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Mozart compose la plus grande partie de sa musique de chambre en réponse à des commandes. On a coutume d’insister sur le fait que celles-ci émanent de Frères, francs-maçons fortunés qui souhaitent ainsi lui venir en aide, et qu’il lui arrive de solliciter lui-même quand son impécuniosité devient trop criante. 
Ce petit commerce (on parlerait aujourd’hui de business plan) illustre la condition de l’artiste moderne, que Mozart fut l’un des premiers à incarner, payant sa liberté nouvelle, son indépendance, par une insécurité matérielle qui le fait osciller sans cesse entre un certain faste et la misère.
 
Mais un autre aspect de l’affaire passe davantage inaperçu, qui revêt pourtant une importance considérable du point de l’histoire de l’art et de la culture.À savoir que les commanditaires en question ne se contentaient pas d’être francs-maçons aristocrates et riches.
 
Il fallait qu’ils soient en outre d’excellents amateurs. Ils se plaisaient à écouter de la musique, mais étaient capables aussi de la jouer. Les œuvres qu’ils commandent à Mozart seront écrites pour qu’ils puissent les exécuter eux-mêmes, en famille, dans leur propre salon, le compositeur étant invité à y tenir sa partie. On imagine la fête !
 
Seconde vignette. Quand Giuseppe Verdi crée son Rigoletto le 11 mars 1851, au théâtre de la Fenice à Venise, il prend soin d’annoncer que l’air le plus brillant sera chanté dans le tout dernier tableau du troisième et dernier acte. Il s’assure ainsi que le public restera jusqu’au bout au lieu de fuir vers le foyer pour boire des coupes de champagne. Mais dans ces ultimes instants, il se trouve que la fameuse chanson, dans laquelle le cynique séducteur affirme que "la femme est volage", n’est pas entonnée une seule fois mais plusieurs. Question de bien enfoncer le clou. Et le lendemain matin de la première, quand il s’aperçoit que les beaux messieurs pressés traversent la place Saint Marc en fredonnant cet air, et même les belles dames, Verdi sait qu’il a gagné. Que son opéra est promis à un magnifique avenir. Qu’il vient de remporter le triomphe qui marquera sa carrière. 
 
Or, que nous enseignent les deux petits faits ? Que la musique dite "classique" (et baroque mieux encore, et bien entendu le jazz) n’est pas destinée seulement à être écoutée, comme une logique industrielle et commerciale voudrait nous le faire croire, mais aussi, et peut-être surtout, à être jouée, chantée, dansée à qui mieux-mieux. Non pas seulement parce qu’il faut qu’elle soit exécutée par certains pour être entendue par d’autres, mais parce que sa vocation consiste dans tous les cas à vous soulever, à traverser votre corps et votre esprit. À les agiter, les remuer, les émouvoir. En un mot, à faire d’eux son instrument.
 
"Cantate mi ! Suonate mi !", dit l’italien, faisant étonnement vibrer le pronom "mi", dont on hésite à dire s’il s’agit d’un complément d’objet indirect ("Chantez pour moi ! Jouez pour moi") ou peut-être direct ("Chantez-moi ! Jouez-moi !).
 
Je ne suis pas musicien, ou pas assez habile pour me passer des services de Glenn Gould (ou d’un autre) jouant pour moi les Suites pour piano seul de Jean-Sébastien Bach. Le but néanmoins demeure qu’à un moment ou un autre, cette musique ne m’apparaisse plus seulement comme l’affaire du compositeur qui l’a écrite et du pianiste qui l’exécute, mais qu’elle s’installe dans ma mémoire au même titre que les événements de ma propre vie. Qu’elle se greffe dans mon âme, qu’elle se pose sur ma langue, pour qu’ensuite elle m’accompagne, qu’elle me soit utile, comme réconfort ou comme source d’inspiration. 
 
Les berceuses, premières chansons que ses parents chantent à l’enfant, sont très anciennes. Elles se répètent de génération en génération depuis la nuit des temps. Mais cela n’empêche pas qu’à chaque réitération, elles s’actualisent, formant comme un rayon de lune tendu entre eux et lui, un axe de communication toujours original sur lequel l’âme de l’enfant va pouvoir se poser, se reposer et dormir.
 
Mais je parle de musique en pensant à la langue. Il se trouve que l’école a aujourd’hui, et depuis assez longtemps déjà, un problème avec la lecture. Quoi qu’on en dise, celui-ci n’est pas seulement d’ordre technique. Il ne consiste pas seulement à savoir comment il convient de l’enseigner, suivant quelle méthode. Il tient à une sourde réticence de la part des enseignants, une sorte de refus de leur part, à tout le moins une gène que l’on peut rapporter à ce que Jacques Derrida intitulait "logocentrisme". À savoir que ceux-ci ne parviennent plus à se convaincre, ni par conséquent à convaincre les autres, de ce que les lectures que nous faisons entrent dans notre propre histoire. 
 
Tout se passe comme s’il existait à leurs yeux comme à ceux du vulgaire une opposition franche, irréductible, entre, d’une part, ce qui émane de mon propre fonds, dont je suis l’auteur et qui serait authentique, parce que produit à partir de rien, dans une sorte de proximité idéale avec l’âme, et, d’autre part, ce que j’ai lu chez les autres, ce que j’ai appris des autres, et dont on pose en principe qu’il restera à jamais impuissant à exprimer ma vérité.
 
Les enseignants d’aujourd’hui ne sont pas plus insensibles que ceux d’hier au charme des poèmes de Hugo, de Verlaine, d’Apollinaire. Ils ne contestent pas qu’ils soient très beaux. Ils conviennent volontiers que leurs élèves, enfants et les adolescents, trouvent du plaisir à les apprendre, et que cet apprentissage est, en outre, le plus rentable que l’on puisse concevoir, puisqu’il touche non seulement à la maîtrise de la langue sous tous ses aspects, mais à des disciplines très diverses, l’histoire en particulier.
 
Non, leur réticence a une toute autre source, beaucoup plus profonde et beaucoup plus secrète. Elle tient à ce que, pour beaucoup d’entre eux, le moindre petit poème composé par l’élève revêt une valeur bien supérieure à n’importe lequel autre que celui-ci peut apprendre. Non pas, bien sûr, une valeur en soi, une valeur pour tous, ils ne sont pas assez fous pour le prétendre, mais une valeur pour lui, et peut-être, dans certains cas, pour une autre personne de sa famille, voire deux ou trois.
 
Ainsi, le culte qu’ils vouent à l’authenticité se double-t-il d’une sorte de complaisance rêveuse face à la solitude des êtres et à leur enfermement définitif dans la condition sociale où ils sont nés. En quoi il est permis de voir une forme de conservatisme.
 
Quand une société n’assume plus de transmettre l’héritage de sa propre culture, l’école est en crise. L’attitude des jeunes face au savoir n’a pas grand chose à voir dans cette affaire. Ni l’essor des nouvelles technologies.
 
Crédit image : Ina
Dernière modification le lundi, 26 janvier 2015
Jacomino Christian

Docteur en sciences du langage. Inventeur des Moulins à paroles (m@p), collection de petits livres numériques dont chaque volume est consacré à une œuvre littéraire (poème, conte ou chanson) qu’il s’agit de lire puis de reconstituer, au fur et à mesure que le texte s’efface, en rétablissant les mots dans les phrases puis les lettres dans les mots. https://christian.jacomino.org