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La plupart des jeunes parents ont fait l’expérience de ce sentiment de peur panique quand leur enfant disparait de leur vue, que ce soit derrière l’aire de jeu ou derrière un rayon du supermarché… rapporte Anne Eisenberg pour le New York Times (@nytimes).
Heureusement, les technologies desurveillance électroniques sont là pour nous rassurer. Comme c’est le cas du bracelet de surveillance Filip que l’on attache au poignet des enfants et qui autorise des appels vocaux venant d’une à cinq personnes autorisées par les parents. La montre est également dotée d’un bouton rouge que l’enfant peut actionner quand il est perdu et qui appelle alors toutes les personnes autorisées. Mais ce n’est pas la seule solution. Il y le Trax, un simple GPS, qui vous alerte dès que votre enfant ou votre animal domestique quitte la zone où vous l’avez autorisé à circuler en délimitant un simple espace sur une carte. Aux Etats-Unis, AT&T commercialise le FamilyMap, une application qui permet de tracer les téléphones de chaque membre de la famille et de générer des alertes selon leur localisation… Et il y en a d’autres rapporte Liz Gannes pour AllThingsD (@allthingsD), commeLife360 qui compte quelques 52 millions d’utilisateurs (même si tous ne l’utilisent pas pour pratiquer une géosurveillance de leurs proches).
Pour la psychologue Sandra Calvert, directrice du Centre des médias numériques pour enfantsde l’université Georgetown, ces produits lui font penser à la manière dont les parents utilisent aujourd’hui les téléphones mobiles pour surveiller les adolescents. Du point de vue des enfants, le parent est une ancre et ces outils permettent à l’enfant d’apprendre peu à peu à s’éloigner. Mais pour la psychologue Lisa Damour (@LDamour) qui dirige le Centre de recherche sur les filles et qui contribue à Motherlode, le blog sur la parentalité du New York Times, ces méthodes ne sont pas des solutions. “Je peux comprendre que les parents puissent vouloir savoir si leur enfant à un problème, mais je ne pense pas que cela aide un enfant de pouvoir toujours se tourner vers ses parents quand il est en difficulté. En tant que parents, nous devons d’abord chercher à ce que nos enfants développent des compétences pour résoudre des problèmes et gérer leur stress”. Le bouton panique peut avoir des effets inattendus qui ne vont pas dans le sens de l’intérêt de l’enfant, estime-t-elle. Peut-être que cela réduit l’anxiété des parents d’offrir à leurs enfants ce type de produits, mais est-ce que cela réduit celle de l’enfant ? “Cette fonction envoie un message fort que l’enfant est en danger”, alors que statistiquement c’est loin d’être le cas. Et la psychologue de rappeler, que contrairement aux risques que nous surévaluons, l’abus des enfants est plutôt rare et la très grande majorité de ces abus est d’abord le fait de gens très proches des enfants que de kidnappeurs inconnus cachés dans les rayons des supermarchés.
Cette peur panique n’est pas fondée, mais cela n’empêche pas les parents d’être terrifiés. Pour le responsable de Filip, Jonathan Peachey, peut-être que la montre augmente l’anxiété de l’enfant, mais est-ce une mauvaise chose ? N’est-ce pas un moyen de lui faire prendre conscience des dangers qui l’entoure ? Pas si sûr. D’abord parce qu’il n’est pas sûr que ces outils éveillent aux dangers les plus réels dont l’enfant devrait se méfier. Ensuite parce que développer une angoisse inutile en reportant la sienne sur un autre est peut-être plus un moyen de créer des névroses que d’aider à prendre conscience du danger.
Comme le dit encore Lynn Schofield Clark, auteur de L’application des parents, les parents qui équipent leurs enfants de ces outils doivent choisir entre l’instinct parental à protéger sa progéniture et le besoin de nourrir leur sens de l’indépendance et de la responsabilité. Les enfants ne peuvent pas être protégés par des gadgets. Ils ont besoin d’apprendre les bases pour devenir un membre responsable de la famille. Nous devons leur rappeler encore et encore qu’ils doivent nous faire savoir où ils sont et veiller à ne pas s’égarer. Ce qui semble sûr, c’est que sous principe de commodité, ces outils n’aident ni à affronter les situations, ni à apprendre la responsabilité.
 
Le contrôle et la surveillance ne concernent pas toutes les classes sociales
La sociologue et chercheuse de Microsoft, danah boyd (@zephoria), qui publiera en avril C’est compliqué : la vie sociale des adolescents en réseaux et la chercheuse Eszter Hargittai(@eszter) apportent dans le dernier numéro de la revue Policy & Internet un complément d’information sur ce contrôle éducatif. L’adoption de l’utilisation des médias sociaux par les adolescents s’est manifestée par la montée de la peur et de l’anxiété de leurs parents, conduisant souvent jusqu’à la panique morale. Pour protéger les enfants de risques potentiels, les parents et les législateurs ont tendance à répondre à ces craintes en développant des restrictions prenant peu en considération le décalage existant entre les inquiétudes des parents et la réalité des préjudices que subissent les adolescents. En fait, montrent les chercheuses, les craintes des parents ne sont pas uniformes. Les préoccupations des parents quant aux risques encourus par les enfants varient de manière significative selon l’origine ethnique, le revenu, l’urbanité et l’idéologie politique des parents. Les parents provenant de milieux défavorisés expriment plus de craintes que les parents plus instruits ou ayant un revenu plus élevé, notamment face à la cyber intimidation, mais les différences ne sont pas aussi prononcées quand il s’agit de la crainte de la rencontre d’un étranger. Quant à l’exposition à la pornographie ou aux contenus violents, le statut socio-économique ne semble pas influer. Les parents qui vivent dans les zones urbaines ont tendance à être plus préoccupés par les risques de leurs enfants que les autres. Les chercheuses mettent aussi en avant des différences liées à certaines origines ethniques, notamment pour les parents d’origine asiatique, ou à leur idéologie politique (les parents conservateurs craignent plus que les autres les rencontres avec des étrangers). Les parents de filles expriment un niveau de préoccupation plus élevé qu’à l’égard de leurs fils et les craintes se focalisent autour des enfants de 10-11 ans plus que pour les plus de 14 ans.

Mais là encore, l’étude montre surtout la différence entre ce que les parents craignent le plus pour leurs enfants en ligne (rencontre avec un étranger dangereux, intimidation en ligne, exposition à la pornographie, aux contenus violents… ou qu’il intimide un camarade lui-même) et ce que les parents déclarent que leurs enfants ont réellement vécu, même si l’expérience familiale affecte l’inquiétude des parents (sauf pour la peur de la rencontre d’un étranger, qui est très rare dans les faits, et qui demeure souvent la peur la plus exprimée par les parents).
Les chercheuses rappellent, en conclusion que la panique morale et la culture de la peur poussent les gens à être plus isolés et moins engagés dans la vie publique. Mais, elles reconnaissent qu’on connaît encore peu de choses des conséquences des craintes des parents : comment elle affecte les relations sociales des enfants, leurs résultats scolaires, leurs futures relations interpersonnelles…Dans un intéressant article (.pdf), David Finkelhor, estime que les craintes des parents par rapport à l’internet reflètent des préoccupations plus larges sur la vie dans une société devenue diversifiée et sur leur capacité à élever leurs enfants avec leurs valeurs quand toutes les valeurs du monde s’infiltrent par les médias. Finkelhor parle de Juvenoia pour parler de cette anxiété technologique particulièrement axée sur les risques qu’encourent les enfants, sans relever que ces risques s’adressent en fait à tous, même aux parents.

Les débats sur les craintes des parents vis-à-vis d’internet semblent souvent supposer que les parents sont tous identiques. Or, souligne l’étude, ce n’est pas le cas. Avant de concevoir des législations, des outils ou des politiques publiques pour adresser ces problèmes, il demeure essentiel de se poser la question : de quels parents parlons-nous et de quels enfants ?
Un récent rapport financé par le bureau de la justice des jeunes et de la prévention de la délinquance américain propose de construire un “cadre de prévention pour lutter contre les comportements de sexting des adolescents” (.pdf). Le rapport souligne que la surveillance et le contrôle ne seront pas une solution contre le sexting, mais que les solutions reposent sur les dispositifs qui favorisent la discussion et le dialogue, pour permettre aux jeunes d’avoir les outils nécessaires pour distinguer comportements normatifs et sains de ceux qui sont plus aberrants et dangereux. Les éducateurs, les parents et les institutions ont plus tendance à répondre et réagir à des incidents (et à certains incidents plus que d’autres) qu’à faire de la prévention et de l’information sur les comportements à adopter. Il est nécessaire de préférer “l’apprentissage émotionnel social” chère au psychologueDaniel Goleman, l’auteur de L’intelligence émotionnelle qui a fait la démonstration de son efficacité par son approche holistique d’un problème dans le développement de comportement pro-sociaux dans de nombreux programmes scolaires.
 
La surveillance et le contrôle ne nous rendent pas antifragile !
Selon une étude du National Bureau of Economic Research, menée par les économistes Ross Levine et Yona Rubinstein, les personnes qui montent leur entreprise ont trois fois plus de chance de s’être livrés à des activités risquées et illicites quand elles étaient jeunes que ceux qui sont devenus des travailleurs salariés, rapporte le Wall Street Journal. Dit autrement, les adolescents en difficulté font des entrepreneurs plus audacieux. “C’est une combinaison unique entre enfreindre les règles et être intelligent qui vous aide à devenir un entrepreneur”, estime Ross Levine.
Vous me direz, quel rapport entre ces comportements à risques et les risques qu’encourent nos enfants en ligne ? Le rapport, peut-être faut-il aller le chercher dans le dernier livre de Nassim Nicholas Taleb (Wikipédia@nntaleb), Antifragile, un ouvrage à la fois profondément stimulant et profondément déconcertant. Avec Antifragile, Taleb introduit un concept qui se veut l’exact opposé de la fragilité. Pour lui, ce contraire n’est pas la robustesse ou la solidité (qui sont indifférents aux évènements inattendus), mais l’antifragilité, c’est-à-dire la capacité à s’améliorer, à bénéficier des chocs, de l’aléatoire, des événements inattendus… Une sorte de résilience, de capacité à supporter et tirer partit des situations difficiles. C’est le cas de la sélection naturelle par exemple qui décime les membres les plus faibles permettant aux plus adaptés de transmettre leurs gènes et renforcer l’espèce.

Malgré les innombrables digressions et son insupportable talent à exprimer un avis catégorique sur tout, Taleb est intéressant parce qu’il ne cherche qu’à renverser les idées reçues. Il explique longuement par exemple que, bardés des intentions les plus nobles, nous avons tendance à nous méfier des aléas de la vie et à adorer la régularité, et donc à tout faire pour réduire les risques. Mais que bien souvent, nous avons cognitivement beaucoup de mal à percevoir ce qui est risqué et ce qui ne l’est pas. Et de donner l’exemple de deux frères, l’un qui est employé de banque et qui reçoit des revenus réguliers et l’autre qui est chauffeur de taxi et dont les revenus dépendent de son activité sans cesse remise sur le métier. Tout le monde pensera que l’emploi salarié est bien moins risqué et aléatoire que l’autre. Et bien c’est le contraire, explique Taleb. En cas de crise, le premier perd tous ses revenus, alors que le second peut trouver les moyens de maintenir une activité. Le second a peut-être des revenus instables, mais cette “volatilité” le force à devoir s’adapter en permanence. Nous avons tous tendance à croire que le hasard est risqué et néfaste et cherchons à l’éliminer, sans mesurer les bienfaits de l’erreur et du désordre.
Pour lui, supprimer les risques, l’incertitude et la surprise, comme cherchent à le faire bien des parents en tentant d’éviter tout stress, tout risque à leurs enfants, est le pire principe éducatif qui soit, car il nous empêche d’apprendre par essai-erreur, par l’expérience. Derrière ces principes très libéraux, se cache certainement une vérité qui ne se suffit pas à elle-même. Si la surveillance, le contrôle ne sont effectivement pas des principes d’éducation en tant que tels, l’autocontrôle lui, l’est. Il en manque un autre, celui de connaître les normes, les limites, les comportements à adopter… Car les adolescents en difficulté ont surtout une forte proportion de chance de devenir délinquants plutôt qu’entrepreneurs s’ils ne prennent pas conscience des limites à adopter.
Hubert Guillaud
Dernière modification le jeudi, 14 août 2014
Guillaud Hubert

Hubert Guillaud, rédacteur en chef d’InternetActu.net, le média de laFondation internet nouvelle génération.