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En 1926, un article du New York Times annonce le mariage d’une chanteuse lyrique originaire de New York avec un dignitaire du régime fasciste d’Italie. Trois ans plus tard, l’épouse est répudiée de façon abrupte. Avec beaucoup de combativité et pendant près de vingt ans, elle s’oppose à l’annulation de son mariage. Malgré sa judéité, elle bénéficie de soutiens de l’Église. 

L’historienne Victoria de Grazia a fait des recherches sur le fascisme, mais elle ne connaissait pas Attilio Teruzzi, un archétype de « l’homme nouveau ». Son livre est une traversée de l’ère mussolinienne et montre les imbrications entre les sphères privées et politiques.

Un mariage improbable

Victoria de Grazia est Italo-Américaine, elle a étudié l’Histoire européenne contemporaine et les groupes sociaux comme la famille. Dans Le parfait fasciste, elle rend compte d’un mariage improbable qui a été un grand événement mondain, et des compromissions morales des décennies 1920 et 1930. En toile de fond, ce sont les événements de l'Italie fasciste qui sont restitués : la conquête du pouvoir, la normalisation des relations avec les autres classes dirigeantes (clergé, aristocratie et bourgeoisie), la constitution d’une nouvelle cour, le musèlement de l’opposition, la violence y compris colonialiste, le rôle ambigu de l'Église...

Le titre du livre provient d’un article du New York Times qui évoquait ce mariage considéré comme le premier mariage fasciste entre une jeune chanteuse d’opéra - fille de millionnaires américains -, et une personnalité politique fasciste. Nous sommes en 1926, Benito Mussolini (1883-1945) a pris le pouvoir depuis quatre ans. Attilio Teruzzi (1882-1950) est un des protagonistes de la marche sur Rome (27 octobre 1922). Valeureux militaire de la Première Guerre mondiale et de guerres coloniales, il a intégré la milice fasciste et est député. Lilliana Weinman (1899-1987) de son nom de scène Lilliana Lorma renonce à sa carrière lyrique pour l’épouser. Juive, elle n’est nullement gênée par le fascisme. Les lois raciales et antijuives sont promulguées en 1938 quand Mussolini se rapproche du régime nazi. 

Victoria de Grazia a été intriguée par une photographie du fameux mariage, étaient présents l’ambassadeur des États-Unis et Mussolini, témoins des mariés. La famille de Lilliana Weinman lui a remis un sac contenant la correspondance de l’ancienne Diva et les différentes copies des archives du tribunal ecclésiastique. En 2007, elle a commencé ses lectures. Dans Le parfait fasciste, cette professeure de l’Université Columbia de New York propose une histoire sociale du fascisme par le prisme du parcours de Teruzzi, de ses interactions familiales et politiques. 

Lilliana Weinman est persuadée avec ses parents dont elle est très proche qu’elle a épousé un personnage d’exception à l’avenir prometteur. Teruzzi connaît en effet une ascension fulgurante. Nommé gouverneur en Cyrénaïque, province de la Libye, elle l’accompagne et se dévoue pour être l’épouse parfaite – toujours très soucieuse des apparences. Pourtant, elle est sèchement répudiée en 1929 alors qu’elle fait un séjour à New York. C’est le premier mélodrame, Victoria de Grazia emprunte de nombreuses références à l’opéra, notamment des citations pour introduire les chapitres du livre. Teruzzi émet des doutes par courrier sur sa chasteté avant le mariage. L’ancienne chanteuse a été victime d’un complot d’une autre personnalité du régime fasciste, très antisémite. La période change avec la bascule provoquée par le Krach boursier de 1929, associé au capitalisme américain.

Espace privé et fascisme

Les campagnes militaires reprennent car l’Italie fasciste rêve d’un grand Empire colonial et veut rivaliser avec la Grande-Bretagne. Dans ce contexte, Teruzzi devient chef de la milice des Chemises noires et il est promu ministre de l’Afrique italienne. 

Comme le divorce n’est pas autorisé, Teruzzi demande l’annulation du mariage. Lilliana Weinman s’y oppose fermement. Elle obtient de précieux appuis en Italie et aux États-Unis. Le tribunal ecclésiastique procède par différentes instances à une forme d’Inquisition, imposant des questions intimes aux époux pour jauger de la validité du mariage – institution sociale défendue par l’Église et le régime fasciste. 

L’orgueil de Lilliana Weinman est démesuré, sa détermination sur une aussi longue durée finit par apparaître incongrue. Quand elle revient en Italie après avoir fui en raison des lois raciales – le régime fasciste s’est effondré et Teruzzi est incarcéré -, elle découvre dans des archives qu’il a refait sa vie et qu’il est le père d’une petite fille. Teruzzi voulait se marier dès la fin des années 1930 pour régulariser la situation administrative de sa nouvelle compagne née à l’étranger. Autre souci devenu périlleux, elle était juive comme sa propre fille qu’il est obligé d’adopter pour lui donner son nom. 

Victoria de Grazia dévoile les mécanismes du fascisme, le fonctionnement des cercles proches du pouvoir, et les grands événements jusqu’à la chute de Mussolini. Contrairement à Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme (1951) – selon laquelle il n’y a pas d’espace privé dans le totalitarisme -, Victoria de Grazia considère que « les besoins et les choix sociaux, affectifs et moraux continuèrent d’exister sous l’ordre fasciste ». 

Le livre richement documenté et illustré de photographies contient la matérialité d’un roman.

Teruzzi est l’homme d’une époque, Lilliana Weinman est la femme d’un milieu social. Tous deux nous font revivre l’Italie fasciste, ses mondanités, son semblant de normalité, la rencontre avec des personnalités (Margherita Sarfatti, Anna Magnani, des figures politiques), toute une période dont nous reconnaissons des résonances dans l’actualité.

Fatma Alilate

Le parfait fasciste. Amour, pouvoir et morale dans l’Italie de Mussolini de Victoria de Grazia, 606 pages, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 28 €

Traduit par Anne-Marie de Grazia

Dernière modification le vendredi, 26 avril 2024