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Les derniers textes officiels régissant l’enseignement en lycée et les  exercices du Baccalauréat imposent un credo minoritaire dans la profession[1].Comme écrit par de nombreux analystes, le retour de l’explication de texte, éventuellement linéaire, assortie de la promotion à l’écrit de la dissertation littéraire, signe une forme de réaction aux évolutions disciplinaires en cours.

Que celles-ci soient plutôt didactique, comme à l’époque de la lecture méthodique (et de la valorisation du commentaire composé à l’écrit) qui mettait en exergue des fondamentaux de linguistique de la communication (via la grammaire du discours) et de sémiotique, ou plutôt pédagogique avec la promotion de la lecture analytique comme exercice d’interprétation subjective des textes littéraires (avec, en contrepoint, l’exercice d’écriture d’invention).

Est-il possible de revenir au temps d’une Ecole élitaire qui privilégiait une culture patrimoniale, à partir de repères assez exclusifs de l’histoire littéraire séquentielle et sur le mode de l’assimilation ? Est-il possible de revenir à une époque qui, n’ayant pas encore accédé à la société de l’information, privilégiait le canal de l’écrit et son apprentissage par la grammaire de phrase?

Cette actualité disciplinaire s’inscrit dans le cadre de la réforme du lycée qui a aboli les filières d’enseignement, au motif d’une individualisation des parcours. C’est sans compter avec la cohérence construite, au fil des décennies, de corpus de savoirs et de cultures disciplinaires. Qu’en sera t’il à l’avenir des études de Lettres en 1re et Terminale, sachant que leur spécificité était déjà en grande partie gommée ? Il eût mieux valu conforter la filière littéraire, en lui adjoignant des enseignements en sciences humaines et sociales entre autres, ce qui lui aurait permis de se rééquilibrer au regard des autres filières générales. Voire d’accéder, à terme, au pôle d’excellence que l’on attribue à la section scientifique.

En aval, mis en cause par «l’économie de la connaissance» version néolibérale avec ses objectifs de compétitivité et de rentabilité immédiate[2], l’avenir des départements universitaires de Lettres anciennes et modernes, de SHS[3], tout comme de langues minoritaires, de disciplines rares[4]… est un sujet également préoccupant. La crise des études littéraires nationales fait l’objet d’interrogations récurrentes de la part de spécialistes[5].

Cette tendance lourde sera-t-elle infléchie ou bien le système valorisera-t-il plutôt l’enseignement de pôles dominants, avec en arrière-plan une technoscience arrimée à des objectifs mercantiles de croissance? Au regard du développement exponentiel de la cyberculture, des industries de programmes médiatiques et des réseaux sociaux ainsi que de l’économie de l’intelligence artificielle, le risque est grand de voir imposée à la jeune génération une culture de surface, fondée sur une violence sociétale toujours accrue. Témoigne de cette régression en marche la crise des démocraties dont la société française est l’une des premières impactées en Europe.

Quelles stratégies de revivification de la discipline?

Confronté-e-s que nous sommes tou-te-s à la prégnance de cette réalité socio-institutionnelle, le mieux serait d’unir nos forces –interdisciplinaires, didactiques, pédagogiques, institutionnelles- pour faire valoir les acquis de nos différentes démarches, ainsi que les possibles qui émergent du terrain socio-professionnel et d’autres courants disciplinaires.

Le tableau ci-après récapitule les orientations tendancielles –en termes d’histoire littéraire, de lecture structurale issue de la grammaire du discours et du récit, de lecture subjective héritière de la critique de la réception, de lecture inclusive produit du comparatisme littéraire et de l’anthropologie (inter)culturelle…– qui prévalent selon les époques et qui peuvent se conjuguer, cela grâce à une meilleure articulation des objectifs des Lettres anciennes et modernes, du FLM et du FLE-FLS. Par delà les divisions et tensions idéologiques qui résultent en grande partie des difficultés de la recherche-enseignement dans notre secteur, en comparaison par exemple de l’expansion des mathématiques, cette autre matière dite fondamentale, sous l’égide des IREM notamment[6]et représenté par exemple par Cédric Villani.

L’urgence d’une résistance aux menaces de déconstruction voire de rupture de transmission épistémologique et cognitive, incite à rééquilibrer les termes du triangle didactique –savoirs/publics/personnels- et à rechercher, ce faisant, les meilleurs « atouts » des différents courants ainsi que leur complémentarité à la fois diachronique et synchronique, de manière à revitaliser la mémoire et la conscience disciplinaires dans sa globalité et à offrir un « discours de la méthode » intégrateur. Un discours de la méthode qui appréhende le français comme langue-culture, dans laquelle le littéraire joue un rôle privilégié, mais pas exclusif, de médiation et de ferment de créativité collective et individuelle.

Une démarche dynamique de cet ordre ne peut être envisagé sans inclusion véritable des horizons francophones, qu’ils soient ceux des Outre-mer de nationalité française, des pays européens et occidentaux ou des pays anciennement colonisés, africains et asiatiques.[7]Quoique passé inaperçu du grand public, le courant de la «littérature-monde en français », représenté par une quarantaine d’écrivains dans un manifeste[8], suivi d’un essai collectif en 2007[9], est prometteur et doit être promu:

«Le temps nous paraît venu d’une renaissance, d’un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique, sans souci d’on ne sait quel combat pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue ou d’un quelconque “impérialisme culturel”. Le centre relégué au milieu d’autres centres, c’est à la formation d’une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit.[10]

Modes d’organisation etproblématiques à mettre en débat

Dans ces perspectives, seraient bienvenus les dispositifs contribuant au débat le plus large pour un brainstorming efficace: mise en place d’un réseau (inter)national de correspondant-e-s, de rencontres entre spécialistes et membres d’associations de français, de Lettres, de SHS/humanités, d’une structure pérenne de mutualisation de savoirs dans une perspective de recherche-formation, par exemple sur le modèle des IREM (Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques)[11]….

Ces problématiques, entre autres, présentent un intérêt stratégique pour l’avenir de nos disciplines:

Quelle place pour le français et les Lettres dans l’économie dite «de la connaissance»et de l’intelligence artificielle?Comment pallier à la marginalisation croissante des sciences sociales, des humanités et de la filière littéraire? Quelles relations entretenir avec les disciplines du même champ et des autres?

-Quelle place du français et des Lettres dans la mondialisation, dans la société des médias et au service de quelle identité nationale(fermée ou ouverte)?Entre autres, quelles relations cultiver entre Lettres classiques et modernes, entre FLM et FLE-FLS, entre littératures française, francophone et du monde… ?

– Enseignement du français, des Lettres et cultures de genre: quelles corrélations,sachant que ces corporations sont majoritairement féminisées? [12] Est-ce une faiblesse ou un atout ? Quelle place pour l’écriture inclusive et la littérature féminine?…

Comment optimiser la pluralité des spécialités académiques –linguistique (analyse du discours), sémiotique, FLE-FLS, littérature comparée, anthropologie culturelle, stylistique…- et construire une didactique adaptée aux différents publics et aux enseignements de spécialité littéraire?

Panorama tendanciel des paradigmes disciplinaires (Français-Lettres)

Paradigmes

Ecole élitaire

Ecole démocratisée
/massifiée

Ecole des compétences

Ecole mondialisée
/métissée

Critères

 

 

 

 

I-Cadre général/
scolaro-social

 

 

 

 

Contexte géo-socio
culturel

Humanités prévalantes (avant mai 68)

Société industrielle (sciences, techniques et économie)

Société post-industrielle (médias/TICE)

«Economie de la connaissance» mondialisée/Intelligence artificielle

Courants d’idées

Universalisme humaniste

Structuralisme-Socialisme égalitaire

Ecologisme- Constructivisme-Critique de la réception

Diversité culturelle-Intersectionnalité (de genre, d’origine ethnique et sociale…)

Objectifs/axes de recherche-
enseignement

Elitisme socio-culturel

Egalité socio-scolaire

Autonomie/liberté individuelle

Inclusion des minorités et périphéries (quartiers populaires, Outre-mers, pays francophones)

Cadre institutionnel (formation des
enseignant-e-s)

 

Ecoles normales-Centres pédagogiques régionaux/CPR- IPES

IUFM-MAFPEN

ESPE/Université

Instituts de la Francophonie?

Noosphère-Monde enseignant

Monde patriarcal

Monde paritaire

Féminisation corporative

Inclusion de personnels périphériques

Publics scolaires/relation pédagogique

Ecoute/Cours magistral

Participation/Cours dialogué

Implication/Négociation-collaboration (communauté interprétative)

Interactions culturelles/intersubjectivation (individuelle et collective)

I-Cadre disciplinaire

 

 

 

 

Sciences /disciplines de spécialité (auteurs de référence)

Lettres anciennes –grec, latin)-Histoire littéraire (Lanson, Lagarde et Michard…)

Linguistique-Sémiotique-Didactique (revue Pratiques-Maingueneau, Charaudeau…)

Neurosciences-Psychopédagogie-Histoire des arts (Eco-Picard-Jouve-Citton…)

FLE-FLS- Anthropologie culturelle-Ethnocritique-Littérature comparée (Porchet, Calvet, Abdallah Pretceille, Calame, Privat…)

Objets de référence

Humanités philosophiques et littéraires

Textualité- Métalangage

Métatextualité

Contextualité géo-culturelle/Interférences linguistiques et culturelles

Littératures et genres de prédilection

Belles-Lettres patrimoniales-Genres «nobles»: épopée, poésie…

Textes littéraires et non littéraires- Roman

Littératures juvénile et féminine. Roman-BD….

Littératures régionale, francophone et du monde

Moteurs de recherche-enseignement
/Motivations

Culture par imitation/assimilation

Distanciation critique/Observer-comprendre

Empathie-Expertise/Expressivité-Interpréter

Inter-culturation-Altériser.

Exercices privilégiés
(oral-écrit)

Explication de texte/Dissertation

Lecture méthodique/commentaire composé

Lecture analytique/Ecriture d’invention

Lecture inclusive/ Etude comparative de textes

Incomplétudes et/ou dérives

Essentialisme-Elitisme rigide

Technicisme-Formalisme

Impressionnisme/
Maternalisme

Communautarisme?

 

Références de lecture:
Martine Boudet, “Pistes pour la revivification de l’enseignement du français et des Lettres” in Martine Boudet-Florence Saint-Luc (co-dir),Le système éducatif à l’heure de la société de la connaissance(Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2014) -P 299-318
http://pum.univ-tlse2.fr/~Le-systeme-educatif-a-l-heure-de~.html

Martine Boudet, “Pistes pour l’ouverture et la revivification du français et des Lettres” in Martine Boudet (dir)Les langues-cultures moteurs de démocratie et de développement(Le Croquant, 2019) – P 149-165
https://editions-croquant.org/sociologie-historique/550-les-langues-cultures.html

Martine Boudet, “La crise des Lettres en régime néolibéral. Quelles remédiations ?” RevueLes Possibles— N° 07 Été 2015

Notes:

[1]https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=140520

[2] Entre autres dispositifs, citons les pôles régionaux de compétitivité (créés en 2004) qui privilégient les collaborations avec les laboratoires de recherche en sciences et techniques. La loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite loi LRU, communément appelée loi d’autonomie des universités (2007) défavorise les universités et départements qui ont de moindres débouchés en matière de partenariat économique, et donc de rentabilisation budgétaire.

Dans le cadre du plan Campus (2008), les Initiatives d’excellence (IDEX) ont pour objectif de créer en France des ensembles pluridisciplinaires d’enseignement supérieur et de recherche qui soient de rang mondial. Or, les classements internationaux des universités (Shangaï…) laissent peu ou prou de côté les humanités et sciences sociales, dans la mesure où en sciences exactes, les revues recensées sont très majoritairement publiées en anglais, quel que soit leur pays d’édition. Tandis qu’en sciences humaines et sociales, la promotion des travaux se fait lors de conférences ou dans des revues non anglo-saxonnes.

[3]Marc Conesa, Pierre-Yves Lacour, Frédéric Rousseau, Jean-François Thomas (coord),Faut-il brûler les humanités et les sciences humaines et sociales ?Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2013.

[4]Fabienne Blaise, Pierre Mutzenhardt, Gilles Roussel, «Disciplines rares», rapport ministériel du 16 décembre 2014.

[5]Vincent Jouve,Pourquoi étudier la littérature?Paris, Armand Colin, 2010, 4epage de couverture.« Nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise des études littéraires, qui s’exprime par les interrogations suivantes : à quoi sert l’enseignement des Lettres ? Faut-il le maintenir ? Et si oui, que faut-il y faire ? »

Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?,Vincennes, Thierry Marchaisse, 2011, 4epage de couverture. « La crise actuelle des études littéraires est d’abord une remise en cause de leur légitimité. À quoi peuvent-elles servir ? Comment envisager leur avenir ? »

Dominique Maingueneau,Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006. « Aujourd’hui la question porte non sur le comment de la production littéraire et de son étude, mais sur l’existence même de la littérature et l’intérêt de son étude. Au-delà, ce qui est sous-jacent, c’est une crise de civilisation qui embrasse à la fois les nouvelles technologies de la communication et l’identité européenne. »

Tzvetan Todorov,La littérature en périlParis, Champs, Essais, 2007.

Yves Citton,Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?Paris, Ed. Amsterdam, 2007

William Marx,L’adieu à la littérature,Paris, Editions de Minuit, 2005.

[6]http://www.univ-irem.fr/

[7]Un contre-exemple est ce nouveau programme (BO du 4 avril 2019)https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=140520

[8]« Pour une littérature-monde en français », manifeste à l’initiative d’Alain Mabanckou et avec le soutien notamment de Tahar Ben Jelloun, Maryse Condé, Didier Daeninckx, Ananda Devi, Edouard Glissant, Michel Le Bris, JMG Le Clézio, Amin Maalouf, Nancy Huston, Dany Laferrière, Gilles Lapouge, Anna Moï, Erik Orsenna, Gisèle Pineau, Jean Rouaud, Jean Vautrin, Abdourahman A. Waberi…, Paris, Le Monde des livres, 15 mars 2007.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html

[9] Jean Rouaud et Michel Le Bris (coord),Pour une littérature-monde,Paris, Gallimard, 2007.http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Hors-serie-Litterature/Pour-une-litterature-monde

[10]Manifeste précité.

[11]IREM,http://www.univ-irem.fr/

[12] Barbara Cassin et Florence Dupont, « Appel pour une refondation de l’enseignement des Humanités », Libération, 15 juin 2015. Pétition.

[12] Annie Ernaux, écrivaine Prix Nobel de littérature 2022, ancienne professeure de Lettres modernes. Oeuvre axée notamment sur la place et les droits des femmes dans la société.

Dernière modification le jeudi, 18 avril 2024
Martine Boudet

Professeure agrégée de Lettres modernes, docteure en littérature française (académie de Toulouse).
Formation d’enseignant-e-s au Maroc et au Bénin dans le cadre de la Coopération francophone.
Coordination de séminaires à l'EHESS-Paris (anthropologie culturelle et politique de recherche-formation)
Chercheure à l'université Paris Diderot (laboratoire des études interculturelles de langues appliquées/EILA)
https://u-paris.fr/eila/boudet-martine/

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Co-direction de l’ouvrage Le Système éducatif  à l’heure de la société de la connaissance  (Toulouse, PUM, 2014) -Préface de Philippe Meirieu
 http://pum.univ-tlse2.fr/~Le-systeme-educatif-a-l-heure-de~.html

Direction de l'ouvrage Les langues-cultures moteurs de démocratie et de développement (Le Croquant, 2019) -Avec la participation de la DGLFLF/ Direction de la langue française et des langues de France
 http://www.editions-croquant.org/component/mijoshop/product/550-les-langues-cultures

Direction de SOS Ecole Université –Pour un système éducatif démocratique (Le Croquant, 2020) -Avec le soutien de l'Institut de recherches de la FSU
https://editions-croquant.org/hors-collection/609-sos-ecole-universite-pour-un-systeme-educatif-democratique.html                    

L'emblématique des régions de France (Paris, éditions du Panthéon, 2023)- Avec le soutien de la faculté Sociétés & Humanités, Université Paris Cité (Laboratoire de recherche CLILLAC-ARP UR 3967)  https://www.editions-pantheon.fr/catalogue/lemblematique-des-regions-de-france/

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Carnet de recherche-formation, Pour la promotion du français et des Lettres http://pfl.hypotheses.org/

Adresse de messagerie boudetm31@gmail.com