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L’avenir n’est pas une amélioration du présent. C’est autre chose. Elsa Triolet.

Au Comité de Suivi de la Refondation, à l’Assemblée Nationale, le 18 mars, Michel Herbillon (UMP) demande l'évaluation de cette réforme. Yves Durand (PS) répond "Il faut que la réforme soit évaluée".

Voilà un bien beau consensus, sauf que, lorsque l’on a dit cela, on n’a rien dit… et rien fait. L’évaluationnite a gagné le monde de l’école, de l’éducation populaire, de la culture. Qui ne parle pas de diagnostic, de projet, d’évaluation, avec force de power point, d’usines à cases, de feuilles de route, de pilotage, de paperasse, passe pour un demeuré. Qui veut remettre l’humain au-dessus de la technocratie, remplacer le snobisme par l’authenticité, passe pour un « ringard ».

UMP et PS ont pourtant raison. Il faudrait évaluer. Il vaudrait mieux éviter de reproduire ce qui s’est passé avec la loi d’orientation de 1989, enterrée sans une larme et sans bilan sérieux, ou ce qui s’est passé avec les programmes intéressants de 2002, balayés d’un revers de main sans évaluation pour être remplacés par des programmes débiles en 2008. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce que l’on évalue et comment.

Comment évaluer une prétendue refondation qui n’a jamais été précisément définie, jamais clairement distinguée de la réforme, de la réparation, du replâtrage, de la rénovation. Il serait plus facile aujourd’hui d’évaluer la continuité que la refondation. Faute de nouveaux programmes, faute de ruptures dans les pratiques hiérarchiques autoritaristes, faute de changement dans le fonctionnement de la pyramide Education Nationale, les « managers » ont pu s’épanouir. J’ai encore bien en mémoire la conférence de presse d’un DASEN à la rentrée de 2012, annonçant la continuité, et ses premières notes de service exigeant la poursuite des évaluations nationales angoissantes et inutiles, au nom de la loyauté. De nombreux hiérarques, engagés avec zèle dans la mise en œuvre des politiques sarkozistes de destruction de l’école, pouvaient, il est vrai, considérer que, face au vide, il n’y avait pas d’autres voies que la continuité. Ce qui ne les empêchait pas, retournant un quart de manche de veste, de parler de refondation et de manœuvrer pour être bien en cour et poursuivre sans problème, leur brillante carrière. Trois ans après, rien n’a changé dans la vie réelle des classes, dans les charges de travail des enseignants et dans le climat des établissements. Evidemment, on pouvait toujours affirmer qu’il faut du temps pour construire du neuf, comme si, en arrivant au pouvoir, les décideurs arrivaient vierges et démunis, recommençant toujours tout à zéro, sans tenir compte des travaux des groupes d’experts et des mouvements pédagogiques. Au moment où l’école avait tant besoin de confiance, de raisons nouvelles et fortes de s’enthousiasmer et de se projeter, on a laissé la place à la continuité. Le vide idéologique, l’étouffement réussi de la conscience politique, le déni de la pédagogie ont quasiment anéanti les possibilités de changement réel. Alors, évaluer quoi ?

Comment évaluer ce qui n’est pas régulé, qui n’est pas observé et analysé avec des outils fiables, connus de tous, non contestés ? Des outils nouveaux évidemment, car évaluer le neuf avec les outils conçus pour évaluer le vieux est inutile. On connaît à l’avance les résultats : le vieux est alors meilleur que le neuf, ce qui réjouit les conservateurs de tous bords « qui l’avaient bien dit ». Le problème est d’autant plus compliqué  que la refondation a été totalement occultée par l’aménagement du temps scolaire, qui n’a strictement rien à voir avec la refondation. On peut très bien changer le temps scolaire, juxtaposer des activités périscolaires, ajouter des dispositifs, sans rien refonder.

Comment évaluer sans définir les méthodes d’évaluation et sans en débattre avec les enseignants du terrain et avec l’ensemble de la communauté éducative ? La confusion entre enquête de satisfaction, sondage, contrôle des résultats apparents, rapport de la hiérarchie évaluée par l’échelon supérieur et donc nécessairement complaisant, diagnostic et évaluation noie encore un peu plus le problème.

En fait, tout le monde sait bien comment on va évaluer la refondation sans avoir affiché d’indicateurs pertinents dès le départ. Trois après, il est déjà trop tard pour définir les indicateurs, mais l’énarchie et la technocratie qui sévissent toujours dans les cabinets grâce au jeu des chaises musicales, ont plus d’un tour et d’une certitude dans leur sac. On change de siège selon la couleur politique du moment mais on garde son sac, le même, la pyramide se protège.

1° On va faire fonctionner les tuyaux d’orgue dans le sens ascendant. Une fois n’est pas coutume. Même s’il est rarissime qu’ils fonctionnent dans ce sens, le sens descendant étant une pratique largement dominante, on sait que cela donne toujours des résultats satisfaisants. Tout va très bien Madame la Marquise. L’IEN dit que c’est bien et le prouve à sa manière, il n’est jamais contesté puisqu’il est IEN et qu’il n’y a pas de discussion possible entre le chef et les obligés. Le chef a toujours raison.  L’IA synthétise les données et n’a pas le temps de croiser les informations avec le ressenti réel du terrain. Le recteur est heureux. L’Inspection Générale confirme et quand son rapport pourrait faire apparaître quelques nuances ou réserves, il n’est pas publié. Le ministre communique. Les alternances politiques ne changent rien au fonctionnement immuable du système.

2° On va mesurer la qualité de la refondation avec des « pseudos » évaluations des résultats apparents des élèves soumis à des épreuves standardisées, évidemment imposées pour permettre aux pilotes de travailler un peu. Pas dans les classes, bien sûr, mais sur les courbes et les camemberts. Quand Vincent Peillon a décidé de réduire les contraintes des évaluations nationales, une majorité d’IEN et de DASEN ont exigé leur maintien intégral, considérant que l’on ne pouvait pas supprimer leurs outils de travail. Ce travail n’a aucun impact sur la transformation des pratiques, mais il justifie l’existence des contremaîtres, producteurs de feuilles de route hors sol. C’est un problème que je dénonce depuis longtemps, avec de nombreux autres pédagogues et acteurs du terrain. Contrôler les résultats des élèves en étant incapable de les mettre en rapport avec les pratiques qui, au moins en partie, les produisent, est stupide. Mais depuis les travaux de l’INRP dans les années 1970 et au début des années 1980, rien n’a été fait, ou si peu, pour définir, analyser, catégoriser les pratiques pédagogiques, observer leurs effets et diffuser des conclusions. La recherche-action associant chercheurs et acteurs sur des durées longues a disparu. Le totalitarisme des disciplines cloisonnées et de leur didactique s’est imposé, négligeant l’activité mentale réelle des élèves. Le sacré cours est toujours au cœur des pratiques, les pseudos évaluations imposent le cloisonnement, même dans une école où la polyvalence est une richesse. La pensée unique traditionnelle est toujours prête à sévir.

Il convient de rappeler que le contrôle des performances des élèves dans des disciplines cloisonnées n’évalue rien d’autre que la capacité de rétention à court terme d’un savoir ponctuel, factuel, d’une technique, et éventuellement, la capacité d’application (au sens « exercice d’application »). Contrôler des résultats en grammaire, orthographe, vocabulaire, conjugaison, n’a jamais permis d’évaluer la maîtrise de la langue, la capacité d’exprimer une pensée, une émotion, un besoin …

Avant de mettre en cause les élèves qui ne travaillent jamais assez (et leurs parents qui ne savent pas faire l’école après l’école) et les enseignants qui n’écoutent pas leurs chefs successifs, il faudrait s’assurer que l’Etat a lui-même fait tout ce qu’il aurait du faire pour garantir une vraie refondation. Comment mettre en cause les acteurs quand les metteurs en scène et en action sont défaillants, se limitant à des discours, des notes de service qui s’empilent et des incantations ? L’absence de pédagogie de la réforme avait tué la loi de 1989, la leçon n’a pas été retenue.

Pour évaluer la refondation, il faudrait, s’il en est encore temps, s’interroger sur quelques problèmes clés plutôt que de se lancer éperdument dans l’observation des résultats ponctuels avec l’illusion ou l’alibi de la possibilité de remédiation ou la certitude qu’une refondation se décrète du haut d’une pyramide.

A noter qu’un grand nombre de questions/problèmes peuvent  être traitées sur des échantillons représentatifs. Nul besoin de travailler invariablement sur les masses et d’ennuyer tous les acteurs à la moindre enquête, quand nos sociologues et statisticiens savent parfaitement déterminer des petits nombres significatifs. Mais le mammouth a la vie dure.

Le système éducatif est-il réellement engagé dans la refondation ?

Des outils très simples d’observation du réel, évitant les réponses de complaisance ou les réponses neutres

  • Les comptes rendus de conseils d’école
  • Les rapports d’inspection

Combien de ces documents parlent de refondation (sans la confondre avec l’aménagement du temps) ? Et si l’on n’en parle pas, pourquoi ? Et si l’on en parle, comment ? Pour dire quoi ?

Jusqu’à présent, je ne trouve pas de trace de refondation dans les rapports que les enseignants m’envoient. Mon échantillon n’est pas significatif. J’ai néanmoins des doutes. Je ne mets pas en cause la compétence de mes collègues car je pense que le corps des IEN est devenu  de plus en plus soumis (loyal !), personne ne leur a demandé de changer depuis mai 2012.

L’environnement politico-social soutient-il la refondation ? Contribue-t-il à l’émergence de la culture de la connaissance ?

Sur un territoire donné, ciblé,

  • combien d’informations soignées sur la refondation (à ne pas confondre avec les informations techniques, administratives, sans portée éducative, sur les activités périscolaires) dans les bulletins municipaux ?
  • combien d’écoles ouvertes hors temps scolaire pour une refondation de l’éducation populaire ?
  • combien de réseaux d’échanges réciproques de savoirs ?
  • combien d’activités inter générationnelles ?
  • combien de réunions publiques sur l’école du futur ? Animées par qui ?
  • la place des parents a-t-elle été redéfinie ? Sont-ils informés que leur rôle ne se réduit pas à refaire l’école après l’école, à faire les devoirs à la place de leur enfant, à faire réciter les leçons ?
  • les projets éducatifs de territoire sont-ils co-construits par les enseignants, les élus, les parents, les animateurs ? La cohérence de l’action éducative est-elle garantie par une mobilisation explicite sur des objectifs généraux, transversaux communs ?
  • les associations de base des mouvements d’éducation populaire ont-elles retrouvé leur place à l’école ?

Jusqu’à présent, même dans des communes ou regroupements de communes gérées par des élus du même bord que le gouvernement, je n’en ai pas vu beaucoup. Une mention particulière toutefois dans la région que je connais le mieux, pour la ville de Lille et pour le projet éducatif du département du Nord (le conseil général… pas l’inspection académique !). Une précision : on peut parfaitement retrouver des réponses positives à ces questions dans des villes gérées par la droite, ce qui permet de penser qu’il est possible, pour de grands enjeux, de transcender les clivages politiciens.

Les élèves sont-ils heureux d’apprendre ?

Il me semble révoltant de mesurer l’effet de la refondation sur les élèves en testant leurs performances en grammaire ou en correspondance graphie/phonie !

On peut rechercher des informations sur le bonheur des élèves dans les rapports d’inspection qui décrivent des situations pédagogiques authentiques (pas seulement des résultats !) quand ils le font, et dans des entretiens ouverts à mettre en place. Les mouvements pédagogiques peuvent apporter des éclairages importants sur cette question de l’activité réelle des élèves au cours des séquences.

  • Les élèves aiment-ils l’école ? Sont-ils valorisés ? Leurs savoirs et leurs compétences non scolaires sont-ils pris en considération ? Sont-ils jugés par rapport à ce qu’ils savent faire ou par rapport à leurs fautes, carences, erreurs, incompréhensions ?
  • Les pédagogies pratiquées leur permettent-elles de s’exprimer, de communiquer, de vivre dans l’école ? Pas seulement de subir des cours et de faire des exercices d’application ou de préparer les « évaluations ».
  • Quels sont les freins et les obstacles à la compréhension du sens des apprentissages et au « bonheur intérieur brut, BIB » des élèves ?
  • Climat de classe, climat d’école ? Quels indicateurs ?

Les enseignants sont-ils heureux d’enseigner ?

Les enseignants ne sont pas encore sortis d’une longue période de souffrance avec un développement de l’autoritarisme et des contrôles, avec un empilement sans limites de la paperasse et des tâches, avec une dégradation des relations avec les familles. Ils espéraient le changement en 2012. Malgré quelques réparations des dégâts, des créations de postes, ils n’ont pas vu le changement espéré. Ils continuent à être l’objet du jugement d’une personne formatée pour le pilotage par les résultats, qui ignore leur histoire, leurs convictions, les raisons de leur choix pédagogiques, distribue des injonctions différentes à chaque mutation

  • Se sentent-ils engagés dans un nouveau projet de société ?
  • Ont-ils le sentiment que les choses ont changé depuis 2012 ?
  • Les notions de confiance, souffrance au travail, harcèlement administratif, liberté pédagogique, conditions morales de travail, rapports inspecté/inspecteur, sont-elles objet de réflexion, de concertation, d’accords formalisés ?
  • Ont-ils la possibilité de concevoir eux-mêmes leurs outils ?
  • Quelles seraient les facteurs susceptibles de leur donner de l’enthousiasme ?
  • Comment voient-ils leur formation continue ?

Avant d’évaluer la refondation, il faudrait la faire.

Si ces questions ne font pas l’objet de travaux paritaires, de réflexions collectives au niveau des écoles, hors hiérarchie, alors, il est complètement illusoire, voire malhonnête intellectuellement, de parler d’évaluation de la refondation. On exigerait des enseignants qu’ils refondent l’école quand les pouvoirs publics ne font rien pour le permettre. Il serait facile de leur attribuer la responsabilité des stagnations et régressions prévisibles en l’état actuel des choses. La pyramide écrase sa base et l’ignore. Rappelons que les écoles n’ont été informées de la refondation que 6 mois après la rentrée de 2012, car il fallait attendre que les instructions descendent, que les DASEN informent les élus, que les usines à cases soient au point, etc. Le soufflé qui avait eu du mal à gonfler en mai était bien vite retombé .

Le temps viendra d’évaluer les performances des élèves sur des objectifs plus globaux, transversaux, fondamentaux, individuels et collectifs.

Encore faudra-t-il apprendre à le faire, car c’est beaucoup plus difficile que de corriger une dictée ou un exercice à trous .

En cette fin du mois de mars 2015, tout reste à faire.

L’immobilisme est bien avancé. Et pour reprendre une formule magnifique d’Edgar Faure, « nous ne savons pas comment l’arrêter ». On ne s’était d’ailleurs pas posé la question. Et à accumuler des politiques, des dispositifs, des incantations, on ne se la pose toujours pas.

Bientôt, il sera trop tard

Dernière modification le mardi, 24 mars 2015
Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.