatoires intégrées", hébergées et gérées par l'ESCAE de référence, mais petit à petit, l'Etat se chargea de mettre en place dans ses lycées un réseau de telles classes préparatoires. Les responsables de ces écoles avaient bien compris la forte valeur symbolique qui s'attachait à une telle évolution, l'élévation de l' "image" des ces établissements allant de pair avec le positionnement en tant que "vraies grandes écoles" d'établissements ayant un tel mode de recrutement. Par la suite, constatant qu'un nombre croissant d'élèves des prépas HEC se présentaient également au concours d'accès en ESCAE, l'Etat procéda à une fusion des deux types de classes préparatoires.

Il fut décidé de créer et systématiser l'introduction d 'une épreuve d' "entretien de personnalité et motivation" . On donnait ainsi l'image d'écoles qui ne s'intéressaient pas qu'au seul "profil académique" des candidats (mode dominant d'évaluation à l'université), mais aussi à leur "savoir être", ce qui était à l'époque très novateur dans le monde scolaire. En outre, c'était un gage donné au monde patronal dans la mesure ou les écoles se rapprochaient des modes de recrutement des cadres et dirigeants d'entreprises.

On créa la possibilité d' "admissions parallèles" proposée aux étudiants issus de BTS/DUT/licences, offrant ainsi la possibilité d'intégrer ces écoles autrement que par le concours post classe préparatoire. Cette autre façon de recruter visait deux objectifs : compenser le risque que l'élévation du niveau du concours officiel ne réduise le nombre des élèves admis, et donner l'image d'établissements soucieux d'un recrutement moins "élitiste", en s'ouvrant à des profils de candidats issus des IUT, des BTS, des premiers cycles universitaires . Cette mesure fut fort mal vécue par les universitaires qui y virent une façon de venir chercher en leur sein une partie des meilleurs de leurs étudiants.

Autre importante rénovation : celle des contenus des enseignements, survenant en 1967.

On voulut que ces écoles ne se limitent plus à former de purs techniciens spécialisés dans le domaine commercial, immédiatement opérationnels, dont les débouchés se situaient dans des entreprises locales ou régionales. Les écoles de commerce ne sauraient être véritablement "grandes" qu'en devenant des "grandes écoles de gestion et management des entreprises", formant a bien d'autres spécialités professionnelles que le commerce, prenant mieux en compte les dimensions nationales et internationales des affaires, et pour cela, se rendant aptes à doter leurs étudiants de compétences multi fonctionnelles, celles dont il faut être pourvu pour prétendre devenir "manager d'entreprise "

Une profonde réforme des "programmes grande école" fut donc décidée en 1967, s'inscrivant dans un contexte de forte croissance économique et de besoins importants de formation de cadres supérieurs "généralistes" (donc point trop spécialisés), Sur cette base, les responsables d'écoles de commerce eurent beau jeu de communiquer, tant auprès des familles des lycéens que des employeurs, leur volonté désormais prioritaire de véritablement répondre aux besoins des entreprises ouvertes sur les marchés internationaux, et donc de bien se distinguer des formations universitaires qui prétendaient leur disputer leur quasi monopole sur ce terrain de formation. Lors de diverses campagnes de communication qui accompagnèrent la mise en œuvre de la réforme de 1967, il fut clairement affirmé que grâce à ces évolutions, les écoles de commerce gardaient une bonne longueur d'avance sur les universités.

A noter sur ce point : l'émergence dans les écoles de commerce d'une fonction "communication" , dotée de budgets de plus en plus importants, tranchant d'avec le faible investissement des universités dans ce domaine, du moins jusqu'aux années 1980/1990.

F) Des écoles supérieures de gestion et management des entreprises aux "Business schools" : une volonté de plus en plus affirmée de se positionner sur le marché mondial de la formation initiale et continue des cadres supérieurs et dirigeants d'entreprise.

Au milieu des années 1970, les écoles de commerce françaises s'étaient donc profondément transformées. D'écoles fondamentalement professionnelles qu'elles étaient pour la plupart jusque là, préparant essentiellement leurs diplômés à des emplois commerciaux locaux et/ou régionaux, elles devinrent progressivement des grandes écoles de gestion et management d'entreprises de taille plus importante, voire des groupes d'écoles, à forte dimension internationale, mettant à la disposition des entreprises des jeunes diplômés "généralistes" , formés dans un esprit de forte polyvalence puisque destinés à "manager" les organisations dans lesquelles ils sont destinés à exercer . C'était le triomphe du modèle HEC Paris qui, plusieurs dizaines d'années auparavant, avait pris ce même virage, et pour cela s'était désolidarisé des autres écoles de commerce. C'était aussi créer les conditions d'un profond renouveau de ces établissements, qui conduirait à en faire des "business schools", conçues sur le modèle des "business schools" nord américaines, partant à la conquête du marché mondial de la formation initiale et continue aux métiers des entreprises.

Ainsi s'explique l'effacement, en 1991, du réseau ESCAE, au profit d'écoles moins solidaires entre elles, délivrant désormais chacune leur propre diplôme (c'en fut alors fini du DESCAF, diplôme commun délivré jusque là), Les "grandes écoles de management" , qu'elles soient consulaires, universitaires ou indépendantes, devinrent plus concurrentes, et ce d'autant que leur multiplication donnait de plus en plus le sentiment qu'il était grand temps d'en freiner l'expansion quelque peu débridée, et de revoir de fond en comble les objectifs visés par ces établissements, mais aussi leur mode de financement. Ajoutons que le contexte économique national et international, marqué par un important ralentissement durable de la croissance, et donc des besoins des entreprises en recrutement de cadres, ajoutait fortement à la morosité ambiante, entraînant une réduction significative des recrutements globaux de ces établissements, ce qui n'avait pas empêché l'augmentation peu contrôlée du nombre des écoles de ce type : création des ESC de Chambéry, La Rochelle, Rennes, Saint-Etienne, Troyes, mais aussi d'une quinzaine d'écoles privées indépendantes.

Cette double crise de coopération et de légitimité obligea les dirigeants de ces établissements à s'interroger sur leur mode de fonctionnement. On remit donc à plat le système de recrutement des étudiants (passage à deux ans de la durée de la formation en classe préparatoire, amplification des possibilités de recrutement "parallèle"). Confrontées à une sévère crise du recrutement de leurs étudiants, nombre de ces écoles furent éliminées de ce marché.

De plus, il en résultat une accentuation des différences entre les établissements et donc de l'esprit de concurrence, avec en arrière plan un besoin croissant de certaines de ces écoles de se démarquer des autres, jugées "inférieures" , et donc susceptibles de "nuire à leur marque". Ainsi s'explique l'explosion de la fonction et des budgets "communication" au sein de la plupart de ces écoles. De là aussi découle le souci de certaines d'entre elles de se regrouper au sein d'ensembles leur permettant de mieux se distinguer des autres : c'est par exemple la raison pour laquelle furent créés divers concours communs à un petit nombre d'écoles qui ne souhaitaient pas être confondues avec les autres : "Ecricome", "Alliance", "Avenir ESC" ...

Mais c'est surtout par la définition de nouvelles règles du jeu que nombre de ces établissements allaient chercher à se démarquer. Il le firent de cinq façons complémentaires :

  • En s'émancipant du modèle du modèle historique qui avait pour un temps permis de relativement structurer cette catégorie  d' établissements d'enseignement supérieur, et qui donnait dans de nombreux cas la primeur à la formation professionnelle au service des employeurs locaux et régionaux, pour s'ouvrir à une conception plus nationale et internationale des objectifs de formation... ce qui revenait à imiter le "modèle HEC", et plus généralement celui des "business schools" nord-américaines.
  • En diversifiant leur offre de formation, notamment en se positionnant de plus en plus fréquemment sur le marché des formations de niveau intermédiaire, via le format "bachelor", ou encore en créant des écoles spécialisées de niveaux bac + 3 à bac + 5.
  • En se faisant complices de l'émergence des palmarès et autres modes de hiérarchisation qualitative, permettant d'introduire des critères de différenciation entre les "vraies grandes écoles" et les autres, à destination des familles, des prescripteurs dans les lycées (professeurs principaux, conseillers d'orientation ...), mais aussi des recruteurs de jeunes diplômés. 
  • en s'ouvrant plus fortement à l'international, non seulement en développant les enseignements à vocation internationale (langues, géopolitique, échanges internationaux ...), mais aussi en nouant des liens de partenariat avec des établissements comparables à l'étranger, en ouvrant des "antennes" dans plusieurs pays, en obligeant leurs élèves à vivre des périodes de plus en plus longues de séjour de formation et/ou de stages professionnels à l'étranger, en recrutant une part croissante d 'étudiants et professeurs internationaux, etc.
  • en jouant le jeu de la quête de plus en plus effrénée d'accréditations internationales (AACSB, EQUIS, AMBA...), ceci dans le but clairement avoué de  présenter la meilleure image qualitative possible, et ce, malgré le coût direct et indirect très important que de telles démarches exigent.

CONCLUSION :

La contrepartie de ces évolutions est la fin de l'ancien "business model" de ces établissements, qui n'ont longtemps que relativement peu compté sur les ménages pour assurer leur financement (en exigeant donc des droits de scolarité nettement en deçà de ceux que l'on pouvait constater dans les "business schools" anglo-saxonnes), s'appuyant plutôt sur le financement consulaire (celui provenant des Chambres de commerce et d'industrie), du monde patronal (taxe d'apprentissage, subventions diverses ...), et de diverses sources publiques.

En s'ouvrant à l'international, en diversifiant leur offre de formation, en se lançant dans des activités de recherche (obligatoires si on désire bien figurer dans les classements internationaux et afficher des positionnements académiques tels l'octroi du grade de master, l'appartenance au chapitre de la Conférence des grandes écoles ...), et pour cela devant recruter un grand nombre de professeurs chercheurs, dopant leurs budgets "communication", en s'inscrivant dans la quête fort coûteuse de labels et accréditations nationaux et internationaux... ces établissements ont vu les Chambres de commerce et d'industrie se désengager progressivement, et ont été conduit à s'appuyer sur une politique de forte augmentation de leurs droits de scolarité, ainsi qu'à rechercher de nouveaux modes de financement (création de fondations, collectes chez les "anciens", prestations de service facturées, développement de la formation continue ...), faisant progressivement de ces établissements des "écoles-entreprises", positionnées sans complexe sur le marché mondial de l'enseignement supérieur.

 

BRUNO MAGLIULO

Inspecteur d'académie honoraire

A lire, en complément de cet article : "Les écoles supérieures de commerce (sociohistoire d'une entreprise éducative en France)", par Marianne Blanchard, collection Classiques Garnier, 2015.

Dernière modification le vendredi, 15 décembre 2017
Magliulo Bruno

Inspecteur d’académie honoraire -Agrégé de sciences économiques et sociales - Docteur en sociologie de l’éducation - Formateur/conférencier -

(brunomagliulo@gmail.com)

Auteur, dans la collection L’Etudiant (diffusion par les éditions de l’Opportun : www.editionsopportun.com ) :

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