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À l'heure d'un monde toujours plus connecté, il est urgent de permettre à tous les élèves d'en mieux comprendre les enjeux. La découverte de la culture numérique doit forger l'esprit critique des élèves et contribuer à leur parcours citoyen. La culture numérique, dis-je, la culture tout court, devrais-je ajouter, car comment ignorer aujourd'hui la place du numérique dans la construction et la diffusion du savoir ? Cela n'empêche pas une prudence critique et la possibilité d'envisager le numérique à la fois comme moyen d'enseignement mais aussi comme objet d'enseignement.

C'est l'expérience que je propose de partager dans ce billet.

Il y sera question d'enfants engagés dans un projet de cartographie de leur quartier, d'enfants arpenteurs et inventeurs d'un territoire que je découvre avec eux, d'enfants écrivains et auteurs. Il y sera question de numérique mais aussi de désir, de plaisir et d'exigence, d'interrogation, de recherche, de patrimoine, de culture commune et partagée, et d'autres choses encore...

Tout commence en 2012. Alors que j'allais à l'Open Bidouille Camp {http://openbidouille.net/} de Bordeaux, je rencontre Vincent Bergeot, alors coordinateur pour les Petits Débrouillards de Gironde, aujourd'hui médiateur numérique au sein de Coop Alpha {http://www.coopalpha.coop/article/synergie-en-libre-acces-le-trio-genevieve-suzanne-et-vincent} qui me parle de ce projet complètement dingue de cartographie contributive et libre avec OpenStreetMap {https://fr.wikipedia.org/wiki/OpenStreetMap}.

Rapidement, j'y retrouve les valeurs qui me sont chères et que je tente de faire vivre dans mes classes : la collaboration, la coopération, le savoir construit collectivement, partagé, vivant. J'y vois aussi l'occasion de renouveler mon enseignement de la géographie, planplan, ennuyeux et d'ancrer les apprentissages de la lecture de carte dans un contexte connu, porteur pour les enfants, qui leur permettra de réactiver les compétences acquises à l'école hors temps scolaire.

L’école Pierre et Marie Curie de Floirac dans laquelle j'enseigne se trouve, en effet, au cœur d’un vaste projet de rénovation urbaine. Les chantiers de démolition et de construction se succèdent à proximité de l’école depuis plusieurs années faisant subir au paysage de profondes mutations. Certains repères familiers comme des immeubles, des chemins, des squares ont disparu tandis que d’autres apparaissent : des rues nouvelles, des commerces et des bâtiments publics. Les tours laissent place à des immeubles bas, voire même à des lotissements aux allures résidentielles.

A nous, les graminées tant prisées aujourd'hui, les pistes cyclables et les chemins piétons. L'environnement évolue de manière spectaculaire et avec lui, les habitants. Des familles partent, relogées ailleurs. D'autres restent dans un espace qu'il faut s'approprier. Enfin, de nouveaux habitants arrivent, parfois issus de milieux socio-culturels divers.

Une nouveauté pour le quartier de l'école : voilà ce que l'on appelle « la mixité sociale » à l’œuvre, à construire, à accompagner. En associant les élèves au projet de contribution à OpenStreetMap, mon idée est alors, de les accompagner vers la réappropriation de l'espace dans lequel ils vivent, de renouveler l'apprentissage de lecture de carte, de leur faire découvrir le bien commun et ses déclinaisons à l'ère numérique.

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Depuis trois ans, nous cartographions le quartier, ajoutant rues, passages piétons, commerces – je reviens plus loin sur cette partie - et nous écrivons des textes toujours en lien avec l'espace vécu que nous enregistrons et publions sur des cartes Umap {http://wiki.openstreetmap.org/wiki/FR:UMap}.

Si le cadre du projet est défini à l'avance et présenté aux élèves dans ses grandes lignes, ce sont eux qui, en début d'année scolaire, débattent et choisissent leur projet d'écriture.

Nous prenons le temps de déambulations, promenades dans le quartier. Nous photographions, enregistrons, notons ce qui nous marque, nous semble digne d'intérêt ou nous touche. S'en suit un travail de lecture de paysages en géographie tout à fait classique.

Nous observons en détail et décortiquons plan par plan pour aider à la description. Nous comparons avec d'autres paysages et envisageons des typologies différentes. Enfin, nous interprétons en l'analysant pour tenter de comprendre son histoire et ses spécificités. C'est ainsi que l'étude la géographie et de l'histoire locales viennent s'enrichir mutuellement.

Cette année, le parcours auquel ma classe a participé Autour de mon école piloté par la DSDEN et le CAUE de la Gironde {http://www.cauegironde.com/} a été un précieux outil pour l'étude du patrimoine local. La classe a été accompagnée par Martine Combeau, architecte au CAUE et Nathalie Vard, conseillère pédagogique Arts Visuels qui sont intervenues sur une dizaine de séances dans la classe.

Les enfants ont mené une enquête documentaire sur leur quartier, son histoire, son patrimoine : observation et analyse d'images d'archives et de photographies prises par les enfants, entretiens menés par les élèves d'habitants et d'acteurs associatifs du quartier, lectures et recherches bibliographiques à la médiathèque et sur Internet.

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L'histoire du quartier se dessine peu à peu : l'arrivée des familles bourgeoises au XVIIIe qui font construire de somptueuses demeures sur les coteaux juste au-dessus de l'école, les vignes et les châteaux attenants, les usines et les ouvriers au XIXe et XXe siècles, qui vont accueillir plusieurs « vagues » d'immigrations, puis la construction des tours dans les années 70 et enfin le grand programme de rénovation urbaine que les enfants sont en train de vivre. L'objectif est bien de permettre une construction du temps historique fait de ruptures et de continuités et de permettre à chacun de se forger, à travers l'espace qu'il habite, une identité commune avec d'autres.

C'est à partir de ces éléments que se construit le projet d'écriture.

Je laisse l'invention à l'initiative des élèves, et c'est toujours pour moi, une surprise de voir combien ils agrippent mon propre désir pour dire les leurs. Nous écrirons des haïkus {http://umap.openstreetmap.fr/fr/map/les-haikus_6728#15/44.8359/-0.5281} la première année avec une classe de sixième, puis des recettes {http://umap.openstreetmap.fr/fr/map/recettes-du-monde-recettes-de-nos-origines_20718#2/51.0/2.0}, enfin un polar, Enquête à Floirac {http://umap.openstreetmap.fr/ru/map/enquete-a-floirac_89175#15/44.8326/-0.5276} dans cette classe difficile dont l'agressivité quotidienne les agite tant.

Le travail d'écriture et la démarche que je propose à la classe n'a rien d'extraordinaire. Nous commençons par lire des livres, des textes que j'aime et que j'offre. Rapidement, ce sont les enfants qui apportent leurs propres références souvent de la médiathèque du quartier avec la complicité des bibliothécaires mises dans la confidence.

Puis vient le temps de l'observation, l'analyse, le décorticage. Grammaire, conjugaison, orthographe deviennent de puissants outils au service de l'interprétation ; les contraintes de la langue deviennent des ressources pour la pensée.

Nous voilà prêts, pour nous mettre à l'écriture et engager un processus laborieux, difficile, exigeant et advenir auteur. La première source d'inspiration est l'étude du patrimoine local. L'idée de l'intrigue dans Enquête à Floirac, par exemple, le vol d'un tableau, vient de cette découverte faite par les élèves que Paul Rosenberg, célèbre collectionneur d'art, séjourna en secret à plusieurs reprises avec sa famille dans le château Castel à proximité de l'école.

Nous avons donc dû jongler non sans difficulté entre les critères stylistiques des textes documentaires et ceux de la fiction. La classe s'est alors lancée dans l’identification des différences entre points de vue objectif et subjectif, mais aussi a eu loisir de mettre en lumière la dimension subjective de tout angle de vue que l'on dit objectif. Finalement c'est bien en quelques sortes une fiction « documentarisée » qu'ont écrit les enfants.

L'aboutissement du projet a d'abord été un livre. « Un vrai livre avec une couverture bien rigide et un sommaire », « pas un livre avec des agrafes », « un livre que l'on pourra garder et montrer à nos copains » expriment les élèves. Un jour, l'un d'entre eux a l'idée d'inclure dans chaque chapitre du récit un QRCode qui renvoie vers les informations documentaires recueillies et mises en formes par les élèves sur les lieux remarquables du quartier.

QrCodeQuartierEspagnol

Cette invention relance l'intérêt du projet dans la classe.

Nous enregistrons les textes écrits, réalisons un petit diaporama sonore avec les photos prises par les élèves. Nous mettons ensuite ces mini films en ligne et créons des Qrcodes, le tout avec des logiciels libres : audacity, ffdiaporama, Qrgoto et la plateforme de partage de vidéo de l'association AbulEdu {https://videos.abuledu.org/}.

Autant de logiciels gratuits et libres que les enfants pourront facilement réutiliser chez eux et qui les ouvrent à la philosophie du libre et à une première approche éthique de la culture numérique. L'ensemble des productions des élèves est publié sous licence libre. Ça n'a été sans débat dans la classe, chacun argumentant pour ou contre la logique propriétaire, ni sans questionnement sur le choix des plateformes populaires et marchandes ou libres et moins pratiquées.

Au moment des premiers retours de nos lecteurs amis, l'enthousiasme déborde et le livre ne suffit plus. « Il faut mettre le livre sur Internet » dit un élève et « faire beaucoup de publicités pour que plein de gens lisent notre polar ».

Voilà une commande à laquelle on ne peut pas ne pas répondre. Un «grande » campagne de communication est lancée sur le réseau social que les élèves utilisent en classe, Babytwit {https://babytwit.fr/doc/about}. Les idées fusent et les réalisations montrent à quel point les enfants sont déjà de fins connaisseurs des stratégies de communication : « teasers » quotidiens, envois de messages ciblés à des classes potentiellement intéressés par l'univers du polar, création d'un hashtag #enquetefloirac et d'un compte Babytwit pour le personnage principal de l'histoire, questionnaires de compréhension pour donner envie aux maîtresses.

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Nous publions, enfin, nos recherches documentaires et le récit policier sur une carte Umap {http://umap.openstreetmap.fr/fr/map/enquete-a-floirac_89175#15/44.8322/-0.5262} qui permet de créer des cartes personnalisées sur des fonds OpenStreetMap de manière très simple. Pourquoi une carte ? « Parce que comme ça on repère mieux où sont les endroits dont on parle », « parce que ça donnera envie aux touristes de venir visiter notre quartier, on n'en voit jamais de touristes nous ici», « parce que les gens pourront visiter notre quartier tout en écoutant nos enregistrements ».

CaptureUmapEnqueteFloirac

Seulement voilà, au moment de l'observation de la carte du quartier, les enfants remarquent que celle-ci n'est pas à jour : il manque cette résidence construite il y a 6 mois, ou encore cette rue et ce rond-point... Nous devons donc modifier la carte et l'améliorer avec OpenStreetMap.

Ques aco OpenStreetMap ? OpenStreetMap est l'équivalent de Wikipédia dans la cartographie.

Le projet, né en 2004, a pour but de constituer une base de données géographiques libres du monde. Il s'appuie sur des milliers de contributeurs qui jour après jour améliorent, enrichissent, précisent la carte mondiale. Véritable alternative à google-map qui reste la propriété de google ou à d'autres cartes mises en ligne et accessibles gratuitement mais dont la réutilisation est soumise à des conditions restrictives, OpenStreetMap qui s'inscrit dans le courant de la culture libre nous permet de participer et de constituer une carte libre du monde qui appartient à tous.

On pourrait peut-être résumer le projet ainsi : si chacun cartographie son quartier, nous aurons une carte libre du monde. Il y a plusieurs degrés de contributions qui vont de l'ajout d'une note comme suggestion de modifications reprise plus tard par un autre contributeur expert à la modification directe de la carte (ajout ou suppression d'un bâtiment par exemple).

On peut contribuer à OpenStreetMap sans être un expert. L'ajout d'une suggestion de modification, par exemple, est déjà un acte de contribution. Accompagnée la première année par l'association Les Petits Débrouillards dans la cadre du dispositif des Juniors Développement Durable {http://juniorsdudd.bordeaux-metropole.fr/}, j'ai pu m'approprier les aspects techniques, définir et mettre en œuvre le projet de contribution à OpenStreetMap.

Les élèves, lors de sorties, notent sur une carte papier les modifications qu’ils souhaitaient apporter : ajouts de rues, de commerces, de lieux et suppression de bâtiments détruits, etc. Les compétences nécessaires pour lire une carte se construisent rapidement : s’orienter, localiser des lieux, repérer un itinéraire, prélever des informations, comprendre une légende.

OSMElevesRue

De retour en classe, ils saisissent sur OpenStreetMap les éléments à modifier et collaborent ainsi au projet mondial. Les différents niveaux et degrés de contribution sont découverts au fur et à mesure du déroulé des séances.

OSMContrib

Les exigences formelles de ce qu’est être un contributeur sont appréhendées et vécues  : la publication, la responsabilité, le partage. Ils construisent leur propre représentation de que peut être Internet, la culture contributive du réseau, la connaissance  comme bien commun élaboré collectivement.

CarteAvantApres

A la fin de l'année, l'ouvrage est présenté sous forme théâtrale à plusieurs reprises par les élèves dans l'école aux autres classes, à la médiathèque devant les familles et à la fête du quartier devant les habitants. Ces moments forts de restitution sont tout à fait essentiels. Ils viennent conclure un travail par lequel les enfants peuvent revenir sur les différentes étapes du projet, partager leurs découvertes et échanger avec d'autres. On organise expositions, ventes et séances de dédicaces, petit moment de gloire où la signature vient acter de manière concrète le fait de devenir auteurs et d'offrir son écrit à d'autres.

DédicaceEnqueteFloirac

RencontreHabitants

Enfin, puisque je l'entends constamment des collègues que je rencontre: non, je ne suis pas geek, je n'y connais vraiment pas grand chose en informatique et, soyons honnête, je n'aime pas ça ; non, nous n'avons pas besoin de matériel incroyable pour faire vivre la culture numérique dans nos classes, un ou deux PC connectés à Internet suffisent.

Encore allergique il y a quelques temps aux claviers et écrans de toutes sortes, j'ai laissé passer le train sans bien comprendre ce qui se passait mais voilà, on peut raccrocher les wagons en route. C'est un élève de dix ans qui m'a secoué et réveillé de mon long sommeil, il y a cinq ans, en nous présentant en classe lors d'un « quoi de neuf » la chaine Youtube qu'il avait crée et dédiée à un jeu vidéo. Je fus alors frappée par l'aisance verbale de ce garçon en difficulté scolaire ; jamais je l'avais entendu s'exprimer avec autant de précision dans une langue si fluide... mais ce qui m'a le plus touchée, c'est le désir qui l'habitait, tellement évident ; ce fut le déclencheur pour moi de l'entrée du numérique dans ma classe.

Alors, oui, dans l'école d'aujourd'hui, il est question de numérique mais aussi de désir, de plaisir et d'exigence, d'interrogation, de recherche, de patrimoine, de culture commune et partagée, et d'autres choses encore...

Dernière modification le jeudi, 21 juillet 2016
Souleille Céline

Professeur des écoles - Ecole Pierre et Marie Curie de Floirac (33)