fil-educavox-color1

Apprendre à lire est fondamental dans une scolarité réussie. Mais voilà qu’une fois de plus, on ressort les « vieilles lunes » ! Dans le Nouvel Obs du 24 aoüt 2017, le nouveau Ministre de l’Education, interrogé sur les méthodes d'apprentissages de la lecture, répond : « Pour la lecture, on s'appuiera sur les découvertes des neurosciences, donc sur une pédagogie explicite, de type syllabique et non pas sur la méthode globale, dont tout le monde admet aujourd'hui qu'elle a eu des résultats tout sauf probants. »

Les vieilles polémiques ont la vie dure…

De tout temps, les partisans de l'école ancienne ont dénoncé la méthode globale.

Pourtant au niveau des textes, le décès officiel de la méthode globale est acté. En 2003, une conférence de consensus indiquait : « pour lire, il faut déchiffrer. C'est indispensable. Mais ça ne suffit pas ; il faut aussi comprendre ». Et sur le plan du terrain, il rare de trouver dans les classes des enseignants qui en usent…

La polémique est depuis longtemps dépassée, les principaux équilibres ont été trouvés, les enseignants s'accordant sur des méthodes mixtes ou « intégratives ».

Pourtant en 2017, haro sur cette méthode de lecture une fois encore, source de tous nos maux scolaire…

Revenons à la bonne vieille méthode syllabique d'antan et tout sera réglé !...  Pour faire moderne, on fait appel maintenant aux neurosciences, et notamment sans le citer aux écrits et aux dires de Stanislas Dehaene, Professeur au Collège de France.

Suite à ses études sur la lecture et le cerveau, ce chercheur s’est permis d’avancer des considérations pédagogiques sans appel :

« On comprend notamment pourquoi la « méthode globale » d’apprentissage de la  lecture est condamnée à ne pas bien fonctionner. En effet cette dernière attend de l’enfant qu’il reconnaisse un mot entier – « chaise », « vache », « lapin » – et non ses composantes autonomes, associations de graphèmes et de phonèmes, que l’enfant devra décomposer en lettres et en sons. Or ce sont bien sur ces segments, à commencer par les lettres, que travaille le cerveau, quand il mobilise ses algorithmes de reconnaissance des visages. Le « b a ba » dont on s’est tant moqué est ce qui permet le mieux d’activer et de recycler les zones cérébrales adéquates. »

Pour ce chercheur, il suffirait d’attirer « l’attention  de l’élève » vers l’aire cérébrale appropriée pour que disparaisse toute difficulté et même soit éludé tout contexte scolaire, social, familial, culturel… Difficile en l’état des recherches de neurobiologie d’avancer « une aire de la lecture » ; cela serait en plus en contradiction avec les autres travaux sur le fonctionnement du cerveau qui se concentrent sur des réseaux neuroniques !

Pourtant, la crédibilité de cette étude n’est pas assurée sur le plan de l’éducation, les preuves de son efficacité sont fragiles ou même absentes. Les arguments avancés reposent uniquement sur des données de laboratoire, rarement corroborées sur le terrain et ils comportent nombre de biais conceptuels et méthodologiques. La variable «méthode » par exemple prise en compte est trop grossière car mal caractérisée. Comment la considérer comme un paramètre pertinent pour une véritable recherche ?  

Pourquoi attendre 6 ans ?

Au delà de la polémique, et si le problème restait malgré tout mal posé ?.. Et s'il fallait envisager les choses autrement ? Les principaux points qui posent problème dans les apprentissages actuels sont ailleurs. En premier, il faut dénoncer l’apprentissage par « une » méthode. Une méthode ne « marche » généralement pour celui qui l’a créée ! Difficile de faire entrer tous les élèves dans une seule et même méthode. Les cheminements de l’apprentissage suivant les élèves peuvent être très divers.

Ensuite, les livres de lecture ne sont pas toujours attrayants. Nombre d’enfants renoncent par manque d’intérêt pour leurs textes. Lire doit rester un plaisir, un jeu, une manifestation de devenir grand ou d’y trouver du sens. Ce sont des « ressorts » suffisamment forts pour commencer à décoder.

Enfin, pourquoi attend-t-on l'âge de 6 ans pour apprendre à lire ? Cela avait du sens quand l'école, seul lieu d'apprentissage, débutait à cet âge[1]. Aujourd'hui, l'enfant est sur-stimulé en permanence par les mots dès 2-3 ans par les jeux éducatifs, la publicité, la télévision ou même par les DVD, Internet et maintenant les smartphones. Très jeune, il ressent le désir de déchiffrer ces messages pour accéder par lui-même à ces informations. Pourquoi ne favoriserait-on pas cette envie naturelle, surtout à une époque de la vie privilégiée où l'enfant est avide de tout savoir ?

Cette proposition de « bon sens » reste encore largement contestée. Il y a ceux qui pensent qu'il ne faut pas brusquer l'enfant, voire pas le contraindre trop tôt pour lui permettre « de vivre sa vie d’enfant » !.. Bien sûr pas question de penser un enseignement de la lecture à cet âge en termes habituels, c'est-à-dire uniquement à base de contraintes et de méthodes. D'autres avancent qu'avant l'âge de 6/7 ans l'enfant ne possède pas la maturité d'esprit nécessaire.

Pourtant, toutes les recherches actuelles aboutissent à une conclusion identique : la période optimale pour les apprentissages fondamentaux, et la lecture en fait partie, se situe entre la naissance et 4-5 ans. Ce que confirment, dans la pratique, nombre de maîtresses d'écoles maternelles en Belgique et en Suisse et nos propres travaux. Il est possible d'apprendre à lire dès cet âge, sans méthode spécifique, sans exercices rébarbatifs, uniquement par le désir de jouer avec les mots, de tenter de déchiffrer le plus souvent par essais et erreurs et de comprendre.

Malheureusement, en matière d'école, l'évolution des esprits reste très lente. Quand on pense école, on envisage immédiatement : programme, méthode, progression… Pour cet apprentissage, comme pour de nombreux autres, rien de tel…

Le jeune enfant apprend à lire comme il apprend à parler ou à marcher : tout naturellement, par une interaction continue avec son environnement et avec les autres.

Tout est affaire d'appétence, tout est affaire d'environnement qui donne envie de déchiffrer et accompagne la compréhension des mots ou des textes… Dans la famille et à l'école, les propositions pratiques peuvent être multiples ; nombre de jeux éducatifs sont sur le marché. Depuis des lettres en relief aux cartes à trous, en passant par les innombrables occasions de vie où l'enfant est face à de l'écrit : les journaux, les affiches, les écrans télévisés. Il suffit de les saisir au passage et d'en parler entre enfants et adultes ! De multiples jeux numérisés, plus attrayants les uns que les autres, viennent encore à la rescousse.

Plus l'enfant bénéficie de ces stimulations, plus est aiguillonné en lui le processus de compréhension. Pour les enfants de milieux défavorisés, les écoles maternelles peuvent, et doivent, assurer le relais. Certaines dans nos banlieues l'ont déjà bien compris. Si l'on veut prévenir l'illettrisme et lutter efficacement contre l'échec scolaire, il faut véritablement innover en commençant très jeune.

Que veut dire apprendre à lire aujourd’hui ?

Débarrassé du pensum de l'initiation à la lecture, on peut alors poser une autre « bonne » question. Que veut dire « apprendre à lire » en ce début de XXIème siècle ?..

Dans une société en mutation, savoir lire ce n'est plus seulement savoir déchiffrer un texte d'un livre, c'est en premier comprendre et partager un message écrit. C'est encore être capable de traiter les multiples informations écrites dont ont besoin les enfants pour mener à bien leurs différents projets. Au quotidien, les élèves sont entourés de données multiples à décoder ; en permanence, il leur est utile de rechercher et surtout, faute de se perdre, de trier les informations. Rien d'immédiat, rien d'évident ! Avec les bases de données, les réseaux et les moteurs de recherche, il s'agit encore d'apprendre à lire en lecture rapide et en hypertexte.

Autant d'approches devenues indispensables et pourtant pas évidentes à maîtriser… Pourquoi l'école n'en proposerait-elle pas quelques initiations ?

Par ailleurs, apprendre à lire, c'est également apprendre à lire les images, fixes et animées. La réalité n'est pas forcément ce que nous voyons ! Vu la place que tiennent les médias dans notre quotidien, n'est-on pas tout autant analphabète, quand on n'est pas au fait de la conception et de la production des images ?

Enfin, apprendre à lire, n'est-ce pas encore s'interroger en permanence sur les sources, la validité et la pertinence des informations ? D'où viennent-elles ? Qui les donne ? A quel moment ? Pour quels enjeux ? Les informations, leur diffusion, leur codage ne sont jamais neutres. Très tôt le jeune peut être sensibilisé à la place et aux fonctions des données. Son esprit critique demande à être aiguisé aux techniques de saisie et de décodage des différents médias, du livre au numérique.

Pour en savoir plus :

André Giordan, Une autre école pour nos enfants, Delagrave, 2002


[1] Petit détail qui n’est pas des moindres : pourquoi apprend-t-on à lire seulement à 6 ans ? Tout simplement parce que l’école commençait à cet âge là. Et voilà en changer contrevient à un rituel corporatiste.  Les enseignants se sont appropriés le passage à la lecture et en ont fait un bien propre. Vouloir y contrevenir est affronté un véritable tabou ! Cela va très loin, y compris dans les réticences à mettre en place une préparation sérieuse à la lecture en maternelle…

Dernière modification le mardi, 29 août 2017
Giordan André

André Giordan est le fondateur et directeur du Laboratoire de Didactique et Épistémologie des Sciences de Genève. Ancien instituteur, professeur de collège, animateur de banlieue, il  est l’auteur d’un nouveau modèle de l’apprendre (modèle d’apprentissage allostérique) et l’initiateur de nombreuses innovations scolaires, muséologiques et médiatiques.