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Publié par  Professeur de Philosophie de l’éducation, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), Université de Lorraine sur TheConversation : " Quand on lit un grand philosophe, même s’il est mort depuis plus de deux siècles, on a l’étrange sentiment de lire un de nos contemporains, d’entendre une voix si vive et si forte qu’elle nous parle encore. C’est le cas lorsqu’on se penche sur les textes majeurs que Nicolas de Condorcet (1743-1794) nous a laissés sur l’école et l’enseignement.

Au XVIIIe siècle, alors qu’on accordait peu d’intérêt à la formation intellectuelle des filles, ce mathématicien des Lumières, homme politique sous la Révolution française, se positionnait en précurseur. Dans ses Mémoires sur l’instruction publique (1791), il défend l’idée que filles et garçons doivent avoir accès à la même instruction, car la vérité, universelle par nature, est due à toutes et à tous.

De plus, les femmes ne pourront exercer leurs droits sereinement que si elles sont, elles aussi, conviées à la table du savoir, explique-t-il dans Sur l’admission des femmes au droit de cité, 1790). Il ne s’agit pas seulement de permettre aux filles d’étudier les mêmes programmes que les garçons, mais d’ores et déjà, de créer des classes mixtes :

« Puisque l’instruction doit être généralement la même, l’enseignement doit être commun, et confié à un même maître qui puisse être choisi indifféremment dans l’un ou l’autre sexe » (« Premier Mémoire »).

En avance sur son temps, Condorcet soulève des débats sur l’école qui animent encore notre époque, de la constitution d’un socle de savoirs fondamentaux à la question de la compétition scolaire, en passant par une instance garante des programmes. Voyage dans une pensée éducative d’une étonnante modernité.

Savoirs communs

La période révolutionnaire a vu s’affronter les tenants de l’instruction publique, dont la figure emblématique est précisément Condorcet, et les tenants d’une éducation nationale, représentée notamment par Rabaut Saint-Etienne et Lepeletier de Saint-Fargeau. Instruire ou éduquer, ces deux orientations sont posées comme irréconciliables.

L’instruction vise à transmettre des savoirs et à cultiver la raison ; l’éducation, elle, a pour tâche de transmettre non seulement « des vérités de fait et de calcul » mais aussi « des opinions politiques, morales et religieuses  (Premier mémoire).

Condorcet récuse l’orientation éducative car, si l’instruction affranchit par les vertus intrinsèques du savoir, l’éducation, en revanche, modèle et domestique. L’éducation est de plus une prérogative parentale. Et à s’arroger celle-ci, non seulement l’école se fourvoie dans sa mission, mais elle porte aussi atteinte aux droits légitimes des parents. À la famille le devoir d’éduquer, à l’école celui d’instruire et d’éclairer.

Il faut donc « rendre la raison populaire » tout en veillant à ce que les différences de savoir n’entraînent pas des rapports de subordination. La tâche de l’école est alors de dispenser les savoirs élémentaires, véritable socle commun de compétences avant l’heure.

Car ces savoirs, dérivés des savoirs scientifiques disponibles, doivent obéir, comme l’a bien montré Catherine Kintzler (Condorcet. L’instruction publique et la naissance du citoyen), à deux principes épistémologiques originaux. Un principe de suffisance : leur maîtrise garantit l’autonomie intellectuelle.

« On enseigne dans les écoles primaires, ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même et jouir de la plénitude de ses droits » (Rapport sur l’instruction publique, 1792).

Et un principe d’ouverture : ces savoirs s’ouvrent sur d’autres savoirs, plus élaborés, ce qui permet à l’esprit qui a suffisamment de vivacité intellectuelle d’atteindre les sommets de la connaissance.

Les savoirs élémentaires ne sont donc pas des savoirs rudimentaires qui n’auraient qu’une utilité pratique, ils sont aussi les savoirs premiers de la connaissance. Savoirs organisés de manière progressive, qui permettent de concilier une exigence juridique – le libre exercice de ses droits – et une exigence sociétale – avoir une élite digne de ce nom.

Tel est le tour de force de Condorcet : concilier l’égalité juridique entre les hommes et l’accès différencié à la science. Les savoirs élémentaires rendent possible la formation d’une raison commune tout en préservant la diversité des talents.

Une compétition à éviter

L’école doit alors promouvoir une émulation dont le ressort est le désir d’être aimé et reconnu pour ses qualités. Émulation qui tourne le dos à l’envie permanente de vouloir toujours être le meilleur :

L’habitude de vouloir être le premier est un ridicule ou un malheur pour celui à qui on la fait contracter, et une véritable calamité pour ceux que le sort condamne à vivre auprès de lui. (Premier mémoire) »

L’ancien pensionnaire des jésuites de Reims dénonce la pédagogie de ses maîtres qui n’ont cessé de cultiver la rivalité et la compétition. Chez ces derniers, pas d’étude sans classement, pas d’apprentissage sans récompense. Dispute, exercice public, remise de prix, création d’académies…

Condorcet rejoint sur ce point ce que disait Rousseau dans L’Emile :

« Il est bien étrange, se désolait déjà le philosophe genevois, que, depuis qu’on se mêle d’élever des enfants, on n’ait imaginé d’autre instrument pour les conduire que l’émulation, la jalousie, l’envie, la vanité, l’avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses […] et les plus propres à corrompre l’âme. » (« Emile ou de l’éducation », Livre II).

L’émulation que vante Condorcet, fruit d’une école qui sait accueillir tout le monde pour que l’on puisse y apprendre ensemble, ne doit rien à cet orgueil arrogant qui nous pousse à vouloir être au-dessus des autres. Elle ne vise qu’une seule chose : gagner l’estime et la confiance de ses pairs. L’école pense toujours au lendemain et

« la vie humaine n’est point une lutte où des rivaux se disputent des prix ; c’est un voyage que des frères font en commun, et où chacun employant ses forces, en est récompensé par les douceurs d’une bienveillance réciproque, par la jouissance attachée au sentiment d’avoir mérité la reconnaissance ou l’estime ». (Condorcet, « Premier mémoire »)

Indépendance de l’école

Si la condition première de toute instruction est de de n’enseigner que des vérités, alors « les établissements que la puissance publique y consacre, doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique » (Rapport sur l’instruction publique). Dans le rapport d’avril 1792, Condorcet propose de fonder une société nationale des sciences et des arts qui aurait pour mission de garantir la qualité scientifique des programmes et de rédiger les manuels scolaires.

La nomination des enseignants devrait, elle aussi, être indépendante de la puissance publique. D’où l’on voit que l’instruction publique n’est pas une instruction d’État. Car si l’école doit être indépendante de tout groupe social, elle doit aussi l’être de l’État.

La seule autorité légitime que l’école est en droit d’admettre est l’autorité scientifique. Car en se soumettant aux instances savantes, l’école ne se soumet finalement qu’à elle-même, en tant que lieu des savoirs et de la science. Il faut mettre l’école à l’abri de toutes les formes de pression (familiale, cléricale, idéologique…) pour qu’elle puisse déployer son projet qui n’est autre que l’amour de la vérité et des Lumières.

Si l’école doit transmettre des savoirs émancipateurs, encore faut-il qu’elle puisse vraiment le faire, c’est-à-dire en toute liberté. Être un lieu d’instruction, préservé et indépendant car voué à l’émancipation de tous les hommes, telle est la définition que pourrait donner Condorcet de l’école."

Professeur de Philosophie de l’éducation, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), Université de Lorraine

https://theconversation.com/ce-que-condorcet-a-encore-a-nous-dire-sur-leducation-125113?

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