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La question des affects effleure les Sciences de l’Information et de la Communication depuis de nombreuses années. Voici un dossier pour faire émerger des terrains et des problématiques réalisé par Laurence Allard, Camille Alloing, Mariannig Le Béchec et Julien Pierre, publié en mode Creative Commons sur la Revue Française des Sciences et de la Communication (http://rfsic.revues.org)

La question des affects effleure les Sciences de l’Information et de la Communication depuis de nombreuses années.

Si certain(e)s auteur(e)s de notre discipline s’y sont déjà intéressés, comme Fabienne Martin-Juchat et ses travaux sur la communication affective, de nombreux aspects de cette notion et de son lien avec l’information et la communication restent à explorer.

Ainsi, certains objets ont la capacité d’attirer l’attention pour mieux nous affecter par la suite : l’affect peut à la fois se porter sur un objet et à l’inverse un objet – artefact, image, vidéo, discours – peut nous affecter. Comme le souligne Yves Citton (2008), il faut comprendre la montée d’une économie des affects et mettre en lumière ce qu’il pourrait y avoir dans ces phénomènes comme modalités d’influence, de domination, de mise sous contrôle ou encore de mise en mouvement. Nous avons donc voulu par ce numéro interroger ce que les affects font à la communication et à l’information en mobilisant le « numérique », ses dispositifs, ses usages et ses modèles économiques.

Souvent « affect » et « émotion » sont employés comme synonyme et c’est au crible de cette confusion que nous avons filtré les propositions.

Ainsi, les deux notions demandent à être clairement distinguées.

Les émotions s’inscrivent dans le spectre psychologique d’un sujet, là où les affects circulent donc entre les corps des sujets, et par extension le corps des objets en usage. Pour autant, le lecteur trouvera autant de définitions de l’affect qu’il y a de contributions dans ce dossier.

Deux pôles cependant semblent se dessiner, l’un relevant de la typologie, l’autre l’envisageant comme dynamique.

Pour les uns, les affects recouvrent l’ensemble des émotions, des sentiments et des humeurs. L’affectivité désigne alors l’étendue du domaine affectif. Pour les autres, l’affectivité est pensée comme une capacité à affecter. Cette affectivité peut, dans un sens restrictif, décrire une capacité à ressentir ou faire vivre des émotions. Cependant les références spinozistes (relues par Deleuze) de certains auteurs insistent sur la puissance d’agir. Quand Spinoza pointe cette puissance contenue dans nos affects, il dévoile leur capacité à nous faire passer d’un état à un autre : les émotions sont – sans exclusive – à la fois un facteur et un résultat de cette transformation, comme peuvent l’être d’autres catégories de signaux, cognitifs notamment.

Les travaux pionniers menées sur la question du travail émotionnel par Arlie R. Hochschild montrent néanmoins que ces notions d’affect et d’émotion peuvent s’entrecroiser lorsqu’elles s’insèrent dans des questions communicationnelles (Hochschild, 1983).

On peut également rappeler qu’au sein des études sémio-pragmatiques, Roger Odin (1983) a tout autant formalisé les modalités de production de sens que d’affect à l’œuvre dans les réalisations cinématographiques et audiovisuelles.

Affecter et être affecté par les autres suppose de pouvoir « gérer » ses émotions, de manière verbale ou non-verbale.

Mais sauf à demander au sujet ce qu’il ressent ou le mesurer avec des outils propres aux neurosciences par exemple, il paraît difficile de circonscrire ce qui relève d’une émotion consciente d’elle-même ou non, et de produire des outils d’évaluation qui ne génèrent pas de biais artefactuels. C’est pourquoi, au sein du champ disciplinaire des SIC, la problématique des affects incite à s’intéresser aux comportements, aux discours, aux contenus, aux signes et aux médiations en jeu. Et il convient de le constater, ces médiations sont dorénavant principalement sous l’emprise de dispositifs numériques.

Le domaine des affects, mis en perspective par les dispositifs numériques, reste encore dans une zone peu explorée des sciences de l’information et de la communication.

Ainsi ce dossier « Émergence » se présente d’abord comme un dossier cherchant à rendre complémentaire des approches jusqu’alors distinctes : communication affective rattachée à l’exploitation des corps, enjeux sociaux des modèles économiques à l’œuvre dans les industries culturelles ou encore reconnaissance des singularités subjectives.

Les affects y sont pensés à l’aune de la modernité et des processus qui la construisent. L’un d’entre eux, nous dit Eva Illouz (2006), concerne la psychologisation du social : « La psychanalyse est née du retrait du moi dans la sphère privée et de la saturation de la sphère privée par les émotions ». La télévision de l’intimité (Mehl, 1996) trouve d’autres formes de déploiement avec les dispositifs numériques, pour toucher au plus près la mise en scène de soi. Les émotions deviennent compétences sociales et professionnelles, et leviers de marché (Martin-Juchat, 2014). Mais la part numérique de ces dispositifs n’est que peu étudiée par ces auteurs, si ce n’est comme interface où observer ces logiques.

Un autre processus relatif à la question des affects concerne la manière dont les dispositifs numériques supportent la présentation de soi.

Dominée par des approches sémio-pragmatiques ou socio-économiques, la question de l’identité sociale en contexte numérique a été largement traitée en SIC, à travers les réseaux sociaux, les plateformes collaboratives ou les jeux vidéo.

Dans cette perspective, l’émancipation s’appréhende par rapport à l’outil et l’individu a un statut d’utilisateur plus que de sujet. Cette problématique de l’émancipation mobilise également une étude croisée des affects et du numérique.

En présentant les sites web de socialisation comme des assemblages, en référence à Deleuze et Guattari, c’est la matérialité de ces interfaces qui est prise comme objet pour montrer dans quelles mesures celles-ci conditionnent la circulation des affects (Paasonen et al., 2015). Les usages du numérique s’envisagent alors comme une recherche d’intensité qui parfois peut conduire à l’ennui (Martin-Juchat F., Dumas A., Pierre J., 2015). Une intensité dans l’essence, dans la forme et dans la circulation : pour Sara Ahmed (2004) « plus les signes circulent, plus ils sont affectifs ». C’est d’ailleurs de cette circulation que naît une possible capitalisation et économie des affects.

Un dossier pour faire émerger des terrains et des problématiques

L’une des particularités des affects est donc qu’ils circulent : entre les corps, les individus, les objets et les signes.

Et qu’est-ce que les SIC, sinon une science dont un des intérêts porte sur la circulation et les médiations ? Les approches sémiotiques propres à notre champ de recherche sont un levier précieux pour analyser ce qui fait sens dans les multiples signes affectifs aujourd’hui présents et/ou transposés sur le web. De même les affects et les émotions nous mettent en mouvement et incitent à prendre en compte la communication non-verbale, le corps à l’écran. En accord avec cette approche externaliste propre à William James, l’article de Peppe Cavallari nous interpelle sur la place du geste à l’heure du numérique : les gestes, dit-il, produisent un espace social et « lorsque nos gestes changent, nous sommes en crise ».

L’auteur nous invite à aller au-delà des gestes d’écran : nos postures et nos démarches sont refaçonnées par nos appareils numériques. Cela va jusqu’à affecter l’usage de la rue.

La circulation en ligne des affects pose alors la question du cadre des interactions et du rôle des participants, surtout quand le cœur balance entre tout dire et taire la passion.

Sandra Lemeilleur revient sur les énonciateurs d’un épanchement amoureux.

Quand les secrets et déclarations d’amour sont exprimés sur Facebook, l’intime sort de l’entre-deux : « les bruyants affects cherchent leurs témoins », comme lors du Banquet de Platon que l’auteure prend pour arrière-plan. Cependant, l’affectivité dépend du milieu – et de sa maîtrise – dans lequel circulent ces messages, et elle peut produire des émotions disparates. La proposition de l’auteure, relançant l’interprétation de Deleuze sur la puissance d’agir, est alors de partager les affects entre action et passion.

Fed Pailler et Florian Vörös proposent eux-aussi une relecture plus large de la question affective, et interrogent spécifiquement la manière dont « l’attention portée aux affects peut enrichir l’étude d’internet ».

Au travers d’un riche terrain, ils analysent les médiations à l’œuvre dans/par des dispositifs propres à la sexualité (comme les sites pornographiques ou de rencontres). Les auteurs démontrent qu’on ne peut aborder les études de réception via l’observation d’un effet unique, et que les affects nous permettent d’analyser une multiplicité d’effets. Leur contribution est alors autant un moyen d’appréhender la question affective dans le champ des SIC, que de montrer que ses applications sont un levier nécessaire pour (re)penser nos rapports aux médiations et aux dispositifs.

Entre émotions et affects, la question des effets des technologies sur nos comportements et nos relations aux écrans est très souvent discutée.

Les dispositifs numériques génèrent-ils des formes d’aliénation voire d’addiction ?

Dans le champ de la psychologie et des neurosciences de nombreuses études, parfois contradictoires, cherchent à qualifier les effets négatifs de l’usage de certains objets techniques. Dans leur article Marie-Pierre Fourquet-Courbet et Didier Courbet proposent une synthèse d’études menées sur ces questions. Ils mettent notamment en perspective les principaux travaux portant sur les possibles symptômes de dépression et d’anxiété liés aux usages intensifs d’Internet et de certaines plateformes, autant que les possibles comportements addictifs résultant des usages du smartphone. Y a-t-il alors une dépendance affective à nos univers numériques ? Les deux auteurs nous proposent des pistes de recherche stimulantes pour les SIC, insistant sur la nécessité de développer des approches expérimentales pour aller plus loin que certaines corrélations présentes dans la littérature actuelle.

Mais les dispositifs numériques et ceux auxquels nous nous connectons par ce biais ne sont pas qu’une source d’angoisse.

Au contraire, la médiation par l’écran peut offrir la possibilité d’exprimer ses affects, de les mettre en récit avec d’autres individus prêts à les écouter. Par l’étude d’un corpus d’échanges sur le chat et via les mails d’une association de prévention du suicide, Driss Ablali et Brigitte Wiederspiel analysent les contraintes propres à ces dispositifs lors de la mise en discours de récits de souffrances psychiques. Leur article nous incite, en tant que chercheur(e)s en SIC, à prendre fortement en considération les pratiques plurielles qui se développent via ces outils numériques de médiation. La scénarisation des affects étudiée dans leur corpus met ainsi en exergue la nécessité de repenser nos catégories d’analyse, notamment celle du genre et du récit.

Ces récits peuvent alors favoriser l’expression du deuil, notamment sur Facebook.

Dans sa contribution, Cathia Papi s’est intéressée aux moyens d’expression que sont les smileys, les émoticônes et les emoji présents sur ces dispositifs numériques, aux relations et aux contenus des messages.

Revenant sur l’expression publique de son intimité et dans le même temps sur un affaiblissement des normes sociales, elle entreprend une comparaison entre quatre groupes. Son but est de comprendre si « l’ensemble des affects éprouvés relatifs à une situation donnée » est exprimé sur ce type de dispositifs numériques ? En cherchant à qualifier la relation avec le défunt, les autres membres présents sur sa page, leur présentation et le contenu des messages, elle montre que cette activité de communication de deuil se situe dans la continuité des usages sur cette même plateforme. L’auteur conclut à une sélection des affects exprimés et des relations avec certains membres, qualifiant de « communauté d’affects » ce collectif qui développe un travail rédactionnel plus qu’un usage des émoticônes. Nous pouvons alors émettre l’hypothèse que les plateformes n’ont pas encore trouvé les conventions pour mettre à disposition les émoticônes adaptés à ce type de situation.

L’ensemble de ces contributions nous apparaissent ainsi comme une amorce autant qu’une continuité pour traiter des affects en SIC, et plus précisément des affects numériques. Mais malgré un nombre conséquent d’articles proposés montrant l’intérêt grandissant pour le sujet, et la richesse de ceux présents dans ce dossier, des aspects et questionnements soulevés par l’appel à contributions n’ont pas été recouverts.

Les affects numériques : des pistes à explorer

L’un des axes forts de cette thématique des affects numériques relève donc d’une politique des subjectivités opposée au biopouvoir et à la commodification des émotions.

Dans ce cadre, il est plus que jamais nécessaire de statuer méta-théoriquement sur l’ambivalence propre au numérique de ce champ des emodities, suivant la belle formule d’Eva Illouz, résultant de la mise en marché de la vie intérieure (ce que je pense, ce que je ressens, ce que je sens…) des individus expressifs. Certes, le hashtag #teaminsomniaque pourrait être analysé suivant le schème du « capitalisme du sommeil » suggéré par Jonathan Crary (2013) aliénant les individus 24/7.

Il n’en reste pas moins actualisé par des individus pour agir sur eux-mêmes en développant un mode d’agir contemporain connecté, synchronisant affect et expression.

De même, le hashtag #moodoftheday sur Twitter, nourrie par des boucles d’images comme les gifs, peut être interprété suivant une économie de l’attention captée, dénoncée par Yves Citton dans sa militance pour une écologie de l’attention. Mais il est en lui-même une source de créativité dans l’écriture de soi au quotidien conférant un pouvoir dire aux individus loin de la ventriloquie médiatique.

Il reste donc de pages blanches à rédiger qui donneront peut-être lieu à une prochaine livraison de la revue des affects numériques.

Il resterait à prendre en compte au plan de la textualité numérique la bascule mobile qui s’opère partout dans le monde depuis quelques années.

En effet, le numérique est aujourd’hui matériellement pratiqué sur des terminaux mobiles devenus premiers écrans dans le monde. Ces écrans mobiles sont davantage des caméras-stylos à concevoir sous la notion de technologies du soi et par conséquent d’expression de la subjectivité dans tous ses états, notamment affectuels.

L’observation des pratiques des terminaux mobiles documente une agentivité de tous les jours, c’est-à-dire une dynamique des affects principalement d’ennui, d’insomnie, de dépit, configurant la scène numérique comme espace carthasique (Allard, 2014).

Écrire comme on s’ennuie à travers la prise d’une photo aussitôt posée sur Twitter ou la diffusion d’un live sur Periscope semble être devenu un agir communicationnel dédoublé entre affect vécu et expression numérique répandu chez les plus jeunes.

Ce dossier est également muet quant à la dimension sonore des affects numériques, qui est un ressenti très souvent dénoncé par les utilisateurs au travers du lexique de l’addiction, comme relevant des problématiques d’intrusion, du sentiment d’être « happé par la machine » ou de « la fatigue » de la connexion, bref d’être la source d’une saturation des affects numériques bien plus encore que la dimension visuelle. Notifications sonores diverses, vibrations en tout genre constituent un adjuvant important dans la relation somatique, encoporée et par conséquent affectuel que promeuvent les terminaux mobiles.

Enfin, le déploiement des reactbuttons et autres interfaces délimite le nuancier des affects numériquement acceptables et peut s’apparenter à une machinerie du bon sentiment constituant certaines plateformes socio-numériques en une sorte de « Big Love Machine » – usant et abusant par exemple de l’emoji cœur dans un usage polysémique voire hégémonique.

Cela rend également possible une sociabilité plus empathique qui n’est pas sans effet sur la montée d’une économie symbolique du partage avec toutes ses limitations et ambivalences. Décrire les affects numériques suppose à la fois de délimiter des contraintes techno-sémiotiques (like, favoris, mot-image, cœur…) au service d’une mise en marché des expressions inter-individuelles, et dans le même mouvement de donner une place à la « culture de soi » comme « stylistique de l’existence ».

Une culture qui rend possible une individuation expressive porteuse de promesses pour une société des multitudes comme singularités cherchant le commun. Des multitudes qui sont organisées avec cœur et esprit à l’instar des réseaux qui les agencent. Ce numéro dans ces vides et ces pleins propose ainsi un parcours dans la matrice des affects numériques.

Cette matrice montre d’ailleurs toute l’ambivalence face à ces affects numériques que les plateformes souhaitent capter.

Il serait aisé de croire que toute l’intimité des usagers s’exprime dans ce type d’espace, or Cathia Papi souligne une sélection de la part des usagers au sein de « communautés imaginées » où l’esprit de la communion demeure comme dans la définition de Benedict Anderson (1987).

Si les plateformes par leur liste d’émoticônes semblent réduire la sémiodiversité face à des contenus prolifiques et protéiformes observés sur des sites web, si elles savent organiser leur propagation au sein de collectif, il semble qu’elles ne soient pas encore en mesure de produire les signes en adéquation avec certaines situations, comme le travail de deuil.

Ces émoticônes ne sont pas mieux composés sémiotiquement car les usagers, peu nombreux par rapport aux membres du collectif, préfèrent pour le moment écrire pour exprimer leurs affects, leur attachement à une personne défunte. Il semble que les plateformes ont su se placer dans les pratiques quotidiennes de communication des usagers qui y expriment plus facilement des affects à connotation positive, mais elles ne sont pas encore capables de produire des conventions et d’organiser la propagation au-delà d’une « communauté imaginée » par les usagers dans certaines situations (Le Béchec et Boullier, 2014). L’étude de cette propagation reste donc à construire.

Comme nous invite d’ailleurs à le penser Peppe Cavalleri, il est nécessaire de franchir le seuil des interfaces.

Si l’auteur choisit de s’affranchir du visuel et du regard pour aller dans le geste et dans la posture, nous estimons que ce mouvement doit s’étendre à ce qui arbore des interfaces : à quoi sont-elles reliées ? Que peut-on toucher en dessous des interfaces ? Et quand cela remonte à la surface, qu’est-ce qui nous touche ?

Richard Rogers a depuis longtemps engagé un mouvement de va-et-vient entre surface et profondeur, afin de faire surgir les politiques informationnelles nichées dans les dispositifs numériques. Si l’on veut saisir ce qui nous affecte dans le numérique, au-delà des signes en circulation sur les interfaces, il nous faut comprendre comment ces signes sont affectés dans des bases de données, dans des flux de données, dans des fonctionnalités et des représentations graphiques. Le design n’est pas que de surface, et les architectures informationnelles ne sont pas que des infrastructures.

Pour conclure cette présentation du dossier « Émergences – Les affects numériques », et plus globalement des aspects qui nous semblent nécessaire de discuter sur cette thématique, nous pouvons noter qu’aucune contribution n’aborde pleinement la marchandisation de nos affects numérisés.

Pourtant, si de nombreux auteurs soulignent l’apparition d’une « économie des affects », et que d’autres nous avertissent sur le digital labor qui se déploie en ligne, il nous semble urgent de mettre en perspective l’économie numérique et ses industries comme un possible méta-dispositif (Alloing et Pierre, 2017) : le capitalisme affectif numérique.

En 2011, Adam Arvidsson proposait l’idée d’un « sentiment général » qui circulerait via les plateformes web, et dont les méthodes de sentiment analysis favoriseraient la mesure pour mieux évaluer certaines valeurs intangibles nécessaires aux marques et organisations. En 2017, nous pouvons aisément observer que Facebook et ses Reactions, par exemple, ou encore Twitter et ses cœurs, offrent des signes émotionnels aptes à développer de nouvelles mesures de ce possible « sentiment général ».

De nombreux prestataires proposent ainsi des analyses de réputation ou « d’expérience client » via la captation de ces signes, et les discours sur la « performance des émotions » en ligne sont pléthores dans la littérature professionnelle. Cette économie du like est décortiquée par les approches du digital labor, mais elle n’intègre pas le fait de reposer sur des données personnelles et en l’espèce des données affectives. Au demeurant, l’individu se trouve pris sous le feu de multiples injonctions affectives et son intimité est exploitée dans son labeur, ses actes de consommation, son rapport à soi et aux autres.

S’ajoute à cela le développement des wearable devices (montres, vêtements, lunettes, etc.) et des applications biométriques dont certaines se parent de reconnaissance des émotions via l’analyse des micro-expressions faciales ou du rythme cardiaque.

Si les brevets de ces dispositifs ou les propositions commerciales qui les accompagnent traitent d’émotions et de sentiments, nous y portons là aussi un regard « affectif » : l’intérêt de ces différentes approches ne pourrait-il pas être de favoriser la circulation des contenus et d’évaluer ce en quoi ils modifient nos comportements en ligne, ce en quoi ils nous affectent ? Pour autant, il serait démesuré de traiter d’une « économie des affects numériques » puisque cette focalisation sur l’expression de nos ressentis et la volonté d’autonomiser les affects apparaissent comme un levier supplémentaire pour faire de notre expressivité un possible bien marchand (un méta-dispositif).

Ainsi, les technologies de captation et le paradigme d’une expérience centrée utilisateur fragmentent ce « sentiment général » en autant d’individus qu’il y a de capteurs, de profils en ligne et d’expériences proposées. Il y a donc lieu d’établir une méthode qui, en dépliant les différentes strates – des signes aux données informatiques, des données à leur valeur économique, aux discours d’escorte et au méta-dispositif, nous permette de mesurer cette propagation des affects numériques.

De nombreuses questions restent en suspens, et gageons que les thèmes des affects, du numérique, de l’information et de la communication continueront à s’agencer afin d’affiner nos catégories d’analyse et produire des cadres conceptuels et des méthodes aptes à analyser le web, ses dispositifs et ses usages.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurence Allard, Camille Alloing, Mariannig Le Béchec et Julien Pierre, « Introduction », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 11 | 2017, mis en ligne le 01 août 2017 URL : http://rfsic.revues.org/2870

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Dernière modification le samedi, 02 décembre 2017
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