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Par Eveline CHARMEUX, jeudi 22 mars 2012 - Accès au site - Depuis le drame de Toulouse et ses horreurs — dont, sans vouloir minorer celles-ci (bien sûr !), on notera tout de même que trois enfants assassinés à Toulouse font autrement plus de bruit que des milliers en Syrie ou ailleurs...

Mystères de la relativité ! — une formule, en forme de mise en garde, s’échappe continuellement des bouches autorisées : Il faut absolument éviter les amalgames. Mais... C’est quoi des amalgames ? Comment attrape-t-on ça ? Comment l’éviter ? Faut-il se laver les mains ? Et l’école là-dedans ?

Ces questions farfelues le sont moins qu’il n’y paraît. Certes, la pratique des amalgames, terre nourricière des racismes et autres xénophobies, n’a rien d’une maladie qu’on attrape : elle est née avec chacun de nous et seule l’éducation peut nous en débarrasser. C’est pourquoi, je crois que l’école est parfaitement responsable de sa présence chez une majorité d’adultes, parce que, sous le fallacieux prétexte que ce n’est pas dans les programmes, elle se lave les mains sur ce sujet qui lui paraît relever de l’éducation, laquelle comme on sait, ne la concernerait point. Sans revenir sur le fait que tout travail d’enseignement, est, par nature, éducation (ou anti-éducation) — Philippe Meirieu et bien d’autres ont écrit des pages définitives là-dessus — Il me semble utile de revenir sur ce que signifie "faire des amalgames", et chercher pourquoi cela perdure dans l’opinion publique, et pas seulement dans les brèves de comptoir.

Faire des amalgames, c’est, être aveugle sur les différences, pour ne voir que des ressemblances de surface. C’est un comportement infantile. Nul besoin d’être docteur en psychologie des petits pour savoir qu’un jeune enfant est toujours plus sensible à ce qui ressemble qu’à ce qui diffère, et que, dès qu’un point commun existe entre deux objets, deux mots ou deux personnes, c’est ce point commun qui est retenu et non ce qui les différencie. C’est encore très valable pour les adultes : avant d’être allé en Afrique, un blanc trouve que tous les noirs se ressemblent, lesquels noirs ont du reste la même opinion des blancs. J’en connais beaucoup qui s’ennuient aux matches de foot où elles vont par amour... du compagnon que ce sport passionne, trouvant que rien ne ressemble plus à une homme qui court après un ballon qu’un autre homme qui court après ce même ballon... Je me souviens aussi d’un ami, un marin, qui soupirait lors d’une séance de photos de haute montagne, commentées avec passion par leur auteur : "Et dire qu’il y en a qui osent prétendre que la mer, c’est toujours pareil..."

Pour que les choses intéressent, il faut avoir appris à voir que justement ce n’est pas du tout pareil. Finalement, apprendre, c’est découvrir des différences là où l’on n’en voyait pas auparavant, et c’est en même temps découvrir, sinon des ressemblances, du moins des relations cachées, là où rien ne semble pareil. Apprendre, c’est devenir capable de voir au-delà des apparences. Faire des amalgames, c’est en être prisonnier.

Or, le travail scolaire tel qu’il est normalement prévu, peut aisément mettre en place — ou interdire, ce qui est souvent le cas — ce tels apprentissages : quelques exemples, rien que pour le français. Qu’est-ce qu’apprendre à lire, si ce n’est apprendre à ne pas confondre des poids et des pois, des mythes et des mites ; des fards et des phares. Tout de même curieux qu’on ne commence pas par là au CP... Et puis, c’est aussi faire des découvertes de relations imprévues, comme le fait que "je veux" et "nous voulons" appartiennent au même verbe ; pour beaucoup de collègues, c’est évident... Or, ça ne l’est pour aucun enfant. Quand on parcourt les habitudes d’enseignement, on se rend compte que tout ceci est majoritairement absent. L’accent est mis, presque partout systématiquement sur ce qui est pareil en surface : le déchiffrage oralisé en lecture gomme complètement les différences entre les mots : c’est ainsi que j’ai vu une enseignante de CP dire à un enfant qu’elle faisait oraliser et qui s’arrêtait devant le "à" accent grave, qu’il n’avait jamais vu auparavant : "t’occupe pas du petit accent au-dessus : cette lettre, tu la connais, tu sais la dire...". Comme si lire, c’était dire, et comme si l’accent sur le "a" n’avait aucune importance ! C’est ainsi que l’école fabrique la fameuse dysorthographie, que l’on a tant de plaisir à déplorer...

On leur fait croire que les synonymes permettent de remplacer des mots dans un texte pour éviter des répétitions. C’est ignorer que les synonymes n’ont rigoureusement jamais le même sens ni le même emploi, et que remplacer un mot par un synonyme, c’est changer le sens de la phrase : voilà une ressemblance qui n’en est pas une. Mais, à côté, il importerait que les enfants découvrent des relations que les habitudes scolaires occultent régulièrement : le cloisonnement des divers domaines de la grammaire et le fait que ce soit étudié dans des chapitres distincts, fait qu’on empêche les élèves de comprendre, par exemple, qu’une subordonnée relative puisse fonctionner exactement comme un adjectif, et une conjonctive comme un nom.

Ces choix pédagogiques ont des corollaires redoutables : en orthographe, comme en grammaire, on enseigne des règles toutes faites construites sur la généralisation de quelques faits.. On sait pourtant que les plus grands dangers viennent précisément des généralisations, lesquelles sont au cœur des amalgames. Par exemple, faire croire, comme le fait monsieur Bled, que "les mots commençant par la syllabe "af", prennent deux "f" sauf afin et africain" : c’est non seulement une erreur — ça n’apporte pas beaucoup d’aide pour écrire "aphone" — , c’est une forme de malhonnêteté inadmissible. De quel droit peut-il affirmer ceci, sans que les élèves n’aient eu le moyen de le vérifier ? Demander aux enfants de mémoriser sans discussion ce genre de sottises, qu’est-ce, sinon les habituer à se soumettre, sans réfléchir, à une parole venue d’en haut, dont la seule justification est d’être venue d’en haut ? L’école est peut-être devenue laïque : elle n’a jamais cessé d’enseigner comme au catéchisme.

Il est là, le terreau des amalgames.

Si l’on ajoute l’oubli total de tout travail en logique, l’absence complète d’analyse des raisonnements, l’ignorance quasi absolue de ce qu’est une argumentation, timidement abordée en terminale, — parfois un peu plus tôt par d’audacieux professeurs, mais si minoritaires ! — on découvre un véritable brouillard de connaissances floues et d’immoralité rampante dans lequel on fait patauger les élèves, sans qu’ils puissent le moins du monde s’en rendre compte. Et l’on ose parler de morale à l’école ; on ose imposer des cours, à grands coups de sentences qui, pour la plupart, sont surtout de beaux exemples de généralisations plus que hâtives... ? On n’a pas peur, en haut lieu des contradictions et du ridicule.

C’est alors qu’on prend conscience de l’importance du choix d’un modèle pédagogique.

Officiel, le modèle transmissif n’est pas seulement discutable, il est dangereux ; il est immoral. Le seul modèle pédagogique éducatif est celui qui permet aux enfants d’apprendre le doute méthodique, ce doute, si difficile à acquérir, qui consiste à rechercher constamment des preuves, à aller plus loin que la première impression, à ne pas se contenter du sens qui arrive au fur et à mesure du texte, qui sait interroger ce texte à la recherche d’indices toujours plus précis et plus fins, à être exigeant avec soi-même, et rigoureux dans ses conclusions.

Mais cela ne suffit encore pas : il y a des contenus à ne pas oublier : apprendre, très tôt, dès l’école primaire, à démonter une argumentation, à repérer où un raisonnement dérape, et sur quels présupposés il repose. Cela veut dire, entre autres, lire et analyser des écrits divers incluant les écrits polémiques, ou d’argumentation, sans enfermer les enfants, sous prétexte de leur jeune âge, dans des fictions, qui pour être nécessaires (seulement quand elles sont littéraires et de qualité), n’en sont pas moins incapables d’apporter à l’intelligence la rigueur de raisonnement qui fait l’honnêteté.

L’imaginaire, le rêve, c’est essentiel, j’en conviens, mais il faut stimuler aussi l’autre hémisphère du cerveau.

Et puis, l’honnêteté, la vraie, n’est pas une de ces "vertus" spontanées qu’on accorde à ceux qui n’ont pas fait d’études ; elle n’a rien de naturel. Elle a à voir avec la rationalité ; elle est nourrie d’intelligence et de prise en compte de l’Autre. Elle fait partie du "vivre en société". Raisonner juste, ça s’apprend. Se méfier des amalgames, ça s’apprend. Ça ne peut se faire qu’à l’école. Encore faudrait-il qu’elle le sache et qu’elle le veuille...

Evelyne Charmeux

Charmeux Eveline

Ancienne élève de l’ENS, professeur à l’EN d’Amiens, puis au CRCEG de l’EN, entre 1956 et 1971.

Nommée ensuite à l’ENG de Toulouse, puis à l’IUFM de cette ville jusqu’en 1993, date de mon départ en retraite, j’ai parallèlement travaillé à l’INRP, en tant qu’Enseignant chercheur associé, depuis 1966 jusqu’à mon départ en retraite. J’ai publié de nombreux ouvrages sur la pédagogie du français à l’école primaire et au collège.