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S’il est une chose que j’ai apprise de mes maîtres qui m’ont dit de ne jamais oublier, c’est de tenter de savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire ou, pour venir en écho à une maxime connue, de ne pas se tromper dans l’ordonnancement des choses en mettant bien les bœufs devant la charrue.
Et pourtant…
L’informatique guérit des écrouelles…

Vous le savez, je vous en ai déjà narré quelques épisodes, les tenants de l’immixtion dans l’école d’une discipline informatique passent une vitesse supplémentaire en montant, comme tout bon lobby qui se respecte, à l’assaut des cabinets ministériels, des lieux de pouvoir comme les cercles de réflexion et autres officines parallèles et surtout des médias, toujours prompts à relayer, sans la contester, les paroles des gradés et des experts auto-proclamés.

Ces gens-là n’ont qu’un seul but, celui de donner enfin ses lettres de noblesse à une discipline qui manque de reconnaissance universitaire — disent-ils, en grande souffrance — à travers la création d’un CAPES et d’une agrégation d’informatique, qui permettrait de donner à cette dernière la place qu’elle mériterait dans l’emploi du temps des élèves, du premier degré à la classe de terminale, entre les mathématiques et le cours d’EPS, là, le mardi matin, de 10 h à 11 h !
Quelle pitoyable et dérisoire proposition ! Je vous en reparle…

Pour ce faire, ils sont prêts à tous les arguments les plus fallacieux, à tous les syllogismes. Ils ont compris par exemple, parce qu’ils lisent la presse, que le numérique était vecteur de nouvelles richesses, porteur de nouveaux espoirs et d’innovation dans la société et l’économie, que l’école elle-même modifiait avec retard mais peu à peu sa vision à ce sujet et voyait dans le numérique plus qu’un outil mais une chance, une opportunité pour dépoussiérer de vieilles méthodes et moderniser les enseignements et les programmes. 

Leur raisonnement est donc simple, puisqu’ils n’ont pas réussi à faire croire à tout le monde que le numérique, c’est l’informatique, c’est de dire maintenant qu’il faut enseigner le numérique, donc l’informatique qui en est le socle. Je cite Benoît Thieulin, président du CNN qui s’est maladroitement engouffré dans l’espace ouvert par l’EPI, les informaticiens de l’Académie des Sciences et la Société informatique de France, qui disait dans L’Express : « Une nouvelle culture numérique émerge pour laquelle les gens ne sont pas formés. Il faut donc enseigner un minimum de culture générale dans ce domaine dès le primaire. Tout le monde doit savoir ce qu’est un logiciel et comment il est conçu, par des couches de codes de langages informatiques  ». Vous l’avez compris, c’est le syllogisme habituel : une nouvelle culture numérique est nécessaire, l’informatique en est le cœur donc il faut enseigner l’informatique et le code ! 

Non, l’informatique ne guérit pas des écrouelles, comme on veut nous le faire croire, non plus qu’elle ne fait revenir l’être aimé. Non, le code n’est pas le nouvel alphabet ni même la nouvellingua franca ou le nouvel esperanto comme ses adorateurs ou ceux qui les écoutent, béats, veulent nous le faire croire. L’informatique est certes un domaine scientifique important, au cœur même des problématiques nouvelles du numérique, mais est-ce la seule discipline dans ce cas ? Bien sûr que non ! Nombreuses, très nombreuses sont ainsi les disciplines nées ou qui se sont considérablement développées ces dernières années ou qui sont contemporaines du numérique ou qui y sont incluses qui n’ont pas encore leur place dans les enseignements fondamentaux ou dans le socle commun de compétences et de connaissances. 
À prononcer ce dernier terme, le socle, qui définit de nouveaux objectifs transverses à l’enseignement fondamental, qui rappelle que toutes les disciplines concourent à l’élaboration de la représentation d’une culture scientifique et technique, notamment, tant par les contenus d’enseignement que par les méthodes mises en œuvre, on voit bien tout le dérisoire, comme je vous le disais, de l’introduction d’une nouvelle discipline. On se demande bien, d’ailleurs — preuve supplémentaire, s’il en fallait, du peu de sérieux des lobbyistes en question — à quelles disciplines ils prélèveraient les volumes horaires nécessaires (ce sera du français, des mathématiques, de l’histoire en moins ?) et quels sont les professeurs qui pourraient s’y coller…
Quant à l’idée que l’informatique serait absente des enseignements d’aujourd’hui, c’est une idée fausse bien sûr. La maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication fait partie de la quatrième compétence exigible pour le socle commun et pour le B2i, aussi imparfait soit-il, les items de laquelle compétence pouvant être validés dans n’importe quelle discipline, des mathématiques à la technologie en passant par la documentation, souvent pionnière en la matière. Par ailleurs, et s’il faut absolument parler des programmes disciplinaires, faut-il rappeler qu’il existe déjà un enseignement optionnel de l’informatique et des sciences du numérique qui devrait être proposé bientôt, si on trouve les professeurs pour les encadrer, à toutes les classes de terminale ? Faut-il rappeler aussi que les programmes de technologie, au premier degré comme dans les collèges, contiennent de très nombreuses références à l’enseignement de l’informatique, dont la compréhension du code ?
Le numérique permet au jeune citoyen d’exercer son libre droit à l’expression publique et universelle

Comme d’autres avant moi ou avec moi l’ont déjà exprimé, comme je ne cesse de le répéter moi-même, la modification fondamentale de cette nouvelle révolution qualifiée de numérique, c’est la chance donnée à chaque citoyen d’accéder à l’exercice de son droit entier à l’expression publique et universelle.
C’est une opportunité incroyable, une chance inouïe et nouvelle dont peut profiter chacun, de donner au monde son opinion. C’est celle dont je profite en ce moment même en en mesurant toute l’importance et la gravité.
On sait bien que l’exercice de ce droit ne se fait pas sans difficultés et que les premiers excès font l’objet, par les pouvoirs économiques et politiques qui commencent à peine à en mesurer les enjeux, d’une censure et d’une répression impitoyables — voir la censure ordinaire au nom d’une morale américaine rétrograde sur les réseaux sociaux, voir les orientations et lois liberticides récentes sur la neutralité des réseaux, sur l’expression en ligne, sur le droits des objets culturels… je vous renvoie à cet excellent article de Xavier de la Porte qui évoque la tentation sécuritaire en matière numérique.
Je suis donc persuadé que l’exercice de ce droit s’apprend, dans le cadre d’une éducation aux médias rénovée, et doit faire partie des nouvelles compétences auxquelles il faut former le jeune citoyen. Je fais entièrement confiance à Catherine Becchetti-Bizot, qui en a compris les enjeux, et à Alain Boissinot qui semble en accord avec elle, pour permettre que les nouveaux programmes qu’on attend avec impatience prennent en compte ces nouveaux apprentissages nés avec le numérique et l’Internet, permis par les manières nouvelles d’accéder maintenant à l’information et de la produire. 
Je leur fais confiance aussi pour que, parallèlement, ils proposent des modifications radicales des examens et des modalités d’enseignement, des postures aux temps et aux espaces.
L’essentiel et l’accessoire

Car il s’agit bien de cela. Que veut-on exactement ? S’agit-il de former des citoyens éclairés à même de comprendre la société dans laquelle ils vivent, d’appréhender tous les enjeux du numérique dont l’essentiel, celui de pouvoir enfin, exercer un droit fondamental, celui de s’exprimer en ligne avec pertinence et expertise, en en maîtrisant tous les tenants, du fond à la forme, c’est à dire y compris la possibilité de comprendre et d’écrire du code ? Ou s’agit-il, a contrario et comme le souhaitent les néo-obscurantistes, d’apprendre l’informatique et le code pour faire de futurs petits développeurs bien dociles et incapables d’une vision globale et d’une culture numérique transversale ?
On voit là toute la différence entre l’essentiel et l’accessoire, entre le principal et le superfétatoire…
Entre les bœufs et la charrue.
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Crédit photo : Amb T2 via photopin cc
Dernière modification le mardi, 30 septembre 2014
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.