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Lire cet article sur le site de François-Bernard Huygue - Docteur d’État en Sciences Politiques, Chercheur à l’IRIS - Le réseau, dont l’étymologie évoque un filet ("retis" latin, rets...) renvoie à un maillage qui couvre une surface. 
Il suppose aussi, de par sa forme, une distribution ou une connexion. Un ensemble de lieux, de choses ou de gens reliés par un flux (dont un flux d’informations), empruntant des voies et canaux spécifiques. Le réseau demande plus qu’une topographie (description ou la mesure d’un territoire), une topologie (représentation de son architecture) pour comprendre comment s’articulent des nœuds d’échange, des liens (par où passe ce en vue de quoi le réseau existe) et, finalement un contenu (ce qui passe).
 
Il existe des réseaux naturels, comme le réseau sanguin ou nerveux mais, dans l’usage courant du terme, il s’agit plutôt de ceux que crée l’homme pour faciliter l’échange : réseaux postaux, électriques ou routiers.
 
Certains réseaux supposent des rapports purement humains et guère d’infrastructure matérielle : un réseau de terroristes ou de lobbyistes reflètent le fait que leurs membres poursuivent un but commun et coopèrent suivant des normes que ce soient des règles de sécurité ou celle des intérêts, influences et affinités. D’autres existent à l’insu même de leurs membres : nous participons à de multiples réseaux et il est possible d’établir des graphes des gens que nous rencontrons, avec qui nous communiquons, à qui nous demandons des services et en rendons, à qui nous consacrons des soins ou de qui nous observons les avis et comportements..., bref des interactions qui nous paraissent si naturelles que nous ne songeons jamais à les représenter.
Il existe une science des réseaux (dont Gilles Degenne était un représentant), forcément interdisciplinaire, qui s’efforce de comprendre et modéliser les propriétés de ces structures. Elle produit des concepts (centralité, cohésion, densité, multiplexité) qui aident à en comprendre les formes principales et les propriétés qui en résultent.
 
L’avantage d’un réseau, comme pluralité de « nœuds », lieux ou acteurs pouvant se relier par des relais ou étapes se mesure selon plusieurs critères.
En termes d’espace, un réseau (postal ou ferroviaire, par exemple) est censé bien fonctionner s’il couvre bien le territoire, irrigue bien les zones les plus reculées et s’il est, par exemple, très facile d’aller de la gare A, très isolée, à la gare Z ; aux deux extrémités du pays. Sa portée (jusqu’où il va) est également à prendre en compte.
 
Si l’on choisit le critère du temps, le meilleur réseau est celui qui garantit la circulation la plus immédiate et la plus fluide, celui qui n’est que rarement ralenti par des accidents ou des malveillances.
 
Mais un réseau humain ? Il ne vaut pas uniquement par la facilité de connecter ou de propager qu’il confère mais en fonction de facteurs plus subjectifs. Ceux-ci relèvent de l’attention, de l’affect ou de l’engagement des acteurs : l’énergie ou le temps voué aux échanges, les sentiments ou les satisfactions psychiques des membres. Et sans doute la capacité qu’ils leur donnent collectivement et qu’ils n’auraient pas acquise individuellement.
 
De ce point de vue, le réseau est souvent opposé à tout système vertical, "pyramidal" par lequel les biens, les flux, les renseignements, les ordres… ne montent et ne descendent que dans un seul sens voire par un seul canal de type chef, sous-chef, subordonné.
 
Ce qui semble démocratique dans ce schéma (chacun peut communiquer avec chacun par divers chemin) doit être corrigé : certains sont "plus égaux que d’autres" : certaines parties, mieux innervées ou plus centrales reçoivent davantage, qu’il s’agisse de nombre de trains ou de connexions numériques. Voire des flux d’attention.
 
Le réseau résiste relativement bien aux accidents, innovations ou tentatives d’interruption, à la mesure de la richesse des liaisons possibles entre les composantes. Les réseaux informatiques en autorisent entre les terminaux et donc entre utilisateurs d’une manière extraordinairement souple. Internet, réseau de réseaux intègrent de multiples modes de circulation : utilisateur à utilisateur, utilisateurs à sites et à bases de données et vice-versa, liens hypertextuels, navigations suggérées par des algorithmes, machines à machine - mais tout cela repose sur la nature extraordinairement fluide de ce qui y circule : des bits numériques. Il répond surabondamment aux critères d’espace et de temps évoqués plus haut, Mais psychiquement ? La réponse renvoie à la question des réseaux sociaux.
 
Au sens premier de "composé d’être humains", un réseau est forcément "social". Dès l’après-guerre, la sociologie cherchait à les modéliser et à en mesurer l’importance (intensité et qualité des interactions) y compris dans des relations humaines quotidiennes. La famille, le couple ou les réseaux "de relations" furent ainsi analysés en fonction de ce qui s’échangeait préférentiellement et comment entre ses membres.
 
La notion de capacité ou efficacité des réseaux inspire très tôt les chercheurs. Au cours d’une expérience célèbre de 1967, Stanley Milgram, connu pour ses travaux sur la soumission à l’autorité, donna beaucoup de visibilité à la théorie dite "des six degrés de séparation ou des six poignées de main" (dont l’origine remonte à 1929) : il s’agit de mesurer par combien d’intermédiaires un sujet A finit par atteindre un sujet X qu’il ne connaît, mais en passant par B qui connaît C, etc. Six à l’époque d’un bout à l’autre des États-Unis (les sujets de l’expérience passaient une lettre à une personne qui était en relation avec une personne, etc ; jusqu’à atteindre le destinataire final). Aujourd’hui le "petit monde" s’est encore rétréci : il semblerait que Facebook et ses semblables aient réduit de moitié le nombre de liens nécessaires pour mettre en relation deux humains.
 
L’idée que le monde rétrécit et que tout le monde est indirectement relié à tout le monde ne date donc pas d’Internet, comme réseau de réseaux et de tout l’utopie du sans frontière, de la dématérialisation, de la révolution civilisationnelle qui l’accompagnera toujours.
 
Avec le Web 2.0, le terme "réseaux sociaux" a commencé à s’appliquer presque exclusivement aux groupes d’affinités qui reposent sur certaines médiations (sites et plate-formes où l’on s’inscrit, système de connexion et sélection entre les membres, protocoles d’action en commun, applications très souples et adaptables, terminaux inter-opérables et parfois nomades comme des téléphones mobiles)... Bref, les réseaux sociaux, au sens actuel, sont ceux qui résultent des usages sociaux de médias 2.0, à commencer par ceux qu’inventent les usagers. Ils servent aussi bien à trouver et contacter de nouveau membres, à organiser son propre réseau spécialisé au sein du grand réseau, à communiquer, coopter et coopérer (qu’il s’agisse de l’élaboration d’une encyclopédie type Wikipédia ou d’une manifestation de rue), à créer des mouvements d’opinion ou à trouver des solutions..., mais aussi à satisfaire tous les narcissismes, sans oublier qu’ils servent d’outils prédictifs : ils permettent d’anticiper les mouvements et engouements des foules...
 
L’expression « société en réseaux » - popularisée par un monumental travail de Manuel Castells - est souvent employée pour désigner les changements engendrés par le numérique et la mondialisation : une circulation de gens, de biens, de capitaux, de signes, expansion de modèles culturels, qui semblent déborder les anciens territoires et les frontières. Personne ne s’étonne plus d’entendre parler d’entreprise en réseau, voire de guerre en réseau.
 
Si notre époque recourt si volontiers à la métaphore du réseau – souple, vivant, innovant…-, c’est qu’elle l’oppose aux structures rigides, hiérarchiques, formelles de l’ère industrielle. Ainsi le web, filet tendu sur la planète, dont chaque maille serait un ordinateur et chaque fil une ligne de communication, nourrit une utopie du réseau, facteur de démocratie, d’apaisement et d’inventivité.
 
Cela suggère, en compensation, une critique des réseaux dont la nature implique aussi la possibilité de dysfonctionnement. L’un des plus évidents est que les réseaux se prêtent aux contagions et épidémies, y compris les épidémies de bêtise ou de croyances absurdes. Ainsi, sur un réseau social, une rumeur délirante peut se renforcer très vite, à la fois parce que certains participants sont soumis à des sollicitations concordantes (opinions ou pseudo-arguments allant tous dans le même sens) et parce qu’ils permettent paradoxalement de s’isoler des informations contraires (un réseau ne couvre qu’une certaine surface, y compris dans le domaine de l’opinion). Le même raisonnement vaudrait sans doute pour les virus informatiques et bien d’autres sujets.
 
Enfin et surtout, tout réseau représente du pouvoir : pouvoir de joindre rapidement le moindre village à la capitale, ou d’alimenter en eau, mais aussi pouvoir de mobiliser des milliers de gens pour dénoncer un abus ou répandre une bonne nouvelle. Ce pouvoir peut prendre bien d’autres formes. Par exemple , dans ce qu’il est convenu de nommer l’intelligence des foules, la capacité de multiples acteurs d’un réseau à résoudre collectivement un problème dont aucun d’entre eux n’aurait pu venir à bout seul. C’est la synergie qu’opère le réseau entre de multiples contributions qui ne pourraient se confronter ou se compléter autrement.
 
Cela se fait de manière très particulière : un réseau social 2.0 permet une communication tous vers tous, mais il la permet "un par un". Les changements spectaculaires qu’apportent les réseaux, qu’ils s’agisse de nouvelles formes de lien social, de nouveaux rapports à la connaissance, de nouvelles attitudes politiques, etc., renvoient à une immense addition de micro décisions purement individuelles. "A" s’est inscrit ici, a retweeté là, il a cité, a voté ou a recommandé, il créé un hyperlien ou contribué au référencement de tel contenu...
 
Dans les réseaux sociaux, au sens moderne, la technologie numérique intervient à trois titres :
 
- comme source de capacités nouvelles (elle donne plus de pouvoir à tel ou tel qui peut bricoler un petit journal, ou ses propres applications, ou produire des œuvres et spectacles, qu’il n’aurait jamais eu les moyens de réaliser autrement). Plus la capacité de connexion quasiment instantanée, illimité et gratuite. Coordonnée avec des usages sociaux appropriés, tel un comportement inventif et altruiste des membres, cela permet au réseau de réaliser des performances (communicationnelles, intellectuelles, décisionnelles...) en faisant une énorme économie de temps, d’efforts ou de coûts par rapport à une organisation plus rigide.
- comme intermédiaire entre des acteurs qui n’ont plus besoin de se connaître "dans la vraie vie" ou de se rencontrer face à face pour faire partie de la même "communauté virtuelle". La faculté d’inclusion du réseau et donc d’accroissement qui semble infini (et ne le sera certainement pas en réalité) est un autre aspect fascinant.
- comme productrice d’effets sociaux et psychiques dont des effets de croyance : on rentre dans une communauté, on y découvre de nouveaux intérêts ou de nouvelles hostilités, on s’intègre, on adopte certains protocoles ou règles, etc.. Bref on change même marginalement. La stratégie des réseaux sociaux mobilise plus que ces éléments "capacitaires" (la possibilité qu’ils offrent, au faible de se soulever ou au fort de l’en empêcher). Elle fonctionne aussi avec une ressource rare : la confiance. La confiance que les membres du réseau accordent volontiers à leurs pairs, membres de la même communauté, souvent bien davantage qu’aux médias "classiques". La lutte pour la confiance ou pour la croyance y tient donc un rôle crucial.
 
Ceci nous oblige à penser les réseaux selon une triple logique :
 
- politique puisqu’il est question d’infrastructures ou de contrôle des contenus - il est donc question du Bien Commun et de la puissance régulatrice de l’État
- économique et marchande parce qu’il s’y échange des services immatériels (transport, énergie, communication) par des structures matérielles et qu’il faut bien que cela se finance d’une manière ou d’une autre
- mais aussi une approche psychologique et culturelle. La pratique des réseaux sociaux ne reflète pas seulement les imaginaires et les aspirations des communautés : elle la modèle.
 
Du point de vue stratégique, les réseaux ont souvent été analysés dans une perspective de montée en puissance : que permettent-ils de faire qui n’était pas possible auparavant (du moins pas au même coups de temps, d’efforts..) ?
 
De la théorie du "swarming", la lutte "en essaim", développée par les stratégistes américains (mais aussi par des altermondialiste comme Toni Negri), ou du "network entric Warfare, on passe au pouvoir des masses "de s’organiser sans organisation" cher à Clay Shirky, mais la problématique reste la même.
 
Il est aussi permis de regarder la question d’un point de vue plus surplombant : celui de la domination réticulaire, comme contrôle par les flux d’informations (voir les travaux de Forget et Polycarpe). Il peut s’agir d’un pouvoir d’État "infordominant" de secret, de repérage ou de censure. Ce peut aussi être un pouvoir économique. Par exemple, celui d’exploiter commercialement nos données, de les croiser, de les livrer ou de les censurer (ou pas) à la demande de l’État, etc. Depuis quelques années, nous assistons à une course entre l’épée et le bouclier, entre méthodes des protestataires et méthodes de surveillance (D.P.I., anonymisation, cryptologie et cryptanalyse, infiltration et emprunt de fausses identités sur les réseaux) et cette lutte repose aussi sur les avancées technologiques produites par des acteurs économiques. Ils sont engagés tantôt dans le camp des "forts" (l’aide à la surveillance), tantôt dans le camp des faibles (l’aide aux cyberdissidences), mais ils sont toujours présents.
 
La stratégie des réseaux sociaux inspire aussi des modes d’affrontement inédits. Le premier porte sur la capacité de rendre ses messages plus "contagieux" et plus visibles que ceux de l’autre, messages qu’il n’est plus possible de faire disparaître. Le récent conflit entre l’armée israélienne et le Hamas donne un bon exemple du développement de ces techniques pour conquérir l’attention des internautes et des médias. D’autres porteront sur des attaques informatiques de perturbation, qu’elle porte sur le contenu (fausses nouvelles et désinformation) ou sur le fonctionnement des systèmes d’information.
 
Si le conflit est devenu cyber au sens large avec l’incroyable développement des attaques informatiques (espionnage, sabotage, subversion) nous pouvons aussi parier que la lutte sur les réseaux sociaux n’en est qu’à ses balbutiements et qu’elle va bientôt découvrir toutes ses dimensions.
 
François-Bernard Huygue
Dernière modification le jeudi, 08 janvier 2015
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