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François-Bernard Huygue est Docteur d’État en Sciences Politiques, habilité à diriger des recherches en Sciences de l’Information et Communication. Il intervient comme formateur et consultant (HUYGHE INFOSTRATÉGIE) et est chercheur à l’IRIS
Il publie sur son blog cet article, où il pose la question : "faut-il faire confiance aux "nouveaux" médias plutôt qu’aux "anciens". En cette semaine de réflexions sur les médias à l’école, cette analyse nous a semblé intéressante à partager ! Merci à l’auteur.
 
Pour poser la question de manière plus pratique : faut-il faire confiance aux "nouveaux" médias plutôt qu’aux "anciens", ou au moins rééquilibrer les seconds par les premiers ? Là encore, il faut répondre "oui, mais.." ou "oui, sous de très strictes conditions...".
 
Il y a toujours un calcul de gains et de pertes.
 
Pour simplifier à l’extrême, on peut l’esquisser ainsi
 
Appel à un moteur de recherche :
Les avantages sont évidents. Gain de temps et bonne probabilité qu’une source intéressante (surtout si elle a été repérée par de nombreux blogueurs ou auteurs qui ont créé des liens commodes) finisse par apparaître (mais il est permis de croire à la théorie du génie inconnu ou de la vérité éternellement enfouie).
 
Pertes ou risques :
  • censure comme celle qui a été effectuée par Google ou Yahoo à la demande des autorités chinoises ou celle que réalise Twitter pour se plier à diverses législations locales, sans oublier les dispositifs de filtrage de mots-clés ou d’adresses Internet qu’utilisent de nombreux pays et que l’on trouve parfaitement décrits dans des rapports comme celui de Reporters Sans Frontières
  • tout ce qui échappe aux moteurs (dont l’immense "Web invisible")
  • les possibilités de tricherie (un site ou un compte peut se faire monter artificiellement dans les classements par des techniques comme celle de sites "ad hoc" qui y renvoient ou par l’achat de "likes" et "follows" qui émanent de "robots" (ce sont des algorithmes, pas des êtres humains)
  • énorme redondance
  • risque que les algorithmes nous proposent un information sensée conforme à nos attentes (en fonction de critères de langue, localisation, demandes antérieures, choix de ceux qui "ont aussi aimé", et autres préalablement notés par les algorithmes des moteurs pour personnaliser la réponse)
  • baisse de nos propres capacités au profit d’une attention fluctuante et d’une démarche aléatoire de lien en lien (phénomène : "Google vous rend-ils idiots ?")
 
Quant au recours aux réseaux sociaux, par coopération des égaux qui nous conseillent d’une manière ou d’une autre (vote, commentaire, rétrolien, citation, indexation...), et compte tenu que la seconde méthode se mêle parfois aussi à la première (par exemple Twitter peut nous conseiller des gens "intéressants" et les hashtags créés par les participants facilitent les recherches), on peut les créditer de ces avantages :
 
  • Les altruistes prolifèrent : beaucoup de gens de bonne volonté passent leur temps à signaler des sources intéressantes voire à répondre à vos questions ou à résoudre vos problèmes. Si vous les sélectionnez bien (et les récompensez en fournissant à votre tour le fruit de bonnes recherches) cette stratégie gagnant-gagnant est très payante. Ainsi, si vous repérez quelques correspondants fiables vous pouvez bénéficier d’une remarquable revue de presse sur la plupart des sujets, recevoir des scoops, parfois avant les médias
  • Mieux : beaucoup pratiquent le "fact checking" ou agissent comme "chiens de garde" pour signaler immédiatement la désinformation, le trucage, le bidonnage, les sources non vérifiées de l’information des "anciens" médias. Grâce à ces sourcilleux vérificateurs, et si vous prenez le temps de ne pas partir trop tôt et de vous documenter, il y a peu de chances que le caractère faux ou douteux d’une déclaration ou d’une information vous échappe longtemps. Ou du moins qu’il ait échappé à quelqu’un sur le Net qui ai fait part de ses critiques.
  • Les non-conformistes ou les donneurs d’alerte se réfugient souvent sur les réseaux sociaux pour dire des choses que la doxa médiatique répugne à admettre (ou à publier si elle les sait).
  • Les réseaux sociaux font court-circuit : ils permettent à une parole venue de la base de s’exprimer sans passer par la hiérarchie, la médiation, la sélection ou mise en forme par des élites ou des "gardes-barrières" (ceux qui sélectionnent l’information "significative" dans les médias classiques).
  • La probabilité est assez forte que les gens de bonne volonté soient plus nombreux que les fous ou les crapules et l’information sinon vraie du moins sincère pourrait bien prédominer (tel est, en tout, cas le principe sur lequel fonctionne Wikipedia) : ce n’est pas une garantie de qualité, mais un remède à la paranoia
Tout ceci a un prix.
 
Les réseaux sociaux sont aussi :
 
  • Les endroits parfaits pour confirmer ses idées fausses ou douteuses. C’est ce qu’il est convenu de nommer "biais de confirmation". Si vous êtes déjà adepte d’une thèse minoritaire et peu argumentée, vous pouvez facilement vous insérer dans une communauté qui partagera vos postulats et où des dizaines, voire des milliers de gens vont passer leur temps à trouver des "preuves" dudit postulat en négligeant ou dénigrant systématiquement tout argument contraire qui pourrait l’infirmer (variante : en le dénonçant comme "vérité officielle" forcément suspecte puisque soutenue par les puissants ou les grands médias). De plus si vous faites des recherches sur un sujet, vos chances de tomber sur une communauté de convaincus (du type : le onze septembre tout était truqué) sont très supérieures à celles que vous auriez dans la "vraie vie" sauf à fréquenter des meetings, des réunions, etc.
 
  • Les effets d’isolement dans une "bulle" informationnelle sont aggravés par le fait qu’il est plus facile (et plus tentant) de se dispenser de consulter les grands médias qui ont au moins, quels que soient leurs horribles défauts, l’avantage de créer des intérêts communs aux citoyens et de faire connaître une opinion dominante, ne serait-ce que pour la contester.
 
  • Les plus convaincus sont souvent les plus actifs (à commencer par les trolls obsédés par un thème et qui pourrissent toute discussion) mais ce ne sont pas nécessairement les détenteurs de la vérité, et moins encore les plus méthodiques dans leur quête. Souvent, au contraire, les partisans des idées farfelues dépensent une activité invraisemblable pour soutenir les interprétations les plus bizarres. Souvent aussi les défenseurs, sinon de la vérité, du moins d’une contre-argumentation, s’investissent bien moins dans leur tâche de conre-enquête, tant il leur semble évident d’être confronté à des constructions mentales coupées de la réalité.
 
  • Sur les réseaux sociaux, l’opinion se construit non par réaction à un message exposé en une seule fois (ou sur une brève séquence) puis suscitant une réaction - conviction, scepticisme, attitudes passionnelles, délibérations., disons pour caricaturer comme une sorte de moteur à deux temps. Sur le web 2.0 l’interprétation est le résultat d’une suite ininterrompue de micro-décisions ou micro-contagions : A signale, B et C répercutent, D commente, E attaque A, F créé un hastag... Ce sont autant d’occasions pour des effets de conformisme, d’emballement, etc.
 
  • Les réseaux sociaux sont le paradis des thèses conspirationnistes, non pas que celles-ci ne soient pas représentées sur les autres médias, mais parce que les principaux "attraits" des interprétations par le complot - fournir une explication rassurante du réel par une intention méchante d’une minorité, gratifier celui qui a ainsi découvert la vérité et n’est pas dupé comme la majorité, créer un lien de quasi fraternité des gens lucides qui ont aussi déchiré les voiles de l’illusion - fonctionnent beaucoup mieux dans le cadre de telles communautés.
 
Que conclure ? Le lecteur à deviné où penche le cœur de l’auteur grand usager des réseaux sociaux. Bien entendu nous devons utiliser toutes les possibilités accessibles de nous construire librement nos propres représentations. Y compris soit dit en passant en continuant à lire des livres.
 
Mais la liberté de savoir à un prix et il faut faire l’effort
  • de remonter aux sources primaires chaque fois que c’est possible
  • d’évaluer les sources au regard de l’expérience passée
  • de ne pas nous laisser affoler par le temps (par exemple de ne pas retweeter immédiatement n’importe quoi sans prendre un peu de distance)
  • de nous imposer une stricte autodiscipline (avec d’éventuelles périodes d’abstinence) dans la sélection de nos sources d’information
  • de bien comprendre les mécanismes de production et surtout d’émergence de l’information, mécanismes qui sont parfois aussi invisibles que techniques
- etc.
Tout cela a forcément un coût, pas forcément financier, mais de temps et d’autodiscipline. Même s’il existe des méthodes pour nous y aider, pour la veillée par exemple qui s’enseigne comme toute autre pratique, cet effort c’est à nous de le faire. Et peut-être de commencer par une auto-critique qui blessera bien des narcissismes, en nous demandant la différence entre ce que nous pourrions savoir et ce que on nous désirons croire et voir confirmé.
Bernard Huygue
Dernière modification le vendredi, 10 octobre 2014
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