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Dans le cadre d’une discussion d’un texte sur l’École, la République et la démocratie pour le CICUR (Collectif d’interpellation du curriculum CICUR, https://curriculum.hypotheses.org/), nous avons proposé quelques points de comparaison des deux moments importants de l’orientation en France, les fins de troisième et de terminales. Le texte qui suit est un développement de cette comparaison.

De quelle orientation parlons-nous ?

Les paliers d’orientation constituent des moments charnières dans la trajectoire scolaire des élèves du système éducatif français. Deux moments particulièrement décisifs structurent cette orientation : la fin du collège, avec l’orientation post-troisième, et la fin du lycée, avec l’accès à l’enseignement supérieur via la plateforme Parcoursup. La comparaison de ces deux moments permettra de distinguer deux modes de fonctionnement différents, mais favorisant un même but, ces deux paliers fonctionnant selon des dispositifs techniques différents, mais partageant une même logique de hiérarchisation et de sélection des élèves.

Nous parlons ici de la circulation des élèves dans le système scolaire, non pas du processus psychologique. Cette circulation est organisée, réglementée avec deux étapes à distinguer. Il s’agit tout d’abord d’organiser la prise de décision du passage en la classe suivante. Ensuite, il s’agit d’organiser l’attribution d’une place. Un troisième élément serait à prendre en compte : l’organisation de l’offre de formation.

La fin de collège : une orientation vécue comme un verdict

L’orientation à l’issue de la classe de troisième s’apparente à une opération de tri.

L’autorisation à circuler, la décision d’orientation, repose sur un jugement collectif, celui du conseil de classe. Il y a bien des demandes de la part des parents, un « dialogue » organisé, des entretiens obligatoires, une acceptation de la proposition formulée par le conseil de classe pour en faire une décision, reste que cette fabrication de la décision d’orientation repose pour l’essentiel sur une évaluation générale des performances scolaires, organisée par le système scolaire (au sens large) avec une particularité essentielle : l’absence de normes décisionnelles explicites. La décision d’orientation, si elle est organisée nationalement au plan réglementaire, repose sur une norme locale élaborée (nature des « épreuves scolaires », notation individuelle par les enseignants, et normes décisionnelles peu explicitées). Tout ceci rend le processus opaque et potentiellement arbitraire.

Rappelons que ce principe de circulation basé sur le jugement scolaire, mis en place au début des années 70, succède à une circulation basée sur un calcul portant sur les résultats à des épreuves trimestrielles[1]. L’acceptation de la décision est alors bien différente. On passe d’une décision reposant sur une « objectivité » (construite bien sûr) de l’épreuve, à un jugement subjectif impersonnel (le conseil de classe). Si on ajoute la notion de dialogue (qui rend possible la négociation et l’influence réciproque), la motivation de la décision (règle administrative), la modification de la proposition d’orientation par le chef d’établissement et, enfin, l’existence de recours avec la commission d’appel, on comprend que la robustesse de la décision d’orientation puisse être questionnée.

Un troisième élément à prendre en compte dans cette fabrication serait la nature des enseignements. Le principe général de la décision d’orientation repose sur la possibilité d’estimer le mérite. C’est à la condition de l’égalité des chances que la distinction des mérites peut justifier la décision d’orientation. Or, l’égalité des chances, ce mythe républicain[2], n’est malheureusement (ou heureusement ?) pas insensible aux différences sociales (les biais économiques, culturels, et de genres), et l’appétence aux enseignements définis par les programmes n’est pas insensible aux codes socio-linguistiques[3]. Autrement dit, les dés sont pipés.

Ainsi, cette orientation fonctionne comme un verdict d’incapacité à poursuivre des études générales pour, chaque année, 30 % des élèves de troisième. Elle est souvent vécue comme une exclusion, générant frustration, résignation, voire désaffiliation scolaire et civique par les élèves, en particulier ceux issus des milieux populaires.

La montée des tensions dans certains quartiers populaires, notamment lors des émeutes urbaines de juillet 2023, peut être lue comme une manifestation de cette rupture entre école et citoyenneté.

La deuxième étape de l’orientation est l’affectation, l’attribution d’une place dans une formation et un établissement. Elle est gérée par une application informatique nationale, AFFELNET. C’est ainsi le même mode de traitement de l’attribution qui se trouve appliqué sur le territoire national avec quelques modulations locales autorisées. Il ne s’agit plus ici d’un jugement élaboré, mais d’un calcul prenant en compte notamment les notations. Ainsi, l’administration s’appuie sur le « pédagogique » qui a fourni le matériel à traiter (les notes). L’application ordonne les candidats à une formation dans un établissement pour chacune de ses demandes et l’élève sera affecté dans son vœu de rang le plus élevé. La mise en œuvre de cette procédure est particulièrement complexe. Séverin Graveleau en avait fait une description[4] pour Le Monde en 2017. Mais la complexité peut être mieux appréciée en compulsant la circulaire d’une académie, comme celle de Versailles, par exemple[5].

Cette dernière étape, particulièrement complexe, et bien qu’en apparence objective, repose sur des critères qui ne peuvent qu’apparaître opaques. Avec l’attribution de la responsabilité de l’affectation à l’Inspection académique (aujourd’hui DSDEN), les établissements d’accueil n’ont plus aucun pouvoir dans la sélection : ils reçoivent la liste des élèves à inscrire.

Dans les deux étapes, la logique du mérite prévaut : le « bon » élève est orienté vers les filières générales, tandis que les autres se voient proposer des voies technologiques ou professionnelles, selon une hiérarchie largement intériorisée, et, en filière professionnelle, c’est également le principe du « meilleur », d’après les calculs qui est affecté en priorité. À ma connaissance il y a eu une exception à ce principe, exercée par Christian Forestier dans les années 80[6]. Ce principe méritocratique, appliqué aux deux étapes, souvent présenté comme neutre, est en réalité poreux aux biais sociaux et culturels.

Il faut également insister sur le rôle de l’État. C’est le chef d’établissement, représentant de l’État qui prend la décision d’orientation, et c’est le ministère qui élabore et gère la plateforme AFFELNET.

Parcoursup : une logique de marché régulé

L’orientation post-bac repose, elle aussi, sur une disjonction entre deux étapes : la réussite à l’examen du baccalauréat, condition nécessaire pour accéder à l’enseignement supérieur de tous les candidats en formation initiale (voie scolaire et apprentissage)[7], et l’attribution d’une place dans une formation et un établissement, géré par la plateforme Parcoursup.

L’attribution du baccalauréat repose sur un calcul et non un jugement. Ce calcul porte sur les résultats à des épreuves nationales et terminales, mais aussi sur des épreuves organisées localement en cours d’année, les évaluations relevant du contrôle continu.

Le processus d’attribution d’une place est complexe et se déroule sur plusieurs mois. Parcoursup recouvre en fait deux réalités. C’est d’abord un système de mise en communication entre demande des candidats et offres de formations. Elle transmet les dossiers des candidats, et en retour les réponses des organismes de formation. Les données transmises dans le dossier sont hétérogènes : résultats scolaires, projet de formation motivé, CV, appréciations. L’autre réalité se déroule dans les organismes de formation. Chacun de ses organismes met en œuvre des algorithmes ad hoc et des commissions pour traiter les demandes reçues et formuler les réponses. C’est la partie de Parcoursup la plus opaque. Le ministère ajoute quelques contraintes et obligations, le taux de boursiers, afin de rechercher une mixité sociale.

Ainsi, la plateforme en tant que mise en relation des demandeurs et offreurs et formalisation des « arguments » circulants est définie par l’État. Mais la décision relève de la responsabilité de chaque offreur. Il s’agit bien d’un quasi-marché. Les demandeurs doivent élaborer des stratégies renforçant le sentiment de responsabilité dans leur réussite ou échec. Mais les offreurs de formation doivent également élaborer des stratégies de sélection afin d’espérer de bien remplir les places de leur formation.

Cette configuration donne l’impression d’une compétition plus équitable, mais elle renforce en réalité l’incertitude, l’opacité des décisions et l’injonction à la stratégie. L’introduction de la logique algorithmique et la responsabilisation accrue des élèves transforment profondément le rôle de l’école et des professionnels de l’orientation (stress et élaboration de stratégies).

Une fausse démocratie de l’orientation

Dans les deux cas, la logique méritocratique – fondée sur l’idée de distinguer les « meilleurs » – sert de principe organisateur. Or, cette logique est loin d’être neutre : elle est construite sur des évaluations biaisées, des ressources inégales et une méconnaissance des aspirations des élèves. La responsabilité individuelle de l’élève est constamment mise en avant, au détriment d’une approche systémique prenant en compte les inégalités structurelles.

Si les calculs sont formellement appliqués à tous, cette égalité procédurale ne garantit ni la justice sociale ni la légitimité des décisions. Une orientation véritablement démocratique supposerait de penser d’autres principes : justice (équité des conditions), justesse (adéquation aux aspirations et compétences réelles), et justification (transparence des décisions).

Conclusion

Le système éducatif français, articulé sur un contrôle étatique à la fin de la troisième et sur un quasi-marché pour l’entrée dans l’enseignement supérieur, peine encore à penser l’orientation autrement que comme un dispositif de tri. Les tentatives de développement d’une éducation à l’orientation n’ont aucun effet sur la conception de l’orientation comme circulation dans le système. Ni la fin de la troisième ni Parcoursup ne permettent aux élèves de s’approprier leur avenir de manière autonome et éclairée. À rebours d’un pilotage technocratique, une orientation démocratique exigerait de repenser en profondeur les finalités de l’école, la place de l’élève, et la nature du travail éducatif.

Tableau comparatif : Les deux paliers d’orientation — Fin de 3e et Parcoursup

Critères Fin de Troisième Terminale (Parcoursup)
Type d’Orientation Orientation basée sur un jugement du conseil de classe Système de mise en relation entre candidats et établissements via une plateforme
Processus de Décision Jugement collectif sans normes explicites Calcul basé sur des résultats d’examens et des candidatures
Nature des Critères Évaluation des performances scolaires (jugement subjectif) Évaluations nationales et contrôles continus (calcul objectif)
Affectation Attribution gérée par l’application AFFELNET, basée sur des notations (établissements d’accueil exclus du processus décisionnel) Les établissements supérieurs décident des admissions selon des algorithmes
Rôle de l’État L’État est l’organisateur et le décideur (chef d’établissement) L’État organise le système mais laisse les décisions aux établissements
Responsabilité de l’Élève Faible, dépend des décisions des conseils de classe Élevée, élèves doivent élaborer des stratégies pour réussir
Transparence de la Procédure Processus opaque, jugements arbitraires Complexité et opacité des algorithmes et critères d’admission
Logique de Sélection Principe de mérite pour orienter vers filières générales ou professionnelles Compétition basée sur des algorithmes, mais maintient des biais sociaux
Impact sur les Élèves Génère frustration, désaffiliation, vécue comme exclusion Renforce l’incertitude, le stress, et l’obligation de stratégie
     

Bernard Desclaux

Bibliographie complémentaire 

[1] Voir par exemple Desclaux, B. (7 avril 2023). Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (I). https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2023/04/07/les-nouvelles-procedures-dorientation-ont-cinquante-ans-i/

[2] Weiler, F. (2020). L’orientation scolaire. Paradoxes, mythes et défis. Éditions Berger-Levrault, collection Au fil du débat-Essais.

[3] Bernstein, B. (1975). Langage et classes sociales, codes socio-linguistiques et contrôle social. Les Editions de Minuit, Le sens commun.

[4] Graveleau, S. (22 mars 2017). Affelnet : comment fonctionne le logiciel d’affectation dans les lycées. https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/03/22/affelnet-comment-fonctionne-le-logiciel-d-affectation-dans-les-lycees_5099037_4401467.html

[5] Académie de Versailles. (avril 2025). Affelnet-lycée : documents et procédures. Guide établissements, calendrier de l’affectation, fiches de recueil des vœux, fiches pédagogiques et offres de formation. https://www.ac-versailles.fr/affelnet-documents

[6] Episode que je rappelle dans : Desclaux, B. (17 septembre 2016). Orientation, tout sur le dos du logiciel. https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2016/09/17/orientation-tout-sur-le-dos-du-logiciel/comment-page-1/

[7] L’exception qui concernait l’entrée en section de techniciens supérieurs a été levée par le Décret n° 2019-215 du 21 mars 2019 relatif aux modalités d’admission en section de techniciens supérieurs et modifiant le code de l’éducation – Légifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038257865

 

Article publie sur le site : Le blog de Bernard Desclaux » Blog Archive » Les deux paliers d’orientation : du jugement au quasi-marché

Dernière modification le lundi, 05 mai 2025
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .