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Retirer de la classe tout ce qui pourrait aider les élèves.
Cette admirable injonction fait partie des consignes de passation des évaluations nationales CE1 en 2011. On pouvait la ré-entendre dans le documentaire réalisé par Marina Julienne cette année-là et intitulé : "L’école à bout de souffle" que la chaîne LCP a diffusé aujourd’hui. 
Un excellent documentaire nourri de reportages dans les classes et d’interviews de parents, mais un document bien éprouvant quant à l’image de l’école qu’il donne et des mentalités qui y fleurissent. Certes on entendait bien ici ou là quelques propos réconfortants de la part de François Dubet et Philippe Meirieu, mais ils étaient si brefs et si coupés des reportages qu’ils n’arrivaient pas à effacer l’impression désolante de l’ensemble, que l’injonction, qui sert de titre à ce billet, symbolise parfaitement.

Le seul coin de ciel bleu ici, c’est la date : 2011. On est maintenant en 2013, et en principe, les choses devraient changer. Pourtant l’optimisme a du mal à s’installer.
Comme disait ma grand-mère, pour espérer du beau temps, il faut qu’il y ait dans le ciel assez de bleu pour pouvoir tailler une culotte au petit jésus. Formule qui m’étonnait grandement dans mon enfance : comment évaluer cette quantité nécessaire, puisque la taille des divines fesses n’est généralement pas précisée ? On le voit, le flou est partout !
Notamment dans le ciel pédagogique : le bleu (ou rose...) dont on parle est loin d’être net et il semble bien insuffisant pour ramener le soleil espéré... Je veux dire, pour qu’on voie enfin les enseignants s’insurger contre une telle consigne. La parfaite sérénité de la prof d’école du film, expliquant aux parents d’un ton doctoral l’importance de cette précision, gage évident de sérieux, corroborée par la présence de classeurs verticaux isolant chaque enfant pendant la passation, laisse un grand doute sur les chances d’apparition du soleil en question.
J’entends d’ici l’objecteur de service — mais, pas de conscience ! — me rappeler qu’une évaluation n’a de sens que si elle est à la fois parfaitement individuelle et sans aucune aide.
Ah bon ? Et pourquoi, s’il vous plaît ?
Est-ce que l’enseignant qui prépare sa classe, surtout s’il sait qu’il sera inspecté le lendemain, le fait sans documentation ? Et même sans inspection à la clé, que penserait-on d’un enseignant qui ne travaillerait que sur sa mémoire ?
 
Admettons qu’une évaluation reste une activité individuelle — même si cela peut se discuter à l’infini — mais pourquoi refuser aux élèves une aide possible, sous la forme de documentation, laquelle, quelle qu’en soit la forme, n’est jamais évidente à utiliser ?
 
Faut-il rappeler que la culture n’a rien à voir avec les faux savoirs des gagnants de jeux télévisés ? Qu’elle ne se mesure pas aux réponses données, mais à la capacité de trouver la documentationplurielle (c’est essentiel) qui permet de construire une réponse à partir d’éléments divers, parfois contradictoires.
 
Contrairement à ce que d’aucuns pensent, ce n’est pas au-dessus des moyens d’un élève du primaire, même au CE1 : c’est un apprentissage de base qui doit commencer dès le CP. Il suffit que les questions soient un peu intelligentes, qu’elles demandent de la réflexion, et que la documentation ait fait l’objet d’un travail solide et d’un bon entraînement.
 
Pour que l’enfant se nourrisse de savoirs, il faut qu’il lise beaucoup — beaucoup de documentation (et pas seulement de la littérature, enfantine ou non, même si cette dernière est évidemment indispensable).
 
Normalement, TOUT LE TRAVAIL doit se faire avec des documents d’aide : l’aide en question nefacilite pas le travail — au contraire ! — Elle le rend plus lourd. Mais elle lui confère une efficacité infiniment plus grande en matière d’apprentissage. N’oublions pas tout ce qu’il faut maîtriser pour utiliser une documentation : il faut savoir où chercher et quoi, savoir lire ce qui est écrit, savoir trier dans ce qu’on lit ce qui est utile à la question, savoir le reformuler... Ce n’est ni inné, ni facile. C’est à apprendre. Et donc c’est ce qu’il faut évaluer, quand on veut faire le point sur ce qu’ils savent :
Une réponse toute nue, sortie de la mémoire, n’est d’aucun intérêt et ne renseigne en rien sur les savoirs effectifs, car ce qu’on a appris par cœur pour le dégorger à l’interrogation s’envole aussitôt après : en fait, apprendre par cœur stimule surtout la mémoire à court terme. Pour savoir vraiment quelque chose par cœur, il faut l’avoir lu des centaines, voire des milliers de fois.
 
C’est cette opportunité-là que l’école doit offrir aux enfants, surtout si, dans la suite de leurs études, ils doivent justement travailler de mémoire. Nourrir sa mémoire, c’est lire, c’est utiliser l’écrit — pas seulement, mais surtout — en situations diverses, toujours recommencées, jamais semblables.
 
 
Cette consigne de passation d’épreuves est donc infiniment détestable :
1- Elle est sélective socialement : dès qu’on laisse un enfant tout nu se débrouiller avec ses propres moyens, on donne libre cours à l’injustice sociale, car on donne toutes les chances de réussite à ceux dont l’environnement culturel familial a permis de construire les stratégies qui font réussir, celles que l’école n’enseigne pas, et donc ignorées de ceux qui n’ont qu’elle pour apprendre.
2- Elle est dangereuse psychologiquement, en mettant les enfants dans un état de stress, incompatible avec l’utilisation de la mémorisation, même acquise : pour pouvoir se servir de ce qu’on sait par cœur, il faut se sentir en sécurité, et non stressé par les consignes d’une maîtresse juge-arbitre qui les prononce d’une voix métallique. Nombreux sont les conférenciers — et l’auteur de ce billet fait partie du club — qui font demi-tour, prêts à refaire cent kilomètres ou plus, pour retourner chercher des notes oubliées, dont pourtant ils ne se servent jamais, mais dont l’absence les paralyse.
Alors, vous pensez, un enfant de CE1... !
3- Elle est contraire aux objectifs d’éducation, puisqu’elle prive les enfants d’un outil de travail dont ils auront à se servir toute leur vie, notamment professionnelle.
4- Elle est laide moralement, supprimant toute notion d’entraide, et elle participe à cette méchanceté sadique que l’on repère trop souvent dans les classes.
Attention ! Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas la difficulté qui est sadique ; c’est l’absence de moyens pour la surmonter. La difficulté, au contraire, les enfants l’aiment, car elle est valorisante — mais à condition d’avoir des moyens pour la vaincre, d’avoir le droit à l’erreur et de n’être pas tout seul.
 
Et pourtant, ces idées-là ne courent pas les rues des médias. Aussi l’optimisme peine-t-il à s’installer. Des nuages cachent toujours le bleu du ciel de l’école et la culotte du petit Jésus n’est pas pour tout de suite :
* D’abord, les invraisemblables programmes 2008 font toujours autorité, et le film fait bien apparaître combien ils sont fort bien admis par les collègues, — et les parents ! — qui continuent de les suivre à la lettre, sans aucun état d’âme.
* Ensuite, en dehors d’une petite minorité qui réfléchissent sur leur métier et travaillent avec les mouvements pédagogiques, j’en ai bien peur, qu’ils ne soient pas nombreux, les collègues qui font travailler leurs élèves avec de la documentation, ou ont l’intention de le faire : apprendre, comme accoucher, il faut que ce soit douloureux, pour faire sérieux, n’est-ce pas ?
 
Combien sont-ils à être choqués aujourd’hui par la consigne du titre de mon billet ?
Dernière modification le vendredi, 03 octobre 2014
Charmeux Eveline

Ancienne élève de l’ENS, professeur à l’EN d’Amiens, puis au CRCEG de l’EN, entre 1956 et 1971.

Nommée ensuite à l’ENG de Toulouse, puis à l’IUFM de cette ville jusqu’en 1993, date de mon départ en retraite, j’ai parallèlement travaillé à l’INRP, en tant qu’Enseignant chercheur associé, depuis 1966 jusqu’à mon départ en retraite. J’ai publié de nombreux ouvrages sur la pédagogie du français à l’école primaire et au collège.