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Cette étude de Laurence Allard - Extrait d'Etudes digitales 2019 publié sur l’archive ouverte pluridisciplinaire HAL - destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés -se propose d'apporter une contribution documentée aux études digitales de la thématique du talent et s'appuie pour ce faire sur un corpus de vidéos et commentaires associés postés par des célébrités d'Internet qui ont connu une carrière d'influenceur.

1 EdgMS07bÀ ce terrain numérique sont adjoints des entretiens réalisés avec des collaborateurs de réseaux multi chaînes ou de startups de curation vidéo ou encore d’entreprises de financement participatif.

Notre perspective est de comprendre comment le « travail expressif » – consistant en partie à « se raconter » sur des plateformes socio-numériques comme Youtube ou des applications sociales telles que Instagram, Snapchat ou Tiktok – peut conduire des formes socio économiques légitimées « d’égo entreprenariat ».

On se demandera donc comment la « valeur-talent » incarnée idéalement par les youtubeurs pour les jeunes internautes peut devenir l’horizon générationnel de la valeur travail et quelles en sont les promesses, les limites, les critiques notamment à l’heure des mobilisations pour le climat.

C’est donc à une interrogation sur l’économie créative des talents numériques, ses acteurs, ses publics, ses formats, ses marchés à laquelle invitent ces observations et hypothèses faisant partie d’une réflexion plus générale sur les liens entre identité, travail et numérique à l’âge dit anthropocène.

Qu'est-ce qu'un talent ? La génération Licorne et la scène Youtube

Comme l’a fait remarquer Pierre-Michel Menger en se penchant sur le couplage entre talent et créativité, « dès que la notion de talent a été consolidée au xviiie siècle, elle a été couplée avec la valeur d’originalité dans les domaines des arts et des sciences, qui est […] le principal indice de la créativité (6) ».

Il rappelle également comment « le talent a constitué le fondement d’une nouvelle société fondée sur le mérite », et combien « l’originalité et la créativité dans les arts et les sciences étaient données en exemple de réalisation de soi à partir du déploiement complet de ses talents (7) ».

Et de conclure, « nous voyons là le produit du modèle expressiviste et individualiste qui avait été inventé avant le romantisme et auquel celui-ci empruntait ses lettres de noblesse (8) ».

Il reprend alors l’hypothèse de Charles Taylor (9) pour lequel ce modèle expressiviste constitue l’une des sources du moi moderne. Modèle qui nous a aussi inspiré l’hypothèse de « l’individualisme expressif » afin de comprendre comment l’expression de soi numérique est devenue l’un des éléments constitutifs de la formation de l’identité personnelle et collective contemporaine dans un contexte de modernité tardive réflexive (10).

L’expressivisme romantique constitue les bases d’une individuation nouvelle et émancipatrice la corrélant à l’expression d’une intériorité qui, suivant le philosophe Herder, doit se comprendre au double sens de «s’auto-formuler» et de «donner forme».

Le soi exprimé constitue dès lors la réalité sociale du sujet moderne. Une réalité sociale qui suppose que chaque être humain ait « sa propre mesure ». Cette mention de Herder met en valeur, en suivant Charles Taylor, l’idée que chacun d’entre nous doit suivre sa propre voie, ce qui impose à chacun l’obligation de se mesurer à sa propre originalité – et, pour ce faire, d’exercer une créativité exprimant son talent.

«Je suis une licorne»

Dans le corpus sélectionné, les talents reconnus le sont à la fois par les « superpublics » d’internet comme les désigne Danah Boyd, ces publics larges et diversifiés, visibles et absents, ici et là (11), mais également par les agents de l’économie créative des talents qui gèrent en partie les relations à ces « super-publics » ainsi que par ceux que l’on peut qualifier de « mauvais publics » entre publics haineux et algorithmes robotiques.

En effet, ces « super-mauvais-publics » sont non seulement non-humains tels que l’algorithme de Youtube ou le robocopyright venant de façon incontrôlée limiter les recommandations ou supprimer des vidéos, mais ils sont aussi humains.

Ils sont ces « rageux » (haters) et autres prédateurs de ce marché émergeant avec lequel il s’agit de faire interface (12). Au sein de ce corpus, ce sont les singularités des unes et des autres qui sont expri mées comme dans cette vidéo – qui s’avère être aussi une promotion de la version filmée de Dumbo (2019) par Tim Burton – de la chaîne Lena Situations avec en invités le chanteur pour l’eurovision Bilal Hassani et le jeune Youtubeur Sparkdise (13). Les trois protagonistes échangent autour de leur côté « Dumbo » et traduisent l’histoire originale dans un anachronisme significatif ainsi que le reflètent notamment les termes employés :

En fait, ce qui nous a touchés et nous qui nous a amenés à vous parler aujourd’hui, c’est qu’on a vu Dumbo et qu’on s’est reconnu en lui. Sa différence était une grande force et pendant que tous les rageux étaient cloués au sol, il volait.

Et chacun à leur tour, ils évoquent leurs différences ainsi que les moqueries qu’elles suscitent et les abonnés sont invités à poster sous le tag #commeDumbo leurs anecdotes.

Ce qui saute aux yeux dans cette vidéo comme dans le corpus des vidéos de Lucas Adorable est la pseudo-performance de « trouble dans le genre » qui vient transformer des youtubeurs garçons en « pro » du tutoriel de maquillage.

Dans une vidéo parmi de nombreuses autres consacrées à la lecture des questions des abonnés sur son androgynie et sa confiance en lui, Lucas Adorable (14) répondra « je suis moi et je suis mon seul juge ». De même, dans le corpus des vidéos de Sulivan Gwed (autrefois connu sous le nom de Panda Moqueur) dont les titres attisent la curiosité pour le dévoilement de certains aspects cachés de sa vie, les séances de maquillage ou de confession sur son homosexualité sont assez récurrentes (15). On le voit également dans une vidéo au format «Qui de nous trois» avec Sparkdise et Bilal Hassani alimenté un jeu visant à promouvoir l’individualité « la plus étrange », dans un concours de bizarreries et de singularités propres à chacun.

Cette insistance sur la mise en question de la différenciation sexuelle ne vaut que par l’expressivité photogénique qu’elle suppose à travers des figures masculines surmaquillées (16).

Elle ne remet pas en question les rapports sociaux de sexes mais performe de façon tout à fait efficace la singularité que se doit d’incarner un talent numérique érigé en chef de file d’une génération que l’on peut qualifier de « licorne ».(17)

En effet, cette chimère emblématique d’un monde pseudo-transgressif peuple le web vernaculaire mais se rencontre aussi dans les allées des conventions Vidéo City ou Get Beauty auxquelles nous avons assisté entre 2016 et 2018.

La valeur-talent pour ces youtubeurs qui se sont professionnalisés en influenceurs, comme nous le verrons plus loin, est indexée à leur performance expressive d’une personnalité singulière, à la manifestation créative de leur caractère unique.

Ce qui devient la norme est justement d’être hors-norme, d’être un soi-même comme personne et non la simple reproduction des stéréotypes de genre comme certaines études portant sur la vidéo juvénile la décrivent. Entre hyper ou hypo-sexualisation, les talents ne sauraient, par définition, être standards et stéréotypiques. Les commentaires saluant ces mises en scène de l’originalité individuelle propre aux talents numériques sont légion, comme dans la vidéo de Lena Situations sur les différences et selon les témoignages personnels des unes et des autres, dont parmi les plus populaires :

On se moquaient de mes yeux bridés ! Aujourd’hui c'est ce qui me rend unique et très attirante. genre it’s the first compliment qu’on me répète H24.

Merci pour cette vidéo ! Perso les gens de mon lycée (je suis en terminale S) se moque de moi parce que je souhaite de tout coeur devenir fleuriste, c’est une passion et je passe au-dessus de toutes ces moqueries même si au début elles me touchaient. Merci d’être la vous trois ! Je vous adore !!! Coeur sur vous.

Je kiffe de ouff cette vidéo, utilisé un partenariat, pour faire une aussi belle vidéo aussi +=+ ! Faites des doubles des triples et c’que vous voulez de ses trois là, ils sont si précieux ! 

Vous êtes tellement choupis tous les 3 ! J’ai 37 ans et aujourd’hui j’assume totalement mes différences et je m’éclate sur ma chaîne Youtube et dans ma vie… Mais quand j’étais ado j’étais aussi une Dumbo ! J’aurai adoré avoir Youtube et avoir Lena et Bilal (Je connaît moins Johann) pour me rassurer et me faire du bien ! J’adore regarder tes vidéos pleines de peps Lena (j’ai commencé à te regarder sur tes vidéos Seule a LA car j’aurai tellement kiffé faire ça a ton âge !), et j’en profite pour féliciter Bilal que j’aime beaucoup : Tu mérite les belles choses qui t’arrivent… Ta chanson est très belle et je te souhaite de remporter l’Eurovision Bisous à vous 3 !

La reconnaissance par les pairs

La validation et les discussions autour de ces narrations de soi par les abonnées de ces talents numériques rappellent, comme le fait remarquer Antoine Lilti dans ses ouvrages consacrés à l’histoire de la culture de la célébrité (20) depuis la Révolution française, que «dès que le talent commence à remplacer le statut ou la naissance comme fondement de la valeur sociale, la question de sa reconnaissance devient cruciale (21) ».

À cet égard on peut distinguer trois formes de reconnaissance, la première par les pairs, la deuxième par le « mercato des talents » et la troisième, de nature institutionnelle, par l’état culturel que nous déplierons dans les deuxième et troisième parties de cet article.

Avec l’émergence du talent comme nouveau principe d’évaluation de la valeur individuelle d’un être humain, le « talent est mesuré par les autres qui l’infèrent des oeuvres et des actions (22) ».

Cette mesure peut notamment être constituée par l’évaluation de la performance d’un soi unique sur le plan de l’authenticité. C’est par exemple le cas, au sein du corpus, de la vidéo de PaolaLct. Celle-ci est plus présente sur les stories Instagram que sur Youtube, selon un choix typique de cette quatrième génération de talents numériques qui va utiliser le smartphone comme caméra-stylo et livrer une sorte de journal filmé à l’appui de la créativité visuelle programmée par les applications de messagerie sociale (23).

Dans les commentaires de la vidéo de cette très jeune youtubeuse (15 ans en 2019) consacrée aux préjugés la concernant dont celui selon lequel elle n’irait jamais en cours, «Je ne vais plus à l’école (24) ?!» – l’autre grande thématique de ce corpus, comme si la célébrité était incompatible avec la méritocratie scolaire, thématique qui demanderait une étude à part entière – ce sont les qualités personnelles qui sont mises en avant, la dimension authentique dévoilée enfin sous des apparences de cover-girl trop vite grandie à l’ombre des shooting Instagram.

Je trouve que tu renvoies un peu une image hautaine sur tes photos instagram, mais dans tes vidéos heuuuu omgaad tu renvoie carrément le contraire, vraiment un sucre.

Au début j’avais une mauvaise image de toi car je trouvais que comme certains haters : “Tu t’affichais trop”, “Tu fais trop la meuf en mode : Je suis la plus belle et tout” mais finalement je m’aperçois que tu as une personnalité en or. Paola reste comme tu es, change pour personne mais par contre ne t’affiche pas trop sur Insta car je te rappelle ton âge, tu as 14 ou 15 ans. Et les pédophiles et les hypocrites que j’ai vu sur ma jeune carrière… je ne peux plus les compter.

J’ai l’impression qu’en décrivant ta personnalité tu décris la mienne c’est ouf.

J’aime vraiment comment tu t’exprimes et je te trouve vraiment honnête, “sans filtre” continue je t’aime beaucoup.

Coucou Paola (je suis une fille noire) j’ai bientôt 24 ans ds quelques jours et je te suis quand même oui oui !! Tu es très très inspirante pour moi (ta vie familiale, professionnelle et ta beauté) comme tous hein nous avons des défauts d’ailleurs ceux que tu possèdes certaines personnes proches ou moins proches de moi m’ont dit que j’avais les mêmes (impulsive lunatique et ça part 3 min âpre) mais ça c’est pck nous sommes des personnes très entières en tt cas Je suis agréablement surprise de toi En plus d’être belle intelligente non vulgaire et superficielle tu possède une grande sagesse humilité et un vocabulaire très large pour ton âge !!! C’est tout à ton honneur !!! En espérant que les méchants commentaires non constructifs te passent au dessus pour toujours continue ce que tu fais !! continue d’inspirer les gens continue de rêver… sans faux pas hein. Prend soin de toi que Dieu te bénisse ds tt les domaines de ta vie toi et ta famille.

L’hypothèse de « l’authenticité réflexive» – empruntée au philosophe Alessandro Ferrara – que nous avions formulée et qui se définit comme la validation entre pairs de cette logique d’individuation expressive, semble désormais valorisée par l’économie créative des talents (25).

Transposant le modèle de jugement esthétique au domaine de la philosophie morale, Ferrara propose de juger un cas individuel en termes d’exemplarité : l’expressivité, s’alliant à la singularité, se trouve reconnue dans sa généralité comme un modèle digne d’admiration.

Au travers des vidéos, notamment au format type vlog consistant à filmer le cours de la vie quotidienne, ou au travers des faq permettant de répondre aux questions envoyées par les abonnés, le youtubeur ou la youtubeuse émet en quelque sorte une prétention à l’authenticité en « performant » qu’il ou elle est un individu unique et original et qu’il ou elle veut être jugé(e) en tant que tel.

En tant que prétention à la validité expressive, l’authenticité porte une revendication quasi artistique suivant l’extension de la logique culturelle du talent dans le champ de la création numérique. Elle est soumise à un jugement réfléchissant ou encore un jugement de goût qui suppose d’évaluer la prétention à l’authenticité en examinant si la vidéo exprime de façon exemplaire la singularité du youtubeur ou de la youtubeuse (26).

Le talent médiatique : la culture de la "micro-célébrité"

La reconnaissance entre pairs obtenue par la mise en adéquation d’un soi exprimé et d’une individualité, telle que la postule l’hypothèse « d’authenticité réflexive », se trouve secondée, au sein de l’économie créative des talents numériques, par la culture de la « micro-célébrité », version contemporaine de la logique de la célébrité qui naît au XVIIIe siècle en parallèle de la figure élective du talent, voire du « génie ».

Antoine Litli montre comment la célébrité devient, à la seconde moitié du XVII siècle, un phénomène médiatique qu’il convient de corréler avec les nouvelles formes de visibilité disponibles au sein de l’espace public des Lumières. Celui-ci se structure en effet autour d’ouvrages et de revues favorisant les premières interactions à distance dont les « super-publics » d’internet ne sont que la continuation numériquement instrumentée.

La célébrité suppose d’être un talent à la fois au sens d’une individualité singulière qui se manifeste à travers ses travaux mais également au sens médiatique, à savoir une « disposition qui permet à certains de se maintenir sous le feu de la rampe, d’attiser la curiosité du public » pour sa vie privée, ce qui suppose une capacité à la mettre en scène, à la théâtraliser, à la performer. Ainsi vont coexister deux figures du succès et de la reconnaissance individuelle oscillant entre figure publique et vie privée.

Il s’agit « d’une part, [de] la réussite par le talent, inscrite dans le droit par la Révolution, fondement idéologique de la société méritocratique articulant exigence d’utilité sociale et injonction au perfectionnement individuel. De l’autre, la célébrité recon naissance fondée sur l’exposition médiatique et la curiosité publique (27).»

Cette compétence consistant à faire de sa vie une quasi oeuvre d’art exposée sur une scène socio-numérique et à développer ainsi une « stylistique de l’existence (28) » est précisément celle recherchée par les agents des talents numériques. Ces derniers partent ainsi en chasse d’une «personnalité médiatique.»

Comme l’explique le fondateur d’un groupe média en ligne disposant d’une agence de talents numériques :

Ce ne sont plus des youtubers mais des socialtubeurs. Des talents sociaux. Ils postent aussi des mini-vidéos sur Instagram ou Vine, des stories [histoires courtes à épisodes qui s’effacent] sur Snapchat, ils discutent et annoncent leurs événements sur Twitter, qui est leur courrier des lecteurs. Ils font de Facebook le siège social de leur mini-entreprise. Tous ces réseaux sociaux, ce sont autant d’accès directs à leur public. Les youtubeurs incarnent aussi un certain modèle de réussite démocratique. Alors que montent sur scène tant d’enfants d’acteurs et de chanteurs, eux ont démarré en tournant des vidéos dans leur chambre d’ado (29).

Il faut cependant remarquer que si la scène Youtube représente un théâtre de performance identitaire, c’est un théâtre de poche disposant d’une multitude de scènes ; et les acteurs passent justement d’une scène à l’autre.

L’âge du talent numérique relève plus précisément non pas seulement de la célébrité comme art de l’exposition médiatique mais également de la micro-célébrité, définie par Theresa Senft comme pas sage de l’audience aux communautés :

Le concept de microcélébrité reprend la notion de célébrité instantanée de Warhol en ajoutant l’observation du musicien-blogueur Momus : « À l’avenir, nous serons tous célèbres à quinze personnes ». En tant que pratique sociale, la microcélébrité change le jeu de la célébrité. La « célébrité à quinze personnes » associe auditoires et communautés, deux groupes qui exigent traditionnellement des modes d’adresse différents.

Les publics souhaitent que quelqu’un leur parle ; les communautés désirent que quelqu’un parle avec elles. Les publics et les communautés requièrent également des participants qu’ils répondent à des codes sociaux différents. Si un membre de l’auditoire attire l’attention sur lui, il attire souvent la censure (« qui prend la place de la star ? »). Ce n’est pas le cas dans les communautés, où l’attention se déplace nécessairement d’un membre à l’autre. […] Ainsi la pratique de la micro-célébrité (que je définis comme cette activité dévouée au déploiement et au maintien de son identité en ligne comme s’il s’agissait d’un bien de marque avec l’espoir que les autres fassent de même) est passée des marges de l’internet à une pratique massive (30).

La culture de la micro-célébrité contemporaine suppose d’identifier des « talents expressifs » que l’exposition numérique donne pour des « marques ».

Une telle exposition va alors nourrir une économie de l’influence utilisatrice des plateformes numériques.

Ces dernières sont caractérisées comme des entités bifaces ou multifaces, suivant la définition désormais classique de Jean-Charles Rochet et Jean Tirole. Elles fournissent des biens ou des services à des groupes distincts d’utilisateurs, jouent un rôle d’intermédiaire, diminuent fortement les coûts de transaction et créent des effets croisés d’externalités positives valorisant tant les uns que les autres (31).

Du talent expressif à l'influenceur : l'économie de la « topocratie »

Ce « réseau conceptuel » articulant talent, originalité, créativité et expressivité a émergé, comme il vient d’être rappelé, avec la modernité culturelle.

L’appréhension que celle-ci fait du talent s’associe à la culture numérique de la microcélébrité pour faire émerger une figure marchandisée des individus que l’on peut désigner comme «influenceurs». Dans cette économie des talents numériques, les valeurs culturelles des arts et des industries culturelles se trouvent étendues à tout un pan d’activités liées entre elles comme la publicité et le design mais également et désormais les plateformes socio-numériques et leur économie d’intermédiation.

Qu'est-ce qu'un talent ?

Nous avons donc questionné plusieurs types d’acteurs socio-économiques dont l’activité participe de l’économie de Youtube au regard de leur définition de la «valeur-talent», qui peut être considérée comme « l’or jeune », de différentes entités entrepreneuriales utilisatrices de la plateforme Youtube.

Nous avons cherché à comprendre comme étaient transformées des individualités en marques au service d’autres marques par le biais d’une reconnaissance de nature marchande et compétitive.

Comme l’explicite cette jeune startupeuse, co-créatrice de Youdéo curation de chaînes de vidéos Youtube incubées un temps à Station F34 : «Un talent ? C’est la cohérence entre propos et personnalité. Il y a un problème d’éthique dans le mimétisme des formats. Il faut rechercher l’originalité .»

Pour ce faire, une partie de l’activité de la startup consiste à faire de la veille sur des blogs et des vidéos pour détecter des talents aux contenus qualitatifs dans les domaines de la culture, des jeux vidéo et des sciences et de donner à individus talentueux la possibilité de vivre de leur passion.

Pour C., qui gère les talents d’un média en ligne destiné aux 18-30 ans :

Un talent c’est avoir du potentiel, être positif, représenter une individualité avec laquelle on peut travailler. Dans une talent house, il ne peut y avoir deux talents qui se ressemblent. Il faut mettre en avant son caractère unique, être différencié.

Ma fonction est d’accompagner les talents au quotidien pour travailler avec les marques (cible, budget, date). On réalise de la valorisation native, c’est-à-dire une publicité qui n’en a pas l’air. On joue avec les talents comme des relais des marques pour relayer des opérations publicitaires avec différents points de vue avec comme impératif de ne pas trahir la communauté de l’influenceur.

Un partenariat va de 140 000 euros mais en moyenne c’est 3 000 euros. Cela consiste en un placement en sponsoring dans une vidéo dédiée : la marque paye pour la production vidéo sans apparaître forcément pour la vidéo. Une autre partie de mon temps de travail est du conseil aux agents en tant qu’agents pour ne pas casser les prix idée de maintenir une grille de prix.

Mon rôle est enfin est de « donner des conseils » à ces jeunes talents influenceurs car ils mènent une vie d’adolescents confrontés à un monde d’adultes. «Tu es un chef d’entreprise », je leur dis souvent et c’est ma façon à moi de les faire grandir. C’est un monde d’adultes et le talent est comme une proie avec des prédateurs (marques, agents) c’est tout ce système professionnel qui les brosse dans le sens du poil et leur dit « t’es génial, je vais changer ton monde, je vais te permettre d’être une star de cinéma ». Parfois les parents sont un peu envahissants : ils veulent être l’agent de leurs enfants et ce n’est pas toujours bon. Il y a des mineurs sous contrat, donc, parfois le chèque qu’ils touchent c’est le salaire des parents de toute une année. Ce sont des influenceurs sous influence.

L’entretien avec cette professionnelle de l’économie des talents numériques nous engage vers une prise en compte du talent non pas seulement du point de vue de la singularité expressive et de la valorisation qui peut en être faite par les jeux d’acteurs intermédiés par des plateformes, mais également du point de vue des mutations du travail et de la mise en place d’un égoentreprenariat.

Ce «langage des talents» (John Carson) se diffuse, en effet, de façon toute contemporaine dans le monde du travail en général et dans le secteur du management en particulier ainsi que nous l’avons entendu de cette directrice des ressources humaines d’un groupe international de publicitaire, dont le poste est également intitulé Chief Talent Officer :

Dans notre groupe, un talent cela peut être un créatif comme une comptable. J’ai été embauchée comme DRH avec une formation de juriste car je savais comment faire entrer les gens et les faire sortir. Maintenant mon job consiste à garder les talents. En France, « ressources humaines » est devenu « capital humain ».

Dans la culture anglo-saxonne depuis quinze ans on parle de Talent officer. C’est une vision plus dynamique que la simple gestion des ressources humaines. Dans nos industries, on ne vend que des idées (stratégies, consultations) donc notre ressource première ce sont les gens dont on doit chercher les talents d’où la nécessité d’anticiper les risques et de mettre en place un programme de talents. Comment s’assurer de la loyauté du talent ? Comment construire une stratégie d’entreprise pour les talents ?

Cette logique de « talentification » renvoie à un mouvement plus global de culturalisation du monde du travail dans le cadre d’un « capitalisme cognitif et affectif » qui suppose que le travailleur se produise comme sujet doté d’une subjectivité et d’une expressivité.

Mais comme le suggère Pierre-Michel Menger, cette « talentification » du monde du travail pose la question de savoir « comment procéder à une évaluation des oeuvres et des personnes quand la compétition entre elles est gouvernée par l’impératif d’originalité qui pousse à la différenciation illimitée et que rien ne peut en toute logique, être tenu pour commensurable dans un tel espace de différenciation.»

C’est pourquoi, poursuit-il « la valorisation du talent et de la créativité place assurément l’individu et la performance individuelle au centre du jeu.» D’où la mise au point d’épreuves et de compétitions dans des domaines où la réussite est incertaine comme le sport, l’art ou la culture.

La topocratie ou la réinvention du starsystem

Cette mise en concurrence des talents s’observe de façon paradoxale en milieu numérique, ce qui nécessite des sciences humaines et sociales qu’elles renouvellent leur appréhension du social, de l’individu et du collectif.

L’hypothèse du «phénomène collectant» formulée par Bruno Latour, Pablo Jensen, Tommaso Venturini, Sebastian Grauwin et Dominique Boullier nous y invite avec pertinence.

Selon ces auteurs, l’individu doit désormais être conçu comme un « centre de calcul » car plus un profil est individualisé, plus il est singulier ; plus il est connecté, plus il est étendu.

Sur le terrain du numérique, « grand » veut dire plus « connecté », ce qui explique comment, dans cette économie des talents, des micro-célébrités deviennent influentes. Grâce à des techniques de recommandations algorithmiques, ces figures sélectionnées pour leur capacité à créer une communauté de fans sont ensuite instrumentées afin de constituer des carrefours d’audienciation (41).

Un chercheur en informatique, César Hidalgo, a, de son côté, démontré à travers l’analyse de graphes sociaux d’influenceurs que, loin de représenter une méritocratie, la construction socio-technique de l’influence délimite une « topocratie » fondée sur la concentration de noeuds de réseaux par quelques hubs et dont le schéma en forme d’étoile rappelle le principe du star-system (42).

Un instagrammeur influent dans le domaine de la photographie mobile, Neriad, expliquait ainsi : « Je suis resté deux ans sur cette liste de recommandation, c’est presque effrayant. Quand on est suggéré, l’audience est gonflée, il y a des spams, des bots. La machine se nourrit elle-même car plus on est exposé plus on est suivi (43).»

La topocratie est donc un avatar numérique du star-system.

Elle suppose des technologies de sélection et de classement qui permettent de fixer par exemple des échelles de prix des prestations au sein du mercato des talents comme indiqué plus haut par la manager d’une talent house de micro-célébrités influentes.

L’une des technologies sociales employées par les acteurs de cette économie des talents numériques qui délimite in fine une topocratie est constituée par « l’appariement assortif ».

Pierre-Michel Menger fait relever cet appariement assortif d’une « écologie sélective » consistant à associer des talents pour mul tiplier les retours sur investissement (44). Notre corpus fourmille de tels appariements assortifs qui se manifestent à travers les apparitions et les participations de youtubeurs ou de youtubeuses qui peuvent par ailleurs appartenir à différentes agences. Ils sont signalés par le terme « FT» marquant la présence au générique d’un youtubeur ou d’une youtubeuse alliés.

Ainsi, Lucas Dorable vient tourner dans une vidéo de Lena Situations (« On échange nos styles (45) »). Les deux youtubeuses imitent mutuellement la façon que chacune d’elles a de se maquiller. Cette vidéo est l’un des plus vues de la chaîne de la jeune fille. Notons par ailleurs que les deux protagonistes sont sous contrat avec la même agence à l’heure où nous écrivons ces lignes.

Ces échanges de bons procédés de maquillage forment également un échange de communautés de fans, comme l’attestent certains commentaires :

Le duo iconic tant attendu.

Un vrai duo d’enfer. On adore . À refaire absolument.

Ptn meilleur collaboration ever

Yaaaaaaaaaaaaaaaaas !!!!!!! Lucas is back on the Lena's Game  (je sais pas trop si c’est anglais mais c’est pas grave). Vous me tuez tout les deux à chaque fois !

Une manifestation de cette stratégie des appariements assortifs consiste également à inviter d’autres youtubeurs ou youtubeuses influents lors d’un voyage professionnel qui « se transforme en un voyage fou entre potes ! ».

Cette stratégie offre surtout la possibilité de citer, dans le paratexte de la vidéo, les comptes Instagram des participants. En effet, si Youtube est à la fois scène et place de marché, ces comptes pourraient être analysés comme leurs coulisses. Ceci apparaît notamment à travers l’usage du format « story » d’Instagram, qui renouvelle le journal intime.

Ces comptes permettent ainsi de filmer la vie quotidienne de la célébrité. Les appariements peuvent prendre également la forme d’apparition dans les vlogs des uns et des autres. Par exemple, un invité de passage entre dans le champ de la vidéo, sans prendre la parole. Un tel artifice favorise la mise en scène d’une bande de copains formée par ces youtubeurs influents, bande à laquelle les fans peuvent participer depuis leurs écrans. Se forme alors l’une de ces drôles de rencontres entre youtubeurs qui se questionnent au fil de leurs vidéos sur ce qui les rassemble et les distingue. C’est notamment le cas du trio Sulivan Glew, Sparkdise et Bilal Hassani, qui multiplie les performances de coming out de bisexualité et autres révélations queer. On y voit par exemple Sparkdise (46) insister sur le collectif comme une sorte « d’association de bienfaisance (47)…»

Cette formalisation de la «génération licorne vue par elle-même» vient cependant camoufler une stratégie économique sous un vernis socio-psychologisant.

À l’âge des talents numériques, l’originalité et l’expressivité sont donc aussi « des leviers d’une conception exclusive, hiérarchique et éliminatoire, des qualités individuelles (48). »

Le travail créatif rend pos sible une auto-réalisation individuelle revendiquée par ces youtubeurs qui gagnent leur vie à être eux-mêmes comme elles ou ils l’énoncent parfois explicitement. C’est le cas de Léna Situations qui, interrogée sur sa réussite par le site Au féminin, confie qu’elle n’a jamais su choisir entre ses différents centres d’intérêt, la mode ou la communication.

Elle précise qu’en tant que « youtubeuse influenceuse » elle s’épanouit car elle a créé son entreprise. Et d’ajouter : « pour réussir dans ce milieu-là, tu es obligée d’être un couteau suisse, tu ne fais jamais qu’une seule chose à la fois, […] mon kif c’est qu’aucune journée ne se ressemble (49). »

Ce rapport individualisant et hédoniste au travail qui est exprimé par cette jeune influenceuse (c’est «mon kif ») et cette revendication de compétences diverses (je suis un «couteau suisse») peuvent faire écho, dans une version relevant du témoignage, à des études sur la réalisation de soi entendu comme «art de faire soi-même ».

C’est la démarche d’un Richard Sennett ou d’un Mathieu Crawford qui revalorise par exemple le rôle de l’artisan ou interroge le sens et la valeur «travail» dans le monde contemporain (50).

Dans ce régime de l’égo-entreprenariat, le travail du youtubeur et de la youtubeuse consiste «à être soi-même», c’est-à-dire un être original, expressif, créatif, bref un talent reconnu comme un « copain modèle » par les autres, mais aussi comme un « élu » parmi d’autres par les acteurs de l’économie de l’influence plateformisée.

La jeunesse de ces youtubeurs qui, au cours de leurs études, se lancent dans la carrière d’influenceurs après avoir été reconnus comme talents et repérés comme micro-célébrités, explique également pourquoi tant de vidéos abordent la question des choix de vie, à l’instar de « L’argent sur Youtube », cette vidéo canonique de la chaîne Le rire jaune.

Dans une activité où «mon salaire dépend de mon nombre de vues», l’un des frères du duo Le Rire Jaune, en dernière année d’école d’ingénieurs à l’époque du tournage, se pose – et pose à ses fans – une interrogation existentielle : « Dois-je finir mes études d’ingénieur ou continuer à faire des vidéos ? » Cette question ouverte depuis 2015 suscite des milliers de commentaires significatifs quant aux représentations du travail au sein de la « génération licorne (51) ».

Cette vidéo a donné lieu à 24 457 commentaires depuis quatre ans et continue à inspirer des internautes avec ce type de réponses :

Tu devrais continuer tes études et devenir ingénieur et faire quelque vidéo de temps en temps quite à ce qu’elle soit pas d’une qualité de ouf.

Tu peux faire ingénieur et youtubeur ?

Je regarde cette vidéo en 2019 mais je te conseil te faire ingénieur et une vidéo de temps en temps.

Ingenieur ca vaut mieux.

Moi je dit essaye d’avoir un travail bien rémunéré mais qui te laisse du temps pour t’es vidéo comme ca tu est content et ta un parachute toujours la et je t’encourage a faire des placements car en plus comme ca tu vois les vrais et les faux abonné commentaire écrit en 2018 par un mec de 13 ans donc dsl pour les faute.

Je sais pas car c sur que pour toi c important d’avoir un bon métier mais ce serait trop d’hommage qu’il n’y est plus de rire jaune.

Formes de reconnaissance institutionnelle : le retour de la vertu et de l'utilité sociale dans un monde incertain ?

Cet article a, jusqu’à présent, décrit des formes de reconnaissance du talent expressif que représentent un youtubeur ou une youtubeuse influents, talent à la fois interne à la communauté de la micro-célébrité et caractéristique de l’économie créative de la plateforme.

Ce faisant, l’histoire de la notion de talent passant d’un premier usage culturel à un second usage managérial a été ici résumée depuis l’âge romantique jusqu’à l’époque du capitalisme affectif qui voit émerger les notions de « micro-célébrité » et d’« influenceur ». Une success story dans le monde merveilleux des youtubeurs (52) emprunte donc à la fois au talent, à la micro-célébrité et à l’influence impliquant que le circuit de la marchandisation de la subjectivité exprimée de manière créative s’accomplisse jusqu’au devenir marque des individualités.

Coexistent donc, au sein de l’économie numérique des talents, pour reprendre les mots de l’historien Antoine Lilti

...ces deux figures du succès : d’une part, la réussite par le talent, inscrite dans le droit par la Révolution, fondement idéologique de la société méritocratique articulant exigence d’utilité sociale et injonction au perfectionnement individuel. De l’autre, la célébrité reconnaissance fondée sur l’exposition médiatique et la curiosité publique. Le talent est soutenu par des institutions avec des épreuves formalisées de sélection et la seconde repose sur la culture populaire et médiatique avec des mécanismes mystérieux voire arbitraires (53).

Il nous faut cependant nuancer les conclusions de l’historien de la célébrité en précisant d’une part, que la culture algorithmique que met en forme l’économie créative des plateformes est venue rationaliser le caractère irrationnel de la célébrité à travers la configuration topocratique, comme nous l’avons indiqué plus haut.

D’autre part, la topocratie n’élimine pas la reconnaissance méritocratique des microcélébrités influentes en tant que talents légitimes. En effet, des formes traditionnelles de reconnaissance par le concours se trouvent ré-institutionnalisées avec la création d’une commission «Talent » du Centre national de la cinématographie français.

Un fonds d’aide aux créateurs vidéo sur internet (CNC Talent), dédié aux projets d’expression originale française en première diffusion gratuite sur internet, a été créé en 2017. Il comporte deux aides sélectives avant réalisation. Une aide à la création, allant jusqu’à 30 000 euros, pour les créateurs vidéo ayant au moins 10 000 abonnés ou ayant été primés dans un festival au cours des cinq dernières années.

Une aide à l’éditorialisation des chaînes, allant jusqu’à 50 000 euros, pour les créateurs vidéo ayant 50 000 abonnés ou plus. Ces aides sont attribuées sur avis d’une commission composée de dix membres (créateurs, producteurs, entrepreneurs du web…).

La commission se réunit cinq fois par an et se trouve présidée par l’artiste JR, célèbre pour avoir exposé notamment des photographies des visages de gens ordinaires au Panthéon. Elle comprend également le pionnier des youtubeurs, Cyprien. Si l’on étudie les lauréats de ce concours «Talents CNC», on remarque le peu de présence de vidéastes lifestyle ou beauté.

Ce sont bien plutôt les genres culturels et scientifiques qui sont récompensés, à l’image de la consécration de trois cent cinquante chaînes Youtube proposées par le Ministère de la Culture (54).

Lors de la commission du 21 février 2019, le vidéaste Clément Montfort, auteur d’une websérie documentaire sur la mouvance collapsologiste (55) a pu obtenir une aide à la création (56). D’autres vidéastes proches de cette inspiration, comme la chaîne Tout le Monde s’en fout, ont également été aidés.

On observe que ces youtubeurs se trouvent engagés vers des mobilisations vidéo autour de la crise climatique. Ils ont ainsi collaboré à la vidéo chorale de lancement de l’initiative « Il est encore temps (57) » ainsi qu’à un manifeste pour le développement d’actions en faveur du climat plus radicales, à l’image du mouvement anglais Extinction Rebellion.

Cette légitimation de youtubeurs engagés dans des problèmes publics par le fonds «Talent CNC » rappelle ici les vertus démocratiques du talent, « son utilité sociale (58) » .

Et pendant que, une fois obtenu son diplôme d’ingénieur en 2016, Le Rire Jaune poursuit son travail de youtubeur, pour « vivre de sa passion », d’autres ingénieurs font parler d’eux, tel cet élève de l’école Centrale Nantes dont le discours de remise de prix a donné lieu à une vidéo virale dans laquelle il explique que sa génération ne travaillera pas à refaire le monde mais à en vivre la fin et que son diplôme n’a guère de sens dans ce contexte (59) :

Comme bon nombre de mes camarades, alors que la situation climatique et les inégalités ne cessent de s’aggraver, que le Giec (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) pleure et que les êtres se meurent : je suis perdu, incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur, en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation.Quand sobriété et décroissance sont des termes qui peinent à s’immiscer dans les programmes centraliens, mais que de grands groupes industriels à fort impact carbone sont partenaires de mon école, je m’interroge sur le système que nous soutenons. Je doute, et je m’écarte.

Ce discours de défection par l’un de ces « loyaux critiques», comme les désigne la sociologue Cécile Van de Velde (60), que sont ces ingénieurs et autres diplômés d’écoles de commerce qui renoncent à des carrières de cadres est peut-être l’annonce d’un nouveau talent, celui de savoir vivre dans « les ruines du capitalisme» (Anne Lowenhaupt Tsing 61).

Laurence Allard Université Lille 3 Université Sorbonne nouvelle (Ircav)

https://classiques-garnier.com/etudes-digitales-2019-1-n-7-youtoubeurs-youtubeuses-inventions-subjectives-youtubeuse-youtubeur-travailler-a-etre-soi-meme-a-l-age-du-talent-numerique.html

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1. Pierre-Michel Menger, «Le talent et la physique sociale des inégalités», in Pierre-Michel Menger (dir.), Le talent en débat, Paris, PUF, 2018 p. 15.

2. Ce corpus comporte les vidéos postées sur Youtube d'influenceurs qui sont sous contrat dans deux agences les mettant en relation avec des marques. Deux d'entre eux apparaissent chez AdCrew : Lenamahfouf (20 ans) (592 573 abonnés) ; LucasAdorable (19 ans) (408 844 abonnés) et deux autres chez Follow : PaolaLct (15 ans) (495 850 abonnés) et Sulivan Gwed (18 ans) (1 676 061 abonnés). Nous citerons également Bilal Hassani, Sparkdise et Gloria_Nbr que l'on retrouve dans les contenus des uns et des autres. Ces bandes et ces teams font partie de la deuxième et de la troisième génération de youtubeurs célèbres en France ayant ouverts leur chaîne entre 2013 et 2015 quand Norman et Squeezie l'effectuaient en 2011, quelques années après le pionnier Cyprien qui s'est lancé en 2007 alors que Youtube n'avait alors que deux ans d'existence.

3. «Un réseau multichaîne, réseau de chaînes ou network (de l'expression anglaise multi channel network, donnant le sigle mcn) est une entreprise travaillant conjointement avec les sites de partage de vidéos (par exemple, Youtube) et proposant aux vidéastes des services ayant trait à la monétisation et la promotion de contenus, à la gestion des droits, à l'aide au développement et aux relations avec les annonceurs et partenaires commerciaux, en échange d'un pourcentage sur les revenus de leur chaîne. En termes de chiffres d'affaires et de vues associées à leurs chaînes, Webedia, Finder Studios, Wizdeo, Maker Studios, BroadbandTv, Machinima, Fullscreen, Divimove et Brave Bison se comptent parmi les plus importants networks. » source Wikipédia.

4. Ainsi, en 2018, 56% des élèves de 5e sondés font usage des réseaux sociaux pour regarder des vidéos, 40% pour partager des photos et des vidéos, 27% pour suivre des célébri tés. La volonté de s'informer est faible : seuls 13% s'y informent sur l'actualité et 4% partagent des liens et des articles. Chiffres de la troisième édition du baromètre «Born Social» de l'agence Heaven, en partenariat avec l'association Génération numérique.

5. Sur cette notion voir Philippe Bouquillion, «Industries, économie créatives et technolo gies d'information et de communication », tic&société, vol. 4, no2, 2010. https ://journals. openedition.org/ticetsociete/876.

6. Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 25.

7. Comme l'atteste l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen : «Tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.»

8. Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 32.

9. Les sources du moi. La formation de l'identité moderne, Paris, Le Seuil, 1998.

10. Laurence Allard, «Express Yourself 2.0. Blogs, podcasts, fansubbing, mashups… : de quelques agrégats technoculturels à l'âge de l'expressivisme généralisé » in Éric Maigret et Eric Macé (dir.), Penser les Mediacultures, Paris, Armand Colin/ina, 2005.

11. «En parlant de "super-publics", je veux parler de l'état modifié des publics – à quoi ressemblent les publics lorsqu'ils sont imprégnés des caractéristiques des architectures numériques ? Que signifie parler à travers le temps et l'espace à un public inconnu ? Que se passe-t-il lorsque vous ne pouvez pas prédire qui sera témoin de vos actes car ils ne sont pas visibles maintenant, même s'ils le seront demain ? Comment les gens apprennent-ils à traiter avec un public plus large et plus diversifié que celui qu'ils ont appris à comprendre adolescents ? Comment les adolescents sont-ils affectés par le fait de grandir dans un environnement où ils peuvent assumer des super-publics ? Je veux parler de ce que signifie parler pour tous les temps et tous les espaces, devant des publics que vous ne pouvez pas conceptualiser.» «Super Publics», Apophenia Blog, 22 mars 2006 (traduction de l'auteur).

12. Ainsi C., 36 ans, gère la « talent house » d'un groupe média internet pour la cible des 18-30 ans. Elle raconte comment elle a eu à gérer le cas d'une vidéo traitant de singe la Youtubeuse noire Mademoiselle Gloria puis le piratage de son compte Instagram. « J'ai pris contact avec Youtube et autres réseaux sociaux. Le conseil que je donne à nos talents par rapport aux haters, c'est de se déconnecter. Je leur donne aussi d'autres conseils car ils mènent une vie d'adolescents confrontés à un monde d'adultes. C'est un monde d'adultes et le talent est comme une proie avec des prédateurs (marques, agents) c'est tout ce système professionnel qui les brosse dans le sens du poil et leur dit "t'es génial, je vais changer ton monde, je vais te permettre d'être une star de cinéma !". » Entretien réalisé le 30 janvier 2018 à Paris.

13. «Comment avoir confiance en soi ? nos anecdotes ! || Léna Situations feat. Bilal Hassani & Sparkdise» (https ://www.youtube.com/watch ?v=q2fpcFBgZXA, ajoutée le 27 mars 2019).

14. Lucas dorable / faq : / clash / androgyne / bac / (https ://www.youtube.com/ watch ?v=xXfmUAO0LLY, ajoutée le 23 juillet 2017).

15. https ://www.youtube.com/watch ?v=1UvBZi-QJxM, vidéo ajoutée le 27 juin 2018.

16. Ce qui suppose que le maquillage des jeunes youtubeuses beauté représente l'étalon du genre.

17. Allusion à une célèbre vidéo d'une youtubeuse pionnière, Natoo, « La chanson des licornes » (2014, https ://www.youtube.com/watch ?v=a021WhobrLc), qui a popularisé notamment un type de déguisement-travestissement emblématique, selon nous, de la norme socio-numérique qu'est devenue la singularisation individuelle comme nous le discutons dans ce paragraphe.

18. Ils sont reproduits ici avec leur graphie propre, sans que la mention «sic » ne vienne à chaque fois stigmatiser leur spécificité ou impropriété.

19. «Comment avoir confiance en soi ? nos anecdotes ! || Léna Situations feat. Bilal Hassani & Sparkdise » (https ://www.youtube.com/watch ?v=q2fpcFBgZXA&t=53s, ajoutée le 27 mars 2019), avec plus de mille commentaires en avril 2019.

20. Antoine Lilti, Figures publiques, l'invention de la célébrité (1750-1850), Fayard, Paris, 2014.

21. Antoine Lilti, « Faut-il du talent pour être célèbre ?» in Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 108.

22. Antoine Lilti, op. cit., p. 119.

23. Instagram complète la scène et place de marché que représente Youtube en proposant à la fois des posts comme des photographies interactives de magazines grâce à des fonc tionnalités comme le «swipe up » et le «tap » mais également des séquences de vie avec les stories d'une durée d'une journée. Voir Laurence Allard, «Des mobiles, des apps et autant de nuances d'images », Théorème, no 29, Mobiles : enjeux artistiques et esthétiques, Presses universitaires de la Sorbonne nouvelle, 2018.

24. https ://www.youtube.com/watch ?v=5LZHnM6TgwA. Commentaire en date du 3 avril 2019.

25. Alessandro Ferrara, Reflective authenticity. Rethinking the Project of Modernity, Routledge, Londres, 1999.

26. Laurence Allard, Frédéric Vandenberghe, « Entre légitimation technopolitique de l'individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer», Réseaux, no117, 2003.

27. Charles Litli, op. cit., p. 126-132.

28. Michel Foucault, «À propos de la généalogie de l'éthique », Dits et écrits, 1954-1988, vol. 4, Gallimard, Paris, p. 609-632.

29. Alexandre Malsch, créateur du groupe media pure player Melty, entretien Le Monde/ Pixels, 8 mai 2015.

30. Theresa Senft, «Micro-celebrity and the Branded Self », in Jean Burgess et Axel Bruns (eds), Blackwell Companion to New Media Dynamics, Blackwell, Londres, 2012.

31. Jean-Claude Rochet, Jean Tirole, «Platform Competition in Two-Sided Markets», Journal of the European Economic Association, vol. 1, no4, 2003, p. 990-1029.

32. Voir Phililppe Bouquillion, Bernard Miège, Pierre Moeglin, L'industrialisation des biens symboliques : les industries créatives en regard des industries culturelles, pug, Grenoble, 2013.

33. Laetitia Chatillon, entretien réalisé au festival NéoCast 2016, consacré aux youtubeurs scientifiques et culturels, Strasbourg, le 24 avril 2016.

34. Laetitia Chatillon, entretien cité.

35. Entretien réalisé le 30 janvier 2018 avec C. qui gère les influenceurs de la talent house d'un groupe média en ligne à destination des 18-30 ans et qui a tenu à rester anonyme.

36. Entretien réalisé par téléphone le 14 août 2016.

37. On peut citer les travaux de Yann Moullier-Boutang, Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Éd. Amsterdam, Paris, 2008 ; Michael Hardt, «Affective Labor», Boundary 2, Duke University Press, vol. 26, no 2, p. 89-100 ou Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Le Seuil, Paris, 2014. Voir aussi la synthèse pour le champ des sciences de l'information et de la communication de Fabienne Martin-Juchat, «Le capitalisme affectif : enjeux des pratiques de communication des organisations», in Sylvie Parrini Alemanno (dir.), Communications, organisationnelles, management et numérique, L'Harmattan, Paris, 2014.

38. Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 29.

39. Pierre-Michel Menger, op. cit. p. 30.

40. Bruno Latour, Dominique Boullier et alii, «Le tout est toujours plus petit que ses parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde », Réseaux, no177, Politiques des algorithmes, 2013.

41. Voir Laurence Allard, op. cit., 2018.

42. Cesar A. Hidalgo et al., «To Each According to its Degree : The Meritocracy and Topocracy of Embedded Markets », Nature, janvier 2014. On peut également citer sur la topographie du web les travaux de Roger Bautier, notamment «Les réseaux de l'internet : des artefacts bien (trop) vivants», Les Enjeux, 2007. https ://lesenjeux.univ-grenoble-alpes. fr/2007-meotic/Bautier/home.html.

43. Propos tenus lors d'une rencontre-débat que nous avons organisée le 29 avril 2015 dans le cadre des activités du groupe «Téléphone mobile et Création» et transcris dans Laurence Allard, «Des mobiles et des apps : 50 nuances d'image », Théorème, no 29, «Mobiles : enjeux artistiques et esthétiques», Presses de la Sorbonne nouvelle, 2018.

44. Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 77.

45. Vidéo tournée le 8 avril 2019.

46. «Notre génération : mise au point» (en date du 3 avril 2019).

47. Que l'on peut résumer par le slogan «+=+» de Lena Situations, c'est à dire que positif = positif, un esprit positif amène des choses positives.

48. Pierre-Michel Menger, op. cit. p. 24.

49. Lena Mahfouf : le parcours de la femme de toutes les situations ! en date du 24 décembre 2018. Le texte de présentation de la vidéo explique ainsi que «Lena Mahfouf est la femme de toutes les situations ! C'est bien pour ça que le nom "Lena Situations" lui va si bien ! Blogueuse, youtubeuse, instagrameuse, business woman, rien ne lui résiste ! En tout juste une petite année, elle est devenue l'une des influenceuses françaises les plus demandées. Elle revient sur son parcours, ses projets et sa méthode du +=+ dans son interview Success Story !»

50. Richard Sennett, Ce que sait la main, Albin Michel, Paris, 2010 et Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, Paris, 2010.

51. « L'argent sur Youtube » aux 9 534 937 vues (https ://www.youtube.com/watch ?v=GREO4tBLEm8, vidéo ajoutée le 29 avril 2015).

52. Pour reprendre le titre d'un documentaire de Sylvie Deleule, 2018, Public Sénat-France

53. Antoine Lilti, op. cit., p. 132-133.

54. «Les chaînes Youtube culturelles et scientifiques francophones», Ministère de la Culture, 2018.

55. Mouvance qui, à la suite de Yves Cochet ou Pablo Servigné, prévoit une fin proche de la civilisation thermo-industrielle. 56. Consulter les résultats de la commission du 21 février 2019.

58. Charles Litli, op. cit., p. 131.

59. «Discours Remise des Diplômes 2018 Centrale Nantes », https ://www.youtube.com/watch ?v=3LvTgiWSAAE (ajoutée le 4 décembre 2018). La vidéo est indexée sous le mot-clé #onestprêt qui fédère lui aussi des mobilisations d'actions climatiques.

60. «Cette génération de jeunes ressent la finitude du monde », entretien dans Le Monde, 19 avril 2019. 61. Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, Paris, 2018.

Dernière modification le jeudi, 06 juin 2024
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